Fruit de plusieurs années de travail, Hexamondes, actuellement en cours de financement sur Ulule , est un projet hors-normes, un documentaire de près de quatre heures qui retrace l’histoire de la science-fiction française des origines à nos jours en donnant la parole à une cinquantaine d’auteurs, autrices, spécialistes, etc. Son réalisateur, Stéphane Martinez, nous en dit plus.
Comment est né Hexamondes ?
Le projet est né il y a environ cinq ans, en entrant chez un bouquiniste à Strasbourg, Galaxy-Bis, près de mon lieu de travail. Ça a été comme une gigantesque madeleine de Proust. J’ai commencé par racheter tout ce que j’avais perdu depuis et par relire tous les classiques anglo-saxons, jusqu’au moment où j’ai demandé au bouquiniste, Laurent Ramon, de me conseiller des livres d’auteurs et autrices français. J’avais arrêté d’en lire dans les années 80 et je ne savais plus ce qui se faisait. Il m’a conseillé des auteurs que j’ai vraiment adorés, Bordage, Genefort, Damasio et tant d’autres. À partir de là, je me suis replongé dans la littérature de science-fiction française, à la fois ses nouveaux auteurs et aussi la proto-SF, le merveilleux scientifique et tous les feuilletonistes, que j’avais découvert chez Marabout dans les années 70. J’ai alors commencé à me poser plein de questions sur la SF française, ses thématiques, son rapport à la littérature anglo-saxonne, son passé, son présent et son avenir. J’ai alors bloqué un week-end et j’ai fait la liste de toutes les thématiques que je voulais aborder, toutes les questions que je me posais. J’avais aussi la secrète envie de rencontrer tout un tas de gens qui m’avaient fait rêver ou qui me faisaient encore rêver. Donc il y avait à la base un vrai plaisir personnel à rencontrer ces personnes, ainsi que des spécialistes en tous genres pour essayer de répondre à ces questions.
Donc quand tu faisais la liste des thèmes que tu voulais aborder, tu faisais en même temps celle des gens avec qui tu voulais en parler ?
Oui, j’ai commencé par ça. J’ai essayé de cibler vraiment toutes les personnes qui me paraissaient emblématiques de certaines thématiques, de certains courants, ou tout simplement qui m’avaient offert du plaisir à la lecture. J’avais vraiment envie de les rencontrer d’humain à humain, sans savoir encore exactement sur quoi ça allait déboucher. Mais après deux-trois rencontres, j’ai su que je devais faire un documentaire sur le sujet, et je savais aussi qu’il serait « hors-normes », au sens premier du terme, qu’il ne correspondrait à aucun moyen de diffusion traditionnel, en tous cas dans le milieu télévisuel où je travaille. Et dès le départ j’ai su que ce projet serait différent de ce que j’avais l’habitude de faire. J’ai vraiment essayé de faire le documentaire que j’avais envie de voir. J’ai donc ciblé les personnes en littérature de SF française que j’avais découvertes récemment, qui m’avaient intéressées pour telle ou telle raison, mais aussi celles que j’avais lues entre 12 et 30 ans, et qui pourraient apporter des réponses aux questions que je me posais.
C’est parce que dès le départ tu envisageais Hexamondes comme un projet « hors-normes » que tu ne l’as pas proposé à une chaîne de télévision ou une boîte de production ?
Oui. J’ai souvent travaillé sur des documentaires, et je sais que c’est quelque chose de très formaté, notamment dans la durée. Pour un tel projet né d’une envie aussi personnelle, je ne voulais avoir aucun frein à ce que j’avais envie de faire, quitte à me tromper, mais j’estimais que j’étais assez grand pour faire le tri moi-même entre ce qui était bien et le reste. J’avais envie pour une fois de sortir du schéma traditionnel pour faire un travail vraiment personnel.
