Si Thomas Day est le nouvelliste le plus publié dans Bifrost, il est aussi un auteur dont la rédaction a suivi avec une relative assiduité les parutions. En témoigne ce guide de lecture composé des critiques parues dans les pages de la revue, venant compléter celui du Bifrost 100 dédié à l'auteur de La Voie du sabre.
Les Cinq Derniers Contrats de Daemone Eraser
Le nom transparent de Daemone Eraser est lié à son activité de combattant des arènes, domaine où il excelle, peut-être parce qu'il n'attend plus rien de la vie depuis que son épouse repose dans un caisson d'animation suspendue. C'est alors qu'un Alèphe, créature qui maîtrise le temps, lui propose de vivre à nouveau avec sa compagne en échange de cinq meurtres. Des individus qui, l'Alèphe le garantit, méritent la mort… Eraser n'hésite pas longtemps. Avec Kimoko, la garde du corps qui l'aime en vain, et l'homme-chat Gilrein, également à son service, il se rend sur les planètes où l'attendent ses « contrats ».
Ceux qui supposent que cette trame très linéaire ne sert que de prétexte à de spectaculaires combats seront surpris de voir avec quelle habileté Thomas Day en fait le support de propos plus ambitieux exposés par petites touches très adroites. Existe-t-il une peine, si grande soit-elle, qui justifie qu'on s'interdise de vivre ? Peut-on fonder un amour, même absolu, sur des meurtres, fussent-ils légitimes ? Le sont-ils justement, alors qu'il s'agit de personnes paumées ou qu'une erreur a transformé en monstres, et en sachant que tant que quelqu'un a un souffle de vie il lui reste une chance de se racheter ? L'art d'aimer est le plus difficile ; cette philosophie de la vie que Thomas Day expose sans prétention est en réalité la trame cachée de ce roman qui marie intelligemment aventure et réflexion.
On apprécie également l'artifice de mise en page de la double conclusion, qui offre au héros d'explorer les existences entre lesquelles il a toujours balancé ; il revient au lecteur, également partagé entre ces deux solutions, de trancher, selon son tempérament.
Les Rêves de guerre, ce péché de jeunesse publié dans le même intervalle (chez Mnémos), permet de mesurer le parcours de Thomas Day, du récit d'aventures à la violence gratuite vers plus de psychologie et de maturité. Un bon texte.
Un terrible virus se répand dans la « Ruche », centre de recherche scientifique high-tech souterrain. L'intelligence artificielle qui la régit bloque toutes les issues pour empêcher sa propagation à l'extérieur. Un commando d'élite est envoyé pour constater les dégâts et désactiver l'ordinateur. Ils constatent que les 500 travailleurs de la Ruche sont devenus des zombies. Pris au piège, ils doivent terminer leur mission, sauver leur peau et le monde.
La novelisation de Thomas Day colle au plus près au script. Autant dire que l'histoire est classique, gentiment bourrine (ce n'est pas péjoratif), très très légèrement complexifiée par l'amnésie et le double jeu de certains personnages. Pas de scènes en moins, ni en plus ; juste des détails dans les descriptions, les pensées des personnages, une introduction du point de vue de l'intelligence artificielle, ces petites choses que permet un roman et pas un film. Le livre alterne descriptions, scènes de baston, et dialogues/explications pour souffler un peu. Cumulées, les scènes d'actions sont un peu longues (on se doute qu'elles sont bien moins efficaces que dans le film) : le bouquin aurait pu être avantageusement réduit.
Finalement, le livre est à l'image du film : pas prise de tête, sans autre prétention que de vouloir faire passer deux heures plaisantes. Entre deux romans plus sérieux, ça décrasse les neurones. Mais bon, même si un réel effort a été fait sur le prix, ça ne mérite pas de figurer dans la collection « Lunes d'encre », autrement plus prestigieuse et ambitieuse.
« Avec La Voie du sabre, Thomas Day plonge ses lecteurs dans un Japon de fantasy, un Japon du XVIIe siècle qui ne fut jamais, où la magie et les dragons existent, où le métal météoritique des sabres est trempé dans le sang. »
Si je reprends la dernière phrase du texte de quatrième de couverture, ce n'est pas par paresse, encore que…, mais parce qu'elle annonce parfaitement la couleur sur l'univers mis en place dans le livre, et surtout, sur le problème théorique qu'il pose d'emblée quant au genre dont il relève. Problème qui tient à un détail minime en apparence mais capital à mes yeux : l'orthographe d'un mot. Fantasy ou fantaisie ?
