Enseignante à Lyon 2 en sciences de l’information et de la communication, Wendy Delorme enseigne les théories de la communication et anime un séminaire intitulé « Genre, médias, culture » où elle traque, notamment, le feminism washing. Elle est aussi romancière et essayiste, avec déjà plus de trois romans publiés à son actif, dont trois ont paru au Diable Vauvert, ainsi que quelques recueils de nouvelles. Viendra le temps du feu, son dernier ouvrage, paru dans la collection « Sorcières » des éditions Cambourakis, explore les formes de résistance. Nous nous sommes entretenus avec elle afin d’en savoir un peu plus sur la construction de ses personnages et de l’histoire.
J’ai commencé à l’écrire en février 2018 et je l’ai terminé en janvier 2020, juste avant la crise sanitaire. C’est une époque pendant laquelle je lisais Antonio Gramsci pour mes cours à la fac. Je l’avais déjà en tête, j’avais en tête certains de ses concepts relatifs aux types de résistance. Or, c’est ce qui se passe dans mon roman, qui est un peu comme une parabole des différentes stratégies pour résister à l’hégémonie. Certains personnages incarnent la guerre d’opposition (ou position), la guerre de tranchées, d’autres qui font une guerre de mouvement ou qui font sécession. Gramsci avait théorisé ça.
Bien sûr, au moment où j’écris, je ne me dis pas : « Tiens, je vais faire un roman à partir de ce paradigme-là. » Mais a postériori, je me dis que j’ai effectivement créé des personnages qui réagissent différemment au sein d’une société oppressive, qui ne fonctionne pas seulement par la coercition de l’armée et de la police, mais aussi par l’intermédiaire d’une certaine hégémonie culturelle. Cet appauvrissement de la pensée s’exprime, par exemple, par le fait que les livres ne soient plus vendus qu’au poids et que seuls les ouvrages de divertissement soient autorisés.
De plus, il y a aussi le travail de Monique Wittig qui m’a énormément impressionné. Gramsci parle de la guerre de mouvement et de la guerre de position. La seconde est incarnée dans mon roman à travers le personnage de Raphaël et des uraniens qui vont mettre le feu à la Cité. Ils optent donc pour une stratégie offensive. Louise, quant à elle, mène plutôt une lutte au sein du système, et elle trouve des marges de liberté en agissant de cette façon. Puis il y a une troisième voie, qui est le séparatisme. Or, cette perspective me vient surtout des Guérillères de Wittig, un récit dans lequel elle imagine une société composée de résistantes qui se construisent une île en dehors du système.
Est-ce que Ève et l’enfant, deux autres personnages importants de votre roman, incarnent elles aussi des stratégies ?
Ève, c’est une personne qui a survécu à la destruction de sa communauté et qui cherche à se reconstruire. J’ai aussi voulu transmettre un sentiment que j’ai connu étant plus jeune, à savoir l’impression que tout ce qui compose la culture dominante est en porte-à-faux par rapport à ce qu’on est et à tout ce qu’on pense. Alors, si on doit lui attribuer une stratégie, ce serait celle du caméléon, finalement. Face à la société d’oppression, elle va offrir le visage le plus neutre et la vie la plus minuscule possible pour ne pas être stigmatisée comme une déviante. Mais elle court le risque de perdre pied, parce qu’elle est seule. Donc, toute cette partie parle aussi du besoin de trouver des semblables, de s’allier et de s’organiser.
L’enfant, quant à elle, arrive tout à la fin. Là, je me suis peut-être inspirée de Ray Bradbury, dans Fahrenheit 451. En tout cas, il y a l’idée qu’un personnage jeune peut faire la bascule, grâce à qui la mémoire du monde puisse être sauvée. Au départ, l’enfant n’a pas de prénom, tout simplement parce qu’elle n’était pas censée exister, à deux points de vue. D’abord, elle n’avait pas sa place dans cette communauté de résistantes. Souvent, les luttes sociales se préoccupent moins de la question des enfants ; ce sont des problèmes d’adultes. D’un autre côté, je ne pensais tout simplement pas la faire parler. Toutefois, comme je ne pouvais plus faire parler Ève qui avait basculé dans la folie, je me suis dit qu’il fallait que quelqu’un d’autre parle à sa place. Et c’est à ce point-là que l’enfant prend le relais.
Bien sûr, je rationalise maintenant, mais dans le feu de l’action, je me suis laissé porter par les personnages. J’ai vécu pendant deux ans et demi avec eux – j’étais comme Jeanne d’Arc, ils me parlaient [rires]. À partir de là, j’ai laissé l’histoire se dérouler de manière assez intuitive. Mais en prenant du recul, je vois bien que faire traverser le fleuve à l’enfant, en compagnie des résistantes et de Raphaël, véhicule l’idée d’un renouvellement des générations et d’un avenir possible.
Pourquoi avoir choisi la forme du récit d’anticipation ?
