Arthur C. Clarke, guide de lecture additionnel

Guide de lecture |

Lorsque paraît le premier numéro de Bifrost, le meilleur de l'œuvre d'Arthur C. Clarke est derrière lui et les nouveautés sont rares. Néanmoins, de loin en loin, au gré des rééditions et des nouvelles parutions, l'équipe critique de la revue s'est penchée sur un roman ou sur un autre — de quoi constituer un guide de lecture additionnel à celui qui figure dans les pages du Bifrost 102, consacré à l'auteur des classiques que sont 2001 : l'odyssée de l'espace ou Rendez-vous avec Rama

Rendez-vous avec Rama

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« L'air chargé se propageait le long de l'axe de Rama, tandis que l'air neutre se ruait dans la zone de basse pression ainsi dégagée... la meilleure tactique serait peut-être de naviguer à l'oreille ; en s'éloignant le plus possible de ce sifflement de mauvaise augure. Rama lui épargna l'embarras du choix. Une nappe de flammes se déploya derrière lui, emplissant le ciel... »

En 2130, les systèmes de surveillance anti-météores détectent un immense objet entrant dans le système solaire. D'abord pris pour une comète, il s'avère que Rama (dieu du panthéon hindou) est un objet artificiel. Un équipage est aussitôt dépêché sur place pour explorer ce véritable univers de poche créé par une civilisation extraterrestre, avant qu'il ne s'éloigne à tout jamais.

Rendez-Vous avec Rama est un grand classique de la Science-Fiction, écrit par un de ses plus célèbres maîtres. (La légende veut qu'Arthur Clarke ait été l'inventeur des satellites de télécommunication — il en a en tout cas émis l'idée le premier en présidant la British Interplanetary Society au lendemain de la Seconde Guerre). Il vit maintenant une retraite dorée au Sri Lanka (par lassitude des hivers anglais !). Clarke est également l'un des chefs de file du courant hard-science, lequel privilégie la justification scientifique dans l'écriture des textes, position qui n'est pas toujours compatible avec l'intérêt littéraire de ceux-ci : suffit pour s'en convaincre de lire les premiers textes de Clarke, comme Îles de l'Espace, indubitablement ennuyeux. Heureusement, ce roman n'est pas victime de cette volonté démonstrative, loin de là ! L'écriture est subtile. Les descriptions grandioses cohabitent avec l'action et une atmosphère mystérieuse s'installe, sous-jacente. Avec une ouverture presque identique au blockbuster mémorable de 1996 (un objet mystérieux entre dans le Système Solaire), Rama qui traite du contact (ou du non-contact) avec l'extraterrestre, est en quelque sorte un anti Independance Day. Si vous n'avez que maigrement goûté le traitement grossier et stupide du thème du contact dans le film de R. Emmerich et D. Devlin, lisez Rama ! Et si vous avez aimé ID4, essayez tout de même Rama et jugez de la différence.

Écrit en 73, ce volume devait être le premier d'une série dont les suites tardives (Rama II, Les Jardins de Rama, Rama révélé) ont été rédigées en collaboration avec Gentry Lee. Ce dernier a d'ailleurs collaboré au projet de la sonde Galileo envoyée vers Jupiter (pour de vrai, cette fois). Cette réédition a lieu à l'occasion de la sortie du jeu vidéo adapté de la série chez Sierra. Les premières impressions sur ce dernier sont plutôt favorables ; c'est en tout cas bourré d'interviews de Clarke et Lee. Dans la même veine que ses autres romans à succès, 2001 ou l'excellent et quasi mystique, Les Enfants d'Icare. Rendez-vous avec Rama est définitivement à découvrir, et de toute urgence...

Jean-Félix Lyon
Critique parue in Bifrost n° 4

 

10 sur l’échelle de Richter

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Malgré la taille du nom sur la couverture, les seules photo et présentation de Clarke au dos, outre le commentaire élogieux qui présente ce roman comme « un nouveau défi du maître », il faut savoir que le seul crédit à porter à son actif est un synopsis de 850 mots, ce que ce dernier reconnaît bien volontiers dans sa postface, découvrant même « que cette manière de faire [lui] donnait toutes les joies de l'activité créatrice — mais sans les longues heures de pénible labeur au clavier ». L'auteur du synopsis nous donne ici de quoi alimenter les réflexions sur la définition de la création artistique.

Ce roman a donc été écrit par le seul Mike McQuay et c'est un roman formidable ! Que ceux qui s'attendent à ne lire qu'un récit catastrophe de plus se détrompent. Autour du thème des tremblements de terre, c'est une page d'histoire s'étalant sur trente-quatre ans qui est écrite.