On comprend, bien sûr, que l'utilisation du terme fantasy a pour but de positionner La Voie du sabre dans la collection où paraît ce… appelons-le pour l'instant « roman », et de le faire surfer sur l'onde porteuse (au sens marketing du terme) dont bénéficie aujourd'hui la fantasy en question. Et c'est de bonne guerre. Mais du même coup, voici la fantasy amenée à englober tout ce qui relève du merveilleux épique, de L'Odyssée à certains textes de La Légende des siècles et aux actuelles tolkienneries, en passant par Les Mille et une nuits et les féeries de tout poil. Certes, à suivre André-François Ruaud dans sa Cartographie du merveilleux (Folio « SF »), on sait que la fantasy a les idées larges et qu'elle peut finalement englober tout et n'importe quoi. Y compris, pourquoi pas, La Voie du sabre. Pourtant, à se trouver ainsi placé dans une case, aussi large et floue soit-elle, le livre risque de subir un effet réducteur en ce qui concerne son propos, son ambition, son style, et par conséquent son public.
Car nous sommes ici dans le domaine de la littérature, chers amis, quand celle-ci se laisse porter par la fantaisie qui mène au conte. (Et voici ma thèse annoncée.)
Du conte, pratiqué à la manière de Perrault ou à celle, philosophique, de Voltaire, voire, plus près de nous, de Tournier, La Voie du sabre tient en effet la fausse naïveté, la profondeur, la transmission en filigrane d'une leçon de sagesse et de vie – étonnante chez un tout juste trentenaire comme Thomas Day – qui en fait un de ces récits d'apprentissage chers au XIXe siècle, et, puisqu'il s'agit d'un conte sinon japonais, du moins à la japonaise : l'écriture poétique, aussi bien au niveau du phrasé, des images pittoresques, que de la construction, superbement maîtrisée, incluant des contes dans le conte qui ont pour fonction de rythmer l'histoire et d'y ouvrir de nouveaux tiroirs de sens et d'émotion.
L'histoire ? Là encore, le texte de dos en donnera une excellente idée. Disons simplement que c'est celle de l'éducation du jeune Mikédi, fils d'un chef de guerre, par Miyamoto Musashi, un rônin (samouraï privé de maître) dont l'existence est historique mais qui, dans la grande tradition de l'épopée – transformation de l'histoire, ou de ce que l'on croit en savoir, en légende –, est complètement revue et corrigée par la fantaisie du narrateur : Thomas Day, qui s'est mis dans la peau de Mikédi pour raconter à la première personne la quête aux mille rebondissements de celui-ci.
Cette identification, qui est passée par une longue immersion dans la culture japonaise, mérite d'ailleurs un grand coup de chapeau, tant elle donne de crédibilité au récit. Non seulement les rituels du thé, des combats au katana, du seppuku, sont rapportés avec une précision qui confère aux étapes codées du « roman d'apprentissage » (initiation sociale, guerrière, amoureuse, philosophique…) un puissant parfum d'authenticité, mais les dialogues de sagesse, avec leur petit côté énigmatique, leurs paradoxes zen, les images qui les illustrent, sont typiques d'une certaine littérature japonaise. Et sans que cela soit le moins du monde laborieux ! Ici, la documentation, parfaitement intégrée, devenue une seconde nature, ne sent jamais le moisi de la fiche élaborée avec application et s'harmonise parfaitement avec les envols de l'imagination : les cités flottantes de Kido soulevées par les monstres aquatiques sur lesquels elles vont se poser afin de recueillir sur leur carapace les conques contenant la fameuse encre de Shô – une séquence digne du meilleur Brussolo ! – ; l'encre de Shô elle-même, avec ses redoutables propriétés ; le Palais des Saveurs ; la Pagode des Plaisirs et son subtil système de jetons ; le tatouage magique de Musashi ; et j'en passe… À tel point qu'on imagine assez bien Thomas Day écrivant son livre en kimono, alternant le thé et le saké, et posant son point final en ayant, à force, les yeux irrémédiablement bridés.