En fait, au départ, je pensais que j’écrivais quelque chose qui avait lieu dans le passé. J’ai commencé par écrire les passages d’Ève ; or, c’est un personnage qui existe dans quelque chose qui n’est plus. Elle vit dans la réminiscence et son présent est tellement affreux qu’elle ne veut pas y vivre. Cependant, lorsque j’ai commencé à développer les scènes avec Louise, je me suis dit que c’était beaucoup plus contemporain, parce que j’abordais la question de la société de consommation.
À ce moment, j’ai commencé à penser que je situais plutôt mon action dans un présent dystopique, avec des frontières fermées. Quand j’écris, je ne me dis pas que je fais un roman d’anticipation. Mais je vois que ce que je développe au sujet du système des avoirs, notamment, aborde la question du mérite, du progrès et de la société capitaliste. Au niveau spatial, j’ai choisi un territoire fictif qui pouvait faire penser à l’Europe. Certaines scènes sont inspirées du Portugal. À cette époque, j’étais également marquée par les camps de migrants à Calais et par les manifs de la place Belcourt à Lyon, auxquelles j’ai participé.
Finalement, mon histoire s’est peu à peu transformée en ce que certains ont nommé récit d’anticipation. En introduisant dans le roman le récit d’une catastrophe, j’invite en effet à penser que le monde dans lequel les personnages évoluent pourrait être postérieur à celui dans lequel nous vivons, nous. J’y évoque également les enjeux écologiques et tout se passe comme si la question du repeuplement était vitale pour la survie de la société.
Est-ce que vous avez réfléchi à l’effet que vous vouliez produire en écrivant ce roman ?
Dès le début de son écriture, j’avais un rythme d’alexandrin dans la tête. C’est un rythme qui me vient de la tragédie grecque, donc qui n’est pas du tout moderne. En même temps, il a une efficacité poétique : on retient plus facilement les phrases en alexandrin. Elles impriment quelque chose de presque physique à la lecture, comme quand on écoute de la musique. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai d’abord mis en scène le monologue d’Ève au théâtre, à Genève.
Cette façon d’écrire m’a habité au commencement, puis j’ai décidé d’assumer quand je m’en suis rendu compte. Bien sûr, toutes les phrases du roman ne sont pas en six ou douze pieds, mais beaucoup prennent ce rythme-là. Lorsque j’ai compris ça, j’ai décidé d’approfondir le travail sur la forme, parce que j’avais envie que le texte se lise comme une mélodie. En d’autres termes, j’avais envie de le graver dans les mémoires – ou au moins, qu’on s’en rappelle quelque chose.
Vous savez, le langage peut façonner nos cadres de perception du monde. Cela ne se joue pas seulement dans le contenu, mais aussi dans la forme, dans les effets émotionnels que le rythme, notamment, peut produire. Par exemple, lorsque Raphaël parle de mettre le feu, il est en train de déclamer un chant révolutionnaire. Par ailleurs, Paul, le philosophe, a valeur de prophète. Les phrases qu’il prononce pourraient être reprises et chantées ; cela, je l’ai fait exprès.
Pourquoi placer ces paroles prophétiques dans des personnages masculins ?
Bon, ce ne sont pas n’importe quels personnages masculins ! D’une part, Paul est un personnage trans, qui a été assigné femme à la naissance. Raphaël, d’autre part, est un personnage cisgenre, mais qui refuse d’être dominant. Dans les mouvements de gauche et les luttes sociales, l’éthos révolutionnaire est souvent très masculin, viriliste. Or, mes protagonistes refusent cette identification. Et ça, je trouve que c’est profondément révolutionnaire de leur part.
Par ailleurs, il y a aussi un autre couple de prophètes dans le texte : c’est le couple formé par Francesca et Rosa, les créatrices de la communauté de sœurs, qui ont elles aussi écrit des chants et façonné de nouveaux rituels. Elles ont créé un monde à part. Or, c’est aussi le pouvoir de la philosophie que de créer des mondes à part, des utopies que l’on puisse habiter ensuite. En fait, elles sont même plus que des prophètes, puisqu’elles réalisent concrètement, de leurs mains, des utopies habitables !
Pour conclure, est-ce que vous voudriez citer d’autres références, inspirations ou conseils de lecture ?
Je travaille avec une amie autrice qui s’appelle Élise Bonnard, qui habite également à Lyon. Elle s’intéresse notamment à Ursula Le Guin. En France, la science-fiction n’est pas un genre littéraire qui est généralement très valorisé intellectuellement. Pourtant, Ursula le Guin parvient à lui donner ses lettres de noblesse. Elle est d’ailleurs beaucoup lue actuellement.
Je pense aussi à l’autrice de Qui a peur de la mort, Nnedi Okorafor. C’est une romancière qu’on pourrait appeler « afro-futuriste »Pour sa part, Nnedi Okorafor parle plutôt d”« africanfuturism. ». [NdlR]. Elle accomplit ce truc incroyable de placer sa narration dans un univers qui renvoie au conflit et aux logiques de domination dans les pays africains, tout en mélangeant le tribal et des éléments de futurisme. Ce livre est assez fou.
Viendra le temps du feu – Paris, Cambourakis – coll. « Sorcières » (roman inédit, mars 2021, 265 pp.).