La planète, dépourvue de sa couche d'ozone, rongée par un nuage radioactif qui fait périodiquement le tour de la Terre, est aussi malade que le monde géopolitique divisé en deux camps : les capitalistes (les empires financiers nippons contrôlent pratiquement les États-Unis) et les musulmans, isolés sur le sol américain dans des poches urbaines appelées Zones de Guerre, qui revendiquent la cession de plusieurs états pour y fonder une Nation de l'Islam, Les progrès technologiques évoluent également au fil des pages, comme les puces à implanter à la base du crâne qui débouchent vingt ans plus tard sur les techkids ou les compagnons virtuels dont il est parfois nécessaire de divorcer.

Depuis qu'il a vu mourir ses parents dans un tremblement de terre, Lewis Crane a consacré sa vie à étudier ce phénomène pour mieux le prévenir. Il a besoin d'argent pour financer la mise au point d'une simulation du globe afin de prédire avec précision la date et le lieu des séismes. Son rêve secret va plus loin : souder entre elles les roches des plaques continentales à l'aide de bombes atomiques pour empêcher tout séisme futur.

Mais son parcours est semé d'embûches. Les intérêts financiers, politiques ou religieux vont jusqu'à empêcher l'évitement de meurtrières catastrophes. Crane se bat envers et contre tout, malgré les trahisons de proches et les blessures du cœur.

Car McQuay établit le parallèle entre tremblement de terre et émotions humaines. La colère ou le désir provoquent le même séisme partant de l'âme et ébranlant la surface de l'être. Et de même que la pression de deux plaques en un même point provoquent un tremblement, l'affrontement entre capitalistes et islamistes pesant sur un personnage symbole de la lutte risque de dégénérer en guerre.

Bref, un livre haletant, intelligent, mêlant avec brio données scientifiques et scènes d'action, sentiment et suspense. Bien sûr, vous saurez aussi tout sur les tremblements de terre.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 14

 

Lumière des jours enfuis

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La technologie des trous de ver offre la possibilité de relier deux espaces très éloi­gnés l'un de l'autre. Si l'énergie qu'elle réclame ne permet pas encore de franchir des distances cosmi­ques, encore moins d'y expédier des humains, elle autorise par contre l'emploi de caméras capables de filmer ce qui se déroule à l'autre bout du monde. Tout le monde peut donc être espionné à son insu, et les journalistes ne s'en privent pas. Cette dé­couverte intervient au moment où un astéroï­de géant, Absinthe, contre lequel le monde est impuissant, annon­ce l'éradication prochaine de l'espèce hu­maine. Il n'y a plus de secret pour person­ne. Les révélations tant politiques que privées changent la donne.

Pire : la Camver permet de filmer le passé et de révéler les mensonges des siècles révolus, sur lesquels s'est bâtie la civilisation. Les hauts faits héroïques, la naissance du christianisme, la conquête des libertés sont autant de cinglantes désillusions quand la légende est démolie par la réalité des faits. L'impact de ces révélations, s'il génère des troubles dans un premier temps, finit par faire émerger une nouvelle humanité, plus humble et plus sin­cère, car n'ayant rien à cacher.

On songe aux Enfants d'Icare, où la venue d'extraterrestres est porteuse d'une nouvelle humanité. Sauf que dans le cas présent, l'apocalypse annoncée tue tout espoir dans l'œuf.

Les protagonistes de cette ultime aven­ture lui donnent le relief humain nécessaire : l'inventeur de la Camver, Hiram Patterson, richissime conquérant industriel illustrant les temps anciens, ses deux fils Bobby et David — le premier étant un clone que le magnat a cherché à configurer à son image aux moyens d'implants cervicaux, le second, fils d'un premier mariage, étant le réel inventeur de la Camver — , et une jour­naliste, Kate, aussi radicale que critique face à Hiram, qui s'éprendra de Bobby et lui rendra sa liberté, sont autant de per­sonnages attachants parce que bien cam­pés.

Une telle fresque narrant un changement radical de la société, malgré la justesse de certains comportements, n'est pas exemp­te de naïvetés ni d'erreurs de jugement qui prêtent à sourire, comme quand la jeune génération, se sachant espionnée par les invisibles Camvers, se promène nue et fait l'amour en public. A ces défauts s'ajoutent quelques lourdeurs stylistiques heureuse­ment éparses, probablement dues au souci de précision des auteurs, qui décrivent une personne affligée d'épithélium avec une figure « tavelée de multiples cratères de car­cinomes basocellulaires ».