Fallait-il que nous soit donné en annexe le détail des sources, bibliographiques et filmographiques ? Assurément, l'auteur procède ici par honnêteté, souci artisanal de montrer le soin qu'il a apporté à son œuvre, mais le magicien doit-il nous expliquer ses tours, nous montrer l'envers du décor, les moyens par lesquels il a créé l'illusion ? En fait, je crois que Thomas Day a péché ici par modestie académique – comme si Zola, publiant Germinal, s'était senti obligé de livrer en fin de volume toute sa documentation sur la mine pour nous rappeler que ses impressionnantes connaissances en ce domaine n'étaient que le fruit d'un travail d'enquête. Ce faisant, il a oublié que l'art est artifice et que l'on n'en voudra jamais à un artiste de faire son miel de tout ce qui lui tombe sous la main, ses expériences, ses voyages, ses lectures, et d'exercer sa magie sans nous en donner les secrets – l'essentiel de ces secrets, le mystère par lequel une imprégnation se mue en œuvre d'art restant de toute façon insondable, y compris pour l'artiste lui-même. C'est d'ailleurs, curieusement, un des enseignements de Musashi.
Détail… Remarque de cuistre, j'en suis conscient… Car, fantasy ou conte, œuvre de genre ou littérature dite « blanche », tout simplement (parce qu'elle se publie sous couverture blanche comme chez Gallimard, Flammarion ou P.O.L.), peu importe en fin de compte : c'est bien d'un livre magique qu'il s'agit ici. Parce que la magie y joue sa partie, bien sûr, mais surtout parce qu'il semble avoir été composé en état de grâce, qu'il charme (au sens premier du terme) par ses trouvailles de situation, la complexité douce-amère de sa « leçon », son mélange de violence et de tendresse, de crudité et de poésie délicate, son économie (seulement un peu plus de 250 pages là où d'autres se seraient répandus sur une trilogie), bref, son développement dans la verticalité, c'est-à-dire la profondeur, plutôt que dans l'horizontalité – qui est, comme on le sait, la position de la mort –, et last but not least, son style.
Musashi, le maître samouraï, possède au nombre de ses talents celui de sculpter au sabre une vague déferlante de façon à y faire brièvement apparaître un dragon, ou le sang giclant d'une blessure de façon à y suggérer un tigre avant que celui-ci ne se résolve en pluie. Ainsi Thomas Day procède-t-il avec les mots, faisant surgir ici et là une métaphore splendide, une vision impressionnante, une vigoureuse sentence. C'est sa voie du sabre à lui. Étrangement, mais dans la logique des grands malades d'écriture qui viennent à maturité, elle le mène aujourd'hui, après la voie punk, steam ou non, de Rêves de guerre, de L'Instinct de l'équarrisseur et de Stairways to hell, à la sûreté de touche d'un livre enchanteur, un des meilleurs, sinon le meilleur de la production française d'imagination de la rentrée 2002, à ranger sans hésiter à côté des magnifiques Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar.
Parce qu'il juge son monarque vieux et pusillanime, faible et sans grandeur, qu'il veut redonner à sa cité, Déméter, sa puissance d'en temps, le général Déléthérion fomente un coup d'état sanguinaire. Grâce à l'appui de l'armée et son association avec les Eizihils, une race insectoïde sur le déclin, il parvient à ses fins en une journée, balaye la monarchie et prend le pouvoir. Il va désormais lui falloir composer avec les instances religieuses de la cité-état, qui se verraient bien à la tête d'une théocratie, et surtout mettre la main sur l'Héraklion, armure-relique symbole du pouvoir monarchique de Déméter disparue lors du coup d'état, un artefact aux pouvoirs immenses dépositaire de la mémoire de tous les rois passés de la cité…
Le Double corps du roi est, après L'École des assassins (le Bélial'), le second roman que nous devons à l'association de deux de nos jeunes auteurs les plus doués : Thomas Day, qui a fait davantage que confirmer en une dizaine de livres (le présent Bifrost en est une preuve supplémentaire), et Ugo Bellagamba, plus vert que son comparse, mais qui nous a d’ores et déjà montré toute son ambition dans le recueil La Cité du Soleil (le Bélial'). Un livre attendu, donc, avec comme toujours dans pareil cas le risque de la déception. Et nous n'y coupons pas. Ou tout du moins pas totalement. Car Le Double Corps du roi souffre de défauts patents, ce qui ne lasse pas d'énerver quand pareil constat s'applique à un ouvrage qui aurait pu être épatant.