J’en ai quand même parlé un peu autour de moi, et tout le monde m’a répondu « Ça ne va intéresser personne, on n’arrivera pas à le vendre, etc. », un discours qui m’a un peu énervé. J’ai donc décidé que le documentaire existerait, on verrait plus tard sous quelle forme. Ça m’a évité de répondre à la question de la cible à laquelle tu t’adresses et ce genre de choses.
Tu t’adresses d’abord à toi-même, et qui m’aime me suive.
Voilà, sachant que ce qui m’intéressait, j’avais la prétention de penser que ça intéresserait les autres aussi, au moins ceux qui aiment la SF. J’avais aussi l’idée de la faire aimer à ceux qui la connaissent un peu moins.
Un autre problème qui se posait pour un tel projet, c’est : comment illustrer la littérature et comment le faire accepter par une chaîne de télévision ? Je savais que je devais jouer sur les mots, proposer des extraits et des lectures de textes, sans utiliser d’images d’archives ou très peu, et c’est le genre de chose qu’il est toujours délicat de proposer à une chaîne qui vend de l’image. Moi, je voulais vendre des mots. D’où le financement participatif…
Pour en revenir à ta découverte de la science-fiction, à l’âge de 10 ans, elle s’est faite par la littérature plutôt que par le cinéma ?
Pas du tout. J’ai découvert la science-fiction entre 1975 et 1977. Je suis passé de l’enfance à la pré-adolescence grâce à la science-fiction, mais j’y suis venu par la bande dessinée. En 1975 j’ai découvert Yoko Tsuno, puis Valérian et Laureline avec La Cité des eaux mouvantes. Il y avait quelque chose de très enfantin dans le graphisme, donc ça a été une bascule très facile pour moi. Et puis, peu de temps après, Lone Sloane de Druillet. Une grande claque dans la gueule, pour moi comme pour beaucoup d’autres. Là, on quittait vraiment l’enfance pour tomber dans un univers qu’on ne comprenait pas. Ça m’a vraiment marqué, pour la première fois je voyais des planches de bande dessinée qui étaient plus grandes que moi. Puis l’image m’a amené aux mots et j’ai découvert la littérature de science-fiction avec, comme tous ceux de ma génération, la collection Anticipation du Fleuve Noir, qu’on trouvait chez les bouquinistes, et aussi la collection Marabout SF, qui a été le véritable déclencheur pour moi, notamment à cause des couvertures psyché-flamboyantes que peignait Henri Lievens. Le premier roman de science-fiction qui m’a fait halluciner, c’est Lutte avec la nuit de William Sloane. Une véritable révélation. Et puis, en 1977, celui qui m’a définitivement fait basculer : La Tour de verre de Robert Silverberg, toujours chez Marabout. Il y avait tout ce qui fait rêver un gamin : le mythe du savant fou, les androïdes, la dimension sociale et politique, sans oublier le sexe ! Quand on a 12 ans, ça marque vraiment. Silverberg est d’ailleurs resté un de mes auteurs préférés. Pendant ces deux années, la science-fiction m’est apparue comme un univers gigantesque, un puits sans fond.
À cette époque, la science-fiction française se limitait pour toi au Fleuve Noir ?
Effectivement, à l’époque des couvertures blanches, puis celles bariolées illustrées par Brantonne. Je lisais ces romans sans forcément prêter attention au nom des auteurs. Mais c’était aussi, une fois de plus, Marabout SF, qui publiait pas mal de proto-science-fiction, Maurice Renard, Jacques Spitz et d’autres. Je ne faisais pas attention à l’époque à laquelle ces livres avaient été écrits. Plus tard, j’ai découvert la new wave anglaise, des auteurs comme Brunner ou Ballard, et c’est seulement ensuite que j’ai lu les classiques de l’âge d’or de la SF anglo-saxonne.