Le propos des auteurs n'est cependant pas la peinture sociale dans une période de crise, même si elle occupe une large place — et l'on regrette d'ailleurs que la construc­tion du roman soit bancale sur ce point. Après avoir montré comment la civilisation s'est bâtie sur des mensonges, ils opèrent une poétique rétrospective à travers les âges, remontant le temps jusqu'à l'origine de l'homme puis des espèces qui lui ont donné naissance, pour démontrer que la vie de notre espèce n'est qu'un chanceux hasard, favorisée par de nombreux acci­dents antérieurs qui auraient pu générer des voies différentes. Cette perspective très humble donne, sur la fin, la véritable tonali­té du roman, qui oppose le principe de vie à l'univers, la tragédie de Sisyphe dépas­sant sa condition humaine pour devenir celle de toute vie qui n'a rien à « attendre de plus de l'univers qu'un coup de massue régulier sur la vie et l'esprit d'évolution parce que l'état d'équilibre du cosmos est véritablement la mort ».

Au final, un livre réussi, qui se perd par­fois dans les méandres de son sujet, vu son ampleur, et qui se veut, malgré tout, un message d'espoir, moins en faveur de l'hu­manité que de la vie.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 21

 

Lumière des jours enfuis

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Ce livre est mauvais.

Ce livre est excellent.

Si tant Arthur C. Clarke que Stephen Baxter étaient de brillants stylistes, ça se saurait ! Chez ces éminents britanniques représentants du courant hard science, l’intérêt est ailleurs. Clarke, que l’on a toujours préféré nouvelliste que romancier — peut-être cela tient-il au fait qu’il a été un auteur de l’ « Age d’or » –, et Baxter, dont on a jusqu’à présent peu lu les nouvelles en français, n’ont jamais proposé des récits particulièrement rythmés. Plus courts, les premiers romans de Baxter, Gravité et Singularité, souffraient moins de ce manque que des œuvres plus récentes telles que Titan ou Déluge, par exemple. Rendez-vous avec Rama, roman pourtant peu volumineux jouissant d’une réputation exceptionnelle et justifiée qui le hisse au rang des chefs-d’œuvre d’Arthur C. Clarke, souffre du même défaut. Peut-être est-ce dû aux options résolument réalistes qu’ils choisissent l’un et l’autre ? Quoiqu’il en soit, ils ont tous deux assez à offrir pour que ce défaut, bien que majeur et récurrent, ne soit pas rédhibitoire.

Cette collaboration entre ces deux auteurs proches, tant par leur manière que par leur intérêt pour les extrapolations scientifiques de hautes volées, a achevé d’établir la réputation de Stephen Baxter comme héritier d’Arthur C. Clarke.

L’histoire ? Elle tient dans les histoires de famille d’Hiram Patterson et les coups de pute auxquels il se croit autorisé en tant que patriarche fondateur d’un empire technologique. Les victimes : son fils Billy ; son autre fils David, qu’il utilise bien qu’il le méprise parce qu’il est catholique fervent comme sa mère ; Heather, la mère (porteuse de Billy) ; la fille de celle-ci, Marie ; et plus que tout autre, Kate Manzoni, l’amour de Billy. Outre cette famille plus décomposée que recomposée, on ne croisera guère que l’agent du FBI Michael Mavens et Mae Wilson, aussi cinglée que sa fille. Hiram Patterson n’aime personne et tout le monde le déteste. Les auteurs ont utilisé là le matériel minimum pour faire de leur livre un roman.

Tout le reste n’est que spéculations de hautes volée et c’est bien ce qui passionne !

Spéculations qui tournent autour de la camver, une caméra high-tech qui possède la formidable capacité de voir le passé ! Par cet aspect, ce roman est à rapprocher de La Rédemption de Christophe Colomb d’Orson Scott Card, et des Yeux du temps de Bob Shaw. Du coup, des légions de cadavres sortent des placards où on les avait planqués à tout jamais, pensait-on. Les cadavres de la vie privée de tout un chacun, parfois au sens propre (il faut bien quelques éléments pour alimenter une narration un peu pauvre), tout aussi bien que ceux de l’Histoire avec un grand « H ». Des millions de gens avec des millions de camver scrutent le passé des grands et des moins grands. De l’origine d’une célèbre chanson des Beatles à un discours de Lincoln, tandis que le Roi Arthur s’évapore dans les limbes du temps, Jésus se révèle d’une classe sociale bien supérieure à ce à quoi on pourrait s’attendre : point de pauvre charpentier mais un maître artisan de première bourre ; le Frank Lloyd Wright de son époque ! De là, les auteurs interrogent la mythographie qui constitue notre vérité historique. Une vérité plus vraie, la réalité, chasse des mensonges dont il était pourtant bien plus facile de s’accommoder.