Le livre nous raconte l'histoire d'un coup d'état, des bouleversements qu'il implique, de la résistance qui s'organise autour de cet événement et des motivations des personnages qui se trouvent happés par le flot de l'Histoire. Un sujet classique mais ambitieux. Il y a de la dualité dans ce Double corps. Manichéisme bien sûr, mais pas uniquement : impérialisme face au monarchisme ; conservatisme et progressisme ; science et nature (la science étant plutôt le mal et la nature, ou « l'état de nature », le bien – un symbolisme de base répandu dans nos société modernes et finalement assez réac') ; fausse religion et vraie foi ; dualité des personnages tiraillés entre leurs origines et le nouveau monde qu'ils découvrent, leur vision éthique et politique et leur environnement social, familial… Finalement rien n'est simple et c'est tant mieux, le mal à ses raisons et peut se justifier : méfions-nous des visionnaires. Alors ?
Alors à l'ampleur des personnages, leur épaisseur, leur complexité, on opposera la puérilité de certaines de leurs réactions, l'invraisemblance crispante, ça et là, de leurs propos. Mais ceci relève du détail. Plus gênant est le fait qu'on ne saisit pas pourquoi, dès le début du livre, alors qu'Égée dispose de l'Héraklion, cette armure qui fait de lui un espèce de super héros, un Iron Man invincible, il ne s'en sert pas pour balayer les putschistes. Ou plutôt si, il s'en sert, un peu… Puis on nous explique que pour des questions morales, vraiment, il ne peut pas, non, vous comprenez, c'est pas bien, quoi, faut réserver ça au messie, et le messie, ben c'est pas lui… Mwouais. Et puis surtout, le plus handicapant, c'est cette construction en trois parties centrées autour de trois personnages différents (mais semblables, en fait), cette fausse disparité qui fait qu'on se retrouve avec des actes héroïques mais pas de héros, un paradoxe alors que le livre tout entier est un appel au héros. Du coup les moments de bravoures se succèdent mais, en fait d'un ouragan épique qui nous porterait du début à la fin, ce n'est qu'une succession de bourrasques – dommage, vraiment, même si certaines de ces bourrasques n'en sont pas moins magistrales… On ne peut se départir de l'idée que les auteurs sont restés le cul entre deux choix narratifs : un point de vue éclaté à travers une véritable multiplicité de personnages (et plus aucun héros, juste des acteurs/spectateurs), et un unique point de vue (ou deux, disons, celui du régicide et celui qui s'y oppose) jouant pleinement la carte de l'héroïsme… Las.
On l'a dit : on reste quelque peu déçu face à ce livre ambitieux qui promettait plus qu'il ne donne. Demeure toutefois un roman qui se lit d'une traite, inscrit dans un univers au substrat politique et géographique riche et savoureux, le tout ponctué de scènes marquantes. Alors on lit, oui, on apprécie, aussi, même si on regrette, un peu…
Chroniquer un livre de Thomas Day publié au Bélial n'est pas exactement une partie de plaisir, surtout quand ladite chronique est destinée à Bifrost. Mais passées les premières inquiétudes, force est de constater que Sympathies for the devil – Redux est un excellent cru. Le rédacteur peut donc continuer sa route sans crainte pour ses dents, ce qui fera économiser de l'argent à la sécurité sociale et contribuera à maintenir le climat de paix et de sérénité qui caractérise la S-F francophone en général et les patrons de Bifrost en particulier.
Réédition du premier recueil de nouvelles de Thomas Day, Sympathies for the devil – Redux reprend l'essentiel de ses caractéristiques, avec quelques petits changements (suppression de la préface, ajout de deux textes, élimination d'un autre, illustrations de Guillaume Sorel, etc.) dont on ne pourra guère mesurer l'importance faute d'avoir lu la chose à l'époque. Passons.
Composé de six textes globalement assez différents dans leur forme comme dans leur fond (malgré la thématique commune de la fin du monde, au sens le plus large), Sympathies for the devil – Redux est probablement la meilleure manière d'aborder l'œuvre d'un auteur jugé outrancier, ultra violent et brutal. À la lecture des nouvelles, il apparaît pourtant que cette fureur sanglante est souvent motivée par une saine tendresse pour le genre humain, cachée, certes, mais bien présente, doublée d'un humour cynique constant et déjanté.