En y réfléchissant, j’avais sans doute découvert la science-fiction encore plus tôt, en achetant chaque semaine Pif Gadget et en lisant les aventures de Rahan. Ce personnage qui observe les phénomènes à l’œuvre et qui anticipe des inventions technologiques complètement anachroniques, pour moi c’est un héros de science-fiction. Au-delà du simple aspect visuel de la série, cette façon d’aborder les choses a aussi façonné mon imaginaire.
Pourquoi avoir abordé dans Hexamondes la science-fiction française par le biais de la littérature plutôt que de la bande dessinée ou du cinéma ?
Le cinéma français de science-fiction, même si une petite pastille lui est consacrée dans le documentaire, ce n’est pas quelque chose qui m’a touché. La bande dessinée, je savais que j’allais insérer un chapitre sur les images et le visuel de la science-fiction, et donc sur la BD. J’aurais aimé faire tout un documentaire sur la bande dessinée de SF, en particulier autour de Métal Hurlant, mais j’avais plus de choses à découvrir et peut-être à faire partager par la littérature. Même si je suis fan de BD, un bouquin est quand même souvent beaucoup plus riche, qu’il s’agisse des thèmes abordés, du point de vue de la prospective ou même de l’aventure.
Et pourquoi la science-fiction française plutôt que la fantasy ou le fantastique ?
Parce que je suis davantage fan de science-fiction que de fantasy ou de fantastique, même si les frontières entre les genres sont souvent très floues. L’un des chapitres du documentaire s’appelle science-fiction vs. fantasy, dans lequel j’ai artificialisé une sorte de conflit entre les deux. Ça n’a rien avoir avec la qualité littéraire, c’est juste une appétence personnelle.
Hexamondes est divisé en deux parties d’environ 2 heures chacune, avec une première partie chronologique qui va jusqu’aux années 70 et une seconde plus thématique. Pourquoi ce choix ?
Il me fallait d’abord tenir compte de la durée du support DVD. Dans la première partie, je voulais faire raconter aux intervenants la naissance de la SF et son évolution, et le faire de manière chronologique m’a paru être le choix le plus évident pour replacer le genre dans le contexte de sa création, voir ses courants, l’apparition des collections dédiées à partir des années 50, les controverses des années 60-70, et de manière générale aborder ses différentes facettes de façon plus précise.
La deuxième partie, même si son découpage est thématique, continue de suivre la chronologie des événements. Il n’y a pas de véritable rupture entre les deux parties, simplement à partir des années 80 une nouvelle génération d’auteurs apparaît en apportant avec elle de nouvelles thématiques, le virtuel, le transhumanisme, etc. Seuls les chapitres consacrés aux images (affiches, couvertures de livres, bande dessinée, etc.) et à l’édition et au marché actuel de la SF se situent un peu en dehors de cette chronologie.
Ce qui fait la césure entre ces deux parties du documentaire, c’est Star Wars.
La révélation pour certains et la barrière à ne pas franchir pour d’autres. En ce qui me concerne, Star Wars a prolongé et parachevé ma découverte de la SF, tandis que pour d’autres on déformait complètement ce qu’est la science-fiction. Il s’agit d’une vraie bascule. Star Wars a amené le côté très populaire de la SF dans toutes les couches de la société.
Même pour parler de la science-fiction française, on est donc obligé d’en passer par Star Wars.
Star Wars a été un déclencheur pour beaucoup de gens. Les non-initiés ont pu visualiser un genre qu’ils ne connaissaient pas ou mal. En France, ça a pu faire frémir les puristes qui s’étaient battus pour une science-fiction sophistiquée se démarquant des modèles anglo-saxons, mais, en même temps, Star Wars a ouvert tellement de portes pour un nouveau public et de nouveaux auteurs. Et puis j’en parle aussi simplement parce que de nombreux intervenants m’en ont parlé, sans forcément que j’aborde le sujet. En matière de cinéma, seules deux personnes m’ont parlé de 2001, l’Odyssée de l’espace. Malgré mes relances désespérées…
Entre les différents intervenants, Hexamondes est parsemé de lectures de nombreux extraits de textes. Comment s’est fait le choix ?