Tandis que l’ancien monde vole en éclats, la jeunesse s’adapte au monde de la camver et le pousse dans ses derniers retranchements. L’information passe par les trous de ver minuscules à travers l’espace et/ou le temps, et bientôt la technologie permet de se greffer une camver dans la cervelle pour créer un gestalt télépathique qui rappelle fort la « cohérence » du roman d’Andreas Eschbach, Black*out. Muni d’un traqueur génétique, la camver peut bondir d’une génération à la précédente en remontant l’ADN mitochondrial jusqu’aux origines même de la vie dans un vertigineux plongeon à travers le temps.

À travers La Lumière des jours enfuis, Clarke et Baxter essaient d’envisager tout le potentiel de la technologie qu’ils ont imaginée, forçant le fameux « et si » aussi loin qu’ils le peuvent. La technologie de la camver est trop spéculative pour faire l’objet d’un essai, aussi ont-ils écrit un roman. Une première collaboration qui brille davantage par les problématiques ahurissantes qu’elle soulève que par sa force narrative.

Jean-Pierre Lion
Critique parue in Bifrost n° 70

 

Le Feu aux poudres – La Détente

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Poursuivant des recherches sur l'anti-gravité dans le laboratoire de Karl Brohier, prix Nobel de physique, Jeffrey Horton, Gordon Greene et Leigh Thayer tombent sur une découverte destinée à bouleverser le monde : une onde qui enflamme les composés de nitrate. Quand tout ce qui contient de la poudre est susceptible d'exploser entre les mains de qui pénètre dans son champ d'action, on imagine sans peine les conséquences d'une telle invention...

Très vite, la perspective d'un désarmement mondial se profile. Et tout aussi rapidement, on s'interroge : est-il vraiment souhaitable ? Les pays ayant assuré leur domination technologique se retrouveraient démunies face à un ennemi, certes armé d'arbalètes, mais bien supérieur en nombre. Et le problème va au-delà de cet aspect géopolitique : il devient désormais possible de désarmer les truands, ou encore de rendre à nouveau cultivables les terrains minés à travers le monde. À condition de s'armer de bonne volonté car, on l'imagine sans peine, les opposants à la découverte ne manquent pas. Le lobby des vendeurs d'armes à feu, très actif aux USA, n'est pas le seul à hurler à la trahison : les militaires, qui mettraient au rencard leurs joujoux sophistiqués et perdaient leurs crédits de recherche, tentent également de manipuler le président Breland pour l'empêcher d'offrir la « Détente » au reste du monde... Un président américain, ancien joueur de base-ball, aussi charismatique qu'intègre, qui est bien le plus improbable des nombreux personnages de ce roman, une manière de Kennedy en version améliorée. Il gagnera néanmoins en crédibilité quand, sous la pression des conseillers politiques et militaires, il déviera sensiblement de son projet initial. Quant aux inventeurs, ils sont priés de rendre le champ d'action directionnel, ce qui permettrait de jouer sur les deux tableaux : conserver les armes à feu ET la « Détente »...

Le récit développe avec une précision quasi clinique les événements qui accompagnent cette découverte, depuis les expériences menées en secret jusqu'aux premières utilisations, à des fins éthiques ou humanitaires en premier lieu, militaires ensuite. Le livre n'est pas dénué d'humour, ni de références à l'œuvre de Clarke, probablement glissées par un Kube-McDowell ayant sans nul doute rédigé le roman sous la direction du « maître ». Le suspense demeure cependant constant : si les scènes d'action sont rares, les échanges de points de vue rendent passionnante la lecture de ce roman qui met le doigt où ça fait mal et fait désespérer de la nature humaine.