C'est d'ailleurs ce qui séduit le plus chez Thomas Day : cette manière toute bordélique (en apparence seulement, la construction des textes étant imparable) de présenter un monde en ruine, amoral, violent, machiste, manifestement désespérant, mais jamais vraiment sérieux. Lire, par exemple, que « La Notion de génocide nécessaire » est un texte abouti et humaniste fait doucement rigoler. Très moyenne exploration de l'univers intime d'un mandaté Onusien, cette nouvelle est certes humaniste, mais globalement faible et peu crédible, peuplée de personnages sommaires, de philosophie existentielle de comptoir, le tout dans un vague éloge du nomadisme, sans que jamais le sujet ne décolle. Réflexion faite, ce constat n'est pas étonnant : à côté des autres textes du recueil, « La Notion de génocide nécessaire » est un îlot de santé mentale et de calme au milieu d'un océan d'humeurs moites et odorantes. Reste que Thomas Day est justement à l'aise avec les humeurs, et c'est dans ce registre qu'il offre le meilleur de lui-même. Ainsi, « L'Erreur », sublime nouvelle qui réconcilie Dick et Thierry Paulin, dans une rocambolesque histoire aussi polardeuse que camée, pour un résultat non seulement magnifique, mais essentiellement parfait dans l'esthétique de l'immonde (on se souvient de Mme Bovary qui dégueule ses tripes après absorption du poison, Flaubert ayant prouvé le premier que de l'horreur pouvait naître la beauté, du moins en littérature). Plus loin, « Le Démon aux yeux de lumière » démontre qu'efficacité narrative, inventivité délirante et intelligence stylistique peuvent s'allier à l'humour le plus vachard, pour un récit qui propose une vision radicalement nouvelle de nos bons vieux démons.
Inutile de résumer les six textes qui forment un recueil bien séduisant. Autant oublier « À l'heure du loup », passer directement aux autres et ricaner d'un air sardonique en bonne intelligence avec l'auteur. Oui, Sympathies for the devil – Redux est assurément un livre à lire, mais c'est surtout un livre à rire, antagonisme de façade pour une sincère inquiétude quant à l'état général du monde et de l'abominable somme de petites lâchetés qu'il implique.
Avec La Cité des crânes, auto-fiction à mi-chemin entre le carnet de route et le roman stricto sensu, Thomas Day se livre tel qu'en lui-même, à poil, en sueur et les pieds sales, toute perversion mise à part. Sur la base d'un certain Thomas Daezzler, agent d'une organisation pseudo libertaire en mal d'aventures et dégoûté par un innommable pays hexagonal, l'histoire commence en Thaïlande pour se clore en longues sodomies, et accessoirement au Laos. Si La Cité des crânes peut plaire ou profondément ennuyer son lecteur (en fonction des expériences de voyage de tout un chacun), on ne pourra enlever à son auteur une évidente sincérité, un vrai talent de conteur et une efficacité définitivement diabolique pour attraper son lecteur par le col et lui plonger le nez contre l'encre fraîche du livre. Le vrai souci est en fait bien plus fondamental et tient à la nature même du genre : l'auto-fiction a ses limites et il est beaucoup trop difficile de faire la part des choses entre le vrai et le fantasmé pour ne pas parasiter la lecture de chapitre en chapitre. Résumons. Thomas Daezzler quitte son pays et atterrit en Thaïlande pour y retrouver une fille qui ne fera évidemment pas autre chose que lui claquer entre les doigts (moites, les doigts, il fait chaud par là-bas). Dès lors, la mécanique s'emballe et embarque le Thomas au Laos, le temps d'y travailler comme gérant de bar à putes et d'y rencontrer moult personnages exotiques. Jusqu'ici, tout va bien, mais le fantastique n'est jamais loin : suite à la disparition du propriétaire du bar en quête d'un frangin disparu en pleine jungle, Thomas va bien devoir se coltiner au réel et se mettre lui aussi en marche vers la Cité des crânes, lieu fantasmatique et violent où le Colonel Kurz rejoint Conrad et Garland pour un voyage au bout de la nuit aussi glauque qu'humide. Nous ne sommes évidemment pas loin d'Au coeur des ténèbres, après un détour par Michel Houellebecq auquel Thomas Day avait envie de répondre (Plateforme s'intéressant uniquement aux clients et jamais aux putes). Reste que dans sa tentative de carnet de route à mi-chemin entre la folie intérieure et la froide description d'une Asie du Sud-est nettoyée de tout cliché, Thomas Day ne peut s'empêcher de produire lui aussi nombre de lieux communs propres à la littérature de voyage qui s'intéresse trop souvent au voyageur et pas assez au voyagé. Considérations sur le tourisme, dédain des voyageurs-qui-ne-voyagent-pas-vraiment, confrontation au réel qui a tout du fantasme indianajonesque et vague intérêt pour les autres qui masque mal le seul truc intéressant pour l'auteur, à savoir lui-même (ou du moins son héros). On voit que La Cité des crânes peut agacer et laisser sur leur faim ceux qui espéraient plus d'un voyage au bout de l'enfer revu par Thomas Day. Au-delà de ces défauts qui sont plus ou moins évidents en fonction du goût et de l'expérience du lecteur, le livre se dévore et s'offre quelques morceaux de bravoure plus que réussis. Les tripes de l'auteur étalées sur une table forment un spectacle peu ragoûtant, mais c'est justement ça qui rend la littérature intéressante. Ceux qui désirent un récit lisse et propre peuvent passer leur chemin, avec Thomas Day, on se prend le réel dans la gueule et ça ne fait jamais de mal. Qu'importe si on est d'accord ou pas avec ce type de réel très personnel. L'important, c'est qu'il appartient à l'auteur.