C’est une vraie problématique que je me suis posée. J’ai interviewé des gens qui me paraissaient emblématiques des sujets que je voulais traiter avec eux et dont j’appréciais le travail. Dans un premier temps, il me semblait intéressant d’illustrer leur propos par des extraits de leurs écrits. Sauf que je ne m’en sortais pas. Il me paraissait délicat de privilégier tel intervenant plutôt que tel autre. Et je devais me limiter à un nombre raisonnable de lectures. Par ailleurs, je n’ai pas pu interviewer toutes celles et ceux que j’aurais voulu. Des extraits de leurs œuvres me permettaient de combler ces manques. Mais ce qui m’a définitivement convaincu, c’est que les auteurs et autrices aiment parler des bouquins de leurs collègues, et ils m’offraient ainsi l’occasion de passer naturellement de l’un à l’autre.
Le choix des textes s’est vraiment fait au fur et à mesure du montage. Je savais que je voulais des lectures illustrées d’une à deux minutes, mais le choix s’est fait en fonction de ce qui se dit juste avant et juste après. Les textes répondent complètement aux problématiques posées par les intervenants. Pour le reste, j’ai relu une centaine de livres en surlignant et en prenant des notes. J’ai essayé d’être le plus juste et le plus pertinentpossible par rapport aux propos tenus.
Il y a des gens que tu n’as pas pu interviewer ?
Oui, soit parce que je n’ai pas réussi à les contacter, soit parce qu’ils ne m’ont pas répondu. Je n’ai pas réussi à convaincre Pierre Pelot de me parler de SF par exemple. J’ai aussi raté Philippe Druillet deux fois de suite à une heure près, et c’est un de mes grands regrets. Mais dans l’ensemble, les personnes que j’avais sollicitées ont quasiment toutes accepté, se sont rendues disponibles, et l’accueil a été sincèrement génial.
Maintenant que tu t’y es un peu frotté, quel est ton point de vue sur le milieu de la SF française ?
J’ai rencontré des gens ultra-passionnés, et forcément ça me parle. Tous ont essayé de communiquer leur passion, et je les ai trouvés vraiment pertinents, à l’écoute, à la fois très pointus et très exigeants par rapport à leur travail. Je ne m’étais peut-être pas rendu compte à quel point, outre la qualité littéraire, le genre SF était important à ce point-là pour eux, comme s’il y avait encore un combat à mener. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai choisi de ne pas intervenir dans le documentaire. Les intervenants sont mieux placés que moi pour donner leur avis et nous livrer leurs analyses, et je ne voulais pas me mêler au débat et à cette exigence. Ce sont des passeurs, et quand tu as la chance de rencontrer ce type de personnes, c’est super enrichissant. J’ai voulu, à travers leurs regards, donner moi aussi envie de lire cette science-fiction française. Si j’avais pu faire un documentaire de dix heures, je l’aurais fait.
Une série !
Le premier montage faisait quand même 6 heures 30. Je me suis dit qu’il fallait peut-être se calmer…
Pour finir : si tu avais cinq écrivains à conseiller pour découvrir la science-fiction française ?
Question piège… Je vais essayer de brasser large :
Jacques Spitz, à cause de L’Œil du purgatoire. Une des plus belles idées de science-fiction, en tous cas le roman qui m’a le plus perturbé avec sa variation schizophrénique du thème du voyage dans le temps.
Jean-Pierre Andrevon, parce que je suis fan de son extrémisme littéraire.
Philippe Curval, pour Cette chère humanité ou encore L’homme à rebours, entre autres.
Laurent Genefort, dont j’aime beaucoup les space operas, et Omale en particulier.
Enfin Pierre Bordage, Wang est le premier roman que j’ai lu quand j’ai redécouvert la science-fiction française et ça a ouvert les portes à Hexamondes.
Mais si tu me reposes la question demain, je te citerai sans doute d’autres auteurs et autrices.