On attend la suite avec, sinon de l'impatience, pour le moins de l'intérêt.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 26

 

Le Feu aux poudres – L’Enrayeur

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La Détente, une invention qui rend inoffensive les armes à feu en faisant exploser la poudre entrant dans son champ d'action, a été distribuée au monde entier afin de donner une chance à la paix. Quelques désordres en ont résulté avant que les chercheurs ne mettent au point une version améliorée de la Détente, l'Enrayeur, qui rend les poudres inactives, empêchant ainsi toute explosion ou incendie. La tentative d'explication du phénomène s'oriente, elle, vers une définition de l'essence de la matière, faite d'énergie et d'information, cette dernière donnant sa forme à la première, explication qui pourrait bien devenir le point de départ de nouvelles découvertes.
Mais les vieux réflexes ne sont pas morts : les militaires, regrettant de voir que les États-Unis ont perdu leur avance hégémonique, revoient leurs stratégies, tandis que les détenteurs d'armes à feu, malgré la possibilité qu'il leur est offerte de s'entraîner dans des lieux où nul Enrayeur n'est activé, complotent activement pour revenir à la situation antérieure.

Bien que plus court, ce second volume traîne en longueur du fait de trop longs développements dans le bras de fer politique opposant les deux factions, le portrait psychologique qui est fait des partisans des armes à feu comme la démolition de leurs arguments de « self-défense » ayant, en France, moins de portée qu'outre Atlantique. L'intérêt du récit est cependant relancé à la fin de l'ouvrage, quand les milices extrémistes entrent en action.

Animés de bonnes intentions, les auteurs ne sont pourtant pas les dupes de leur pacifisme. La conclusion finale, avec son ultime rebondissement, démontre que tout paix imposée ne saurait être que provisoire, car il est impossible de changer le monde si on ne transforme pas l'individu. S'il est décevant dans sa forme, ce roman n'est cependant pas dénué d'intérêt pour la lucidité de sa réflexion.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 27

 

Chants de la Terre lointaine

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En dépit d'une production pléthorique, je n'avais jusqu'à présent trouvé chez Milady aucun livre qui me fasse envie. La tétralogie de Peter F. Hamilton m'avait bien un temps tenté mais l'expérience de L'Aube de la nuit refroidit fissa cet embryon enthousiasme. Milady est un label de Bragelonne et cette réédition d'un roman relativement récent de sir Arthur C. Clarke s'inscrit dans une tendance intéressante chez cet éditeur. Depuis quelques temps, Bragelonne a entrepris un travail patrimonial tant sur la S-F que sur la fantasy. Ainsi « Les Trésors de la SF », collection dirigée par Laurent Genefort, qui se consacre à une S-F très populaire faisant revivre, entre autres, quelques-uns des meilleurs romans du Fleuve Noir « Anticipation ». Par ailleurs, après Le Cycle des Epées, chef-d'œuvre de Fritz Leiber, un très beau travail est en cours sur Robert E. Howard, auteur que l'on peut considérer comme le père de l'heroic fantasy. Citons encore les fameux Livres de sang de Clive Barker pour montrer que l'horreur dont ces recueils constituent l'un des plus prestigieux fleurons n'est nullement négligée. C'est dans ce contexte que Milady se voit mis à contribution pour une édition de ces Chants de la Terre lointaine simultanée avec L'Odyssée du Temps, co-signée par Clarke et Stephen Baxter (Bragelonne).

Sir Arthur C. Clarke n'a jamais été un grand écrivain, mais il est peut-être, entre tous, celui qui incarne le mieux la science-fiction. Les Chants de la Terre lointaine n'est pas non plus un de ses chefs-d'œuvre qui, à mon sens, sont au nombre de trois : La Cité et les astres, Les Enfants d'Icare et Rendez-vous avec Rama. Chants de la Terre lointaine est le développement d'une nouvelle disponible dans le recueil L'Etoile (J'ai lu) sous le curieux titre « Les Sons de la Terre lointaine ».

S'il repose sur un fond dramatique à souhait (la mort de la Terre), le roman de Clarke est au contraire tranquille, jalonné tout au plus d'incidents relevant du fait-divers. À aucun moment l'auteur ne joue si peu que ce soit la carte du thriller. Le premier (et dernier) astronef interstellaire à poussée quantique, tirée de l'énergie du vide, doit faire escale sur Thalassa pour reconstituer son bouclier de glace usé par l'abrasion des atomes errant dans l'espace avant de poursuivre sa route. Thalassa a cependant déjà été colonisée car la Terre — dont la condamnation à mort était connue depuis des siècles, pour cause de nova du Soleil — a lancé de nombreuses stations automatiques chargées de matériel génétique humain et terrestre, comme autant d'arches de Noé, ainsi que de quoi redémarrer la civilisation. Sur Thalassa, une culture paisible, tournée vers la mer mais néanmoins évoluée, a donc vu le jour, et s'est développée sur les trois seules îles de la planète. Une poignée de péripéties vient à peine troubler cette escale (le roman aurait pu porter ce dernier mot comme titre) où tout ou presque se déroule comme prévu et nous laisse quelque peu sur notre faim.