En 1807 apparaît chez les N'Gunis du Natal (peu ou prou l'actuelle Afrique du Sud) un dictateur qui fonde la nation zouloue en conquérant par les armes les autres tribus de la région. Chef de guerre insatiable atteint de folie sanguinaire, il sera assassiné par les siens en 1828. Ses successeurs combattront les Boers, puis les Anglais.
Telle est l'histoire du nouveau roman de Thomas Day, sous-titré Naissance, vie et mort de Chaka, roi des Zoulous. Ni science-fiction, ni fantasy, ce roman est une épopée sanglante. Et comme en Afrique, la magie n'est jamais absente, une épopée fantastique sanglante.
Ce qui frappe en premier c'est l'écriture, le souffle qui porte les exploits de ce guerrier hors du commun. Le destin de cet homme est exceptionnel, mais l'énumération de ses conquêtes guerrières serait lassante si elle n'était contée dans une langue aussi inspirée.
C'est l'histoire du premier fils désiré d'un roi, conçu malheureusement pour lui hors mariage avec une concubine. Crime sacrilège qui permettra aux épouses légitimes d'exiger le bannissement du fils et de la mère quand elles-mêmes auront des héritiers. Un gamin martyrisé par les autres enfants du village jusqu'à son départ à l'âge de treize ans. Impavide, la mère assiste aux exactions dont son fils est quotidiennement victime, persuadée que ces brutalités forgent son caractère, que sa haine et sa rage le transformeront en messie guerrier. Une ancienne prophétie annonce en effet la venue d'un enfant sacré qui deviendra un grand roi et réunira sous sa coupe les autres tribus.
Pour vérifier son pressentiment, elle l'emmène voir une vieille sorcière qui vit au creux d'un arbre de la savane, en compagnie d'un cochon sauvage aux yeux bleus. Celle-ci confirme que peut-être… mais qu'elle ne pourra en être sûre que le jour où le garçon atteindra la puberté. Quand ce jour arrive et que l'enfant, pour la première fois, se réveille le sexe dur, c'est la mère qui le soulage. Geste fondateur, incestueux, d'une mère toute puissante qui le poussera à conquérir les tribus voisines, à tuer et à massacrer les bouches inutiles, à vendre aux Portugais une partie des prisonnières et des enfants, et à garder comme esclaves les plus beaux spécimens.
Enfant de la prophétie, Chaka est avant tout l'objet des dieux, dieux qu'il lui faudra parfois affronter, à l'instigation même de ces derniers. Ainsi combat-il une mère divine et monstrueuse, une lutte ô combien symbolique alors que dans sa vie personnelle, Chaka n'aura de cesse d'obéir aux dieux et à sa génitrice. Après quoi la première guerre est déclarée, et Chaka ne cessera plus de batailler, de tuer et de massacrer, encouragé par sa mère, par la prophétie, par la sorcière, et, bien sûr, par les dieux.
Car ce sont les dieux qui, en coulisse, manipulent les marionnettes humaines qui défendent sans le savoir leurs intérêts. Les dieux savent que seul un empire zoulou puissant pourra entraver la marche de l'homme blanc et leur donner quelques années de répit. Comme d'habitude, ils poussent les hommes à s'entretuer en leur nom, se moquant des dégâts collatéraux (des milliers de morts à chaque nouvelle conquête de Chaka, qui seront nombreuses).
À la fin de sa geste, les dieux ordonnent à Chaka d'entreprendre un voyage initiatique, jusqu'à un lac sacré où l