Chants de la Terre lointaine ne passionne ni n'engendre une lecture frénétique et pourtant, sans recourir à quelque tension dramatique, sir Clarke parvient à nous intéresser du début à la fin. Voilà une bonne occasion de profiter, sans qu'il y ait lieu de crier au génie, d'un roman qui, somme toute, méritait d'être à nouveau à la disposition des lecteurs.

Jean-Pierre Lion
Critique parue in Bifrost n° 58

 

Les Montagnes hallucinogènes

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Tout le monde connaît « Les Montagnes hallucinées » de H. P. Lovecraft, court roman dans lequel une expédition américaine en Antarctique découvre les plus hautes montagnes de la planète, et sur leurs flancs les ruines d’une ville à l’architecture démente, ville plus ancienne que l’Humanité qui n’est peut-être pas totalement inhabitée… À l’âge de vingt-deux ans, Arthur C. Clarke écrivait « At the mountains of murkiness », traduit en français « Les Montagnes hallucinogènes » (ce qui n’a pas grand rapport avec le contenu du texte), pastiche poussif du chef-d’œuvre de Lovecraft dont une grande partie de l’humour réside dans le choix du nom des personnages : Professeur Alhamass, Docteur E. Thanazy (ah ah ah), etc. Un texte pas désagréable, parfois à la limite du pathétique et au final totalement anecdotique. En trois mots : une curiosité poussiéreuse.

Thomas Day
Critique parue in Bifrost n° 69

 

L’Odyssée du temps

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Une équipe de l’ONU en hélicoptère — une femme, deux hommes —, et les trois cosmonautes d’une capsule Soyouz sont pris dans un étrange phénomène physique et s’aperçoivent assez vite que la Terre a été démontée puis remontée avec des morceaux d’époques différentes, a priori toutes antérieures à leur naissance. L’équipe de l’ONU rejoint un contingent de l’armée britannique du milieu du XIXe siècle, dans le nord de l’Inde, et l’équipe du Soyouz observe trois grands peuplements humains très développés sur cette nouvelle Terre baptisée Mir, avant d’initier leur rentrée dans l’atmosphère. Babylone est le plus proche : une ville coupée en deux par une explosion nucléaire « ancienne », vers laquelle, après quelques péripéties, vont converger l’armée d’Alexandre Le Grand et celle de Gengis Kahn, ainsi que nos voyageurs du futur (du moins ceux qui ont survécu).

Le premier volume de cette trilogie Baxter/ Clarke est un étonnant mélange de hard science discrète et de SF à papa (on pense à certains romans de Silverberg, agréables mais mineurs). Même si la première partie, jusqu’à la page 128, est un poil laborieuse, on progresse vite vers la confrontation Gengis Kahn/Alexandre le Grand promise, le tout vu par des yeux modernes. Suivre les aventures de Zabel et Bisesa, découvrir un Rudyard Kipling jeune, tout cela fait de L’Œil du temps une sorte de plaisir coupable, à l’ancienne, tout à fait recommandable si on supporte les maladresses d’exposition et la violence. Car, comme Origine, par moment L’Œil du temps envoie du bois et pas pour rire (viols, décapitations, énucléations, chirurgie avec les moyens du bord). Pas de doute, on savait s’amuser à ces époques-là (le mélange n’arrange rien, bien au contraire). Mais Baxter ne s’attarde jamais sur cette violence qu’il n’essaye même pas de mettre en scène. Au voyeurisme, il préfère le factuel sec et distant. Contrairement à ce qui se passe dans la vraie vie, ici un viol ne dure jamais plus d’une ligne.

Tempête solaire, le second tome, part dans une direction tellement différente qu’on en est déboussolé pendant presque toute sa lecture. Le 9 juin 2047, une tempête solaire frappe la Terre et provoque de nombreuses catastrophes, électriques et autres. S’ensuit une intrigue hard science autour d’une seconde tempête solaire, « a global killer », prédite pour quatre ans et demi plus tard par un génie des neutrinos. Force est de constater que c’est du pur Baxter, dans sa veine Déluge/ Arche, avec une catastrophe, une solution « impossible ou presque », un fond progressiste très marqué, une grande foi dans le futur. On n’évite pas de longues plages d’explication à base de physique des particules, mais aussi des passages d’exposition, patauds, qui semblent ressurgir d’un autre âge de la SF, celui, justement, des Fontaines du paradis d’Arthur C. Clarke.

Dans le troisième tome, Baxter fait la jonction entre tous les éléments des tomes précédents et les Œils (sic!) du temps, c’est-à-dire les Premiers-nés du titre. Ce troisième tome, malheureusement, se révèle aussi laborieux qu’ennuyeux, malgré quelques passages réussis et une saine volonté de vouloir « nouer ensemble » toutes les pistes empruntées par les tomes précédents.

La trilogie de « L’Odyssée du temps » est un ensemble « malade de son hétérogénéité », mais paradoxalement cette hétérogénéité, ces surprises régulières, participent du charme global qui se dégage des deux premiers volumes. Le troisième (remake au carré du deuxième : la menace venue d’ailleurs, les « préparatifs de survie », la confrontation) n’est pas de trop, il est raté.

Au final, on conseillera le premier tome à ceux qui veulent lire de la SF à papa pleine de grands empires en mouvements (Macédoniens, Mongols). Les tomes deux et trois, conçus pour pouvoir être lus sans le un (les rappels des faits sont nombreux), plairont plutôt aux fans hardcore de Baxter qui veulent tout savoir sur la construction d’un bouclier planétaire, les conséquences de l’immersion totale d’une planète jovienne dans le Soleil et la nature de sphères dont le rapport circonférence/diamètre est trois, au lieu de Pi. 

Thomas Day
Critique parue in Bifrost n° 70

 

Odyssées – l’intégrale des nouvelles

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Décidément, les éditions Bragelonne aiment Arthur C. Clarke. Après avoir inscrit une partie de sa production romanesque au catalogue Milady, elles publient aujourd’hui Odyssées, un pavé de plus de mille pages réunissant l’intégralité de ses nouvelles, soit une centaine de textes parus sur une période de soixante ans.

Le premier intérêt d’un tel travail éditorial est de mettre en lumière l’évolution de l’auteur au fil du temps ainsi que les grandes tendances de son œuvre. La passion initiale de Clarke aura été la conquête de l’espace, qu’il n’a jamais cessé de mettre en scène, de la manière la plus variée et la plus réaliste possible. De la vie à bord d’une station spatiale à l’exploration des autres planètes du système solaire et au-delà, l’auteur s’est évertué à convaincre ses contemporains de la faisabilité d’un tel challenge, mais aussi de sa nécessité. Car au-delà des aspects techniques de cette conquête, elle pose la question de la place de l’homme dans l’univers. Et ce sont justement les questionnements métaphysiques de Clarke qui donnent naissance à ses meilleures nouvelles, parmi lesquelles « La Sentinelle », texte dont l’idée centrale sera reprise dans 2001, Odyssée de l’espace, ou « L’Eternel Retour », dont le récit se déroule sur des dizaines de millions d’années.

Dans le même ordre d’idées, la rencontre avec l’Autre occupe une place prépondérante dans l’œuvre d’Arthur C. Clarke, et il est rare qu’elle dégénère en conflit. Au contraire, l’écrivain n’a de cesse de mettre en scène la collaboration entre des espèces que tout oppose à priori, comme dans « Une Aube nouvelle » ou « Rencontre à l’Aube », pour ne citer que les plus connus. À l’inverse de toute une école de science-fiction dans les années 50, l’extraterrestre chez Clarke est bien plus volontiers une source de fascination, voire de beauté, que d’effroi.

Odyssées permet également de revenir aux sources de l’œuvre romanesque de l’auteur. Certaines nouvelles ont par la suite été directement incorporées au sein de romans, d’autres contiennent en germe les idées qu’il développera plus tard. Ainsi, bien avant de visiter Rama, ses personnages se retrouvaient face à des artefacts dont la conception défie l’entendement, qu’il s’agisse d’un gigantesque mur coupant un monde en deux (« Le Mur des ténèbres », 1949) ou d’une lune qui s’avère être un vaisseau spatial (« Jupiter Cinq », 1953).

Ceci dit, toutes les nouvelles au sommaire d’Odyssées ne sont pas bonnes. Un bon nombre d’entre elles ne sont au mieux qu’anecdotiques, notamment toutes celles prenant pour cadre le White Hart, ce pub où se réunissent écrivains et scientifiques pour se raconter d’improbables histoires d’inventions plus farfelues les unes que les autres. De même, parmi les textes qui étaient restés inédits jusqu’à ce jour, on cherchera en vain un chef-d’œuvre oublié. Le plus intéressant est sans doute « Le Continuum du fil », qui date de 1998 et qui reprend en la modernisant une idée que Clarke développait dans sa toute première nouvelle, parue soixante ans plus tôt, mais le crédit de ce récit revient avant tout à Stephen Baxter, qui le co-signe.

Au final, à la lecture de ces mille et quelques pages, il ressort et se confirme qu’Arthur C. Clarke ne figurait sans doute pas parmi les meilleurs nouvellistes du domaine, mais qu’il était et demeure encore aujourd’hui l’une des figures majeures de la science-fiction.

Philippe Boulier
Critique parue in Bifrost n° 74

 

Les Gouffres de la lune

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La Lune est désormais une destination touristique comme une autre, si ce n’est qu’elle est réservée aux plus fortunés. Ceux-ci peuvent découvrir les stupéfiants paysages lunaires, comme les différentes mers, et notamment celle (fictive) de la Soif ; la visite se fait avec le Séléné, un petit vaisseau à même d’accueillir une vingtaine de voyageurs, « surfant » sur la poussière qui recouvre le sol lunaire. Lors d’une excursion, le véhicule est malheureusement victime d’un accident : la poussière s’effondre sous lui et il se retrouve enseveli. Les services touristiques, qui ne reçoivent plus le signal émis périodiquement, comprennent qu’il y a un souci. Les secours s’organisent, mais la course contre la montre est désormais engagée : sous la couche de poussière, le Séléné est difficilement localisable, et ne dispose que d’une autonomie de quelques heures. Le capitaine et ses passagers pourront-ils être sauvés à temps ?

On le sait, l’œuvre d’Arthur C. Clarke baigne dans la hard science. Les Gouffres de la Lune n’échappe pas à la règle : tout y est en effet analysé sous l’angle scientifique, comme l’origine de l’accident : la fameuse poussière lunaire y est amplement décrite. Le roman datant de 1961, les connaissances lunaires ont évolué depuis, et l’on sait désormais que le régolithe, aux grains très fins et magnétisés qui collent aux combinaisons et rentrent dans les plus petits interstices, ne permet pas le mode de déplacement du Séléné. De même, sa couche ne dépasse pas huit mètres, de sorte que l’enfouissement décrit paraît invraisemblable. À l’époque, néanmoins, c’était crédible, et les connaissances de 1961 sont ici parfaitement utilisées. La tentative de sauvetage est également décrite avec force détails : comment sauver un vaisseau que l’on ne voit pas, que la poussière menace de recouvrir, et quand on n’a finalement pas tant de matériel à disposition (en dépit du tourisme, les infrastructures restent assez sommaires) ; il faut alors faire preuve d’imagination, tout en restant prudent dans la mise en pratique de solutions théoriquement viables. Enfin, bien sûr, les modalités de survie à bord du Séléné : si Clarke élude la possibilité du manque d’oxygène (le Séléné est prévu pour tenir longtemps), il s’intéresse davantage à l’évacuation du monoxyde de carbone exhalé par les passagers ou à la chaleur résultant de l’ensevelissement sous la poussière. Bref, tout — ou presque — est motif à questionnement scientifique, dans une tentative d’expliquer l’ensemble des tenants et aboutissants. En vulgarisateur chevronné, Clarke rend cela éminemment lisible, distillant à merveille les passages explicatifs au sein de scènes rythmées par l’urgence de la situation. Et, surtout, il n’oublie pas l’enjeu humain au cœur des débats — plus de vingt personnes risquent leur vie, certains parmi les secouristes leur poste ou leur honneur. Malgré quelques grosses ficelles (la présence fortuite d’un commandant militaire parmi les touristes, le voleur en fuite et son chasseur), des personnages caricaturaux (la vieille fille acariâtre et jalouse), Clarke réussit son entreprise, à savoir nous faire partager l’angoisse des occupants du Séléné ainsi que celle des personnes impliquées dans les secours, et cela, même si l’issue ne fait guère de doute, l’auteur ayant une confiance inébranlable dans la capacité qu’a la science d’aider l’Homme dans les missions qu’il se donne.

Nominé au prix Hugo, ce roman fut tout d’abord publié en deux volumes dans son édition française (S.O.S. Lune et Les Naufragés de la Lune en Fleuve Noir « Anticipation » en 1962, et chez Marabout « Poche 2000 » en 1974). Il est connu dans sa version originale pour avoir été le premier récit de SF à faire l’objet d’une édition condensée du Reader’s Digest. Un roman solide qui, malgré l’obsolescence du point de départ scientifique (la fameuse « moondust »), reste une valeur sûre dans l’œuvre de Sir Arthur C. Clarke.

Bruno Para
Critique parue in Bifrost n° 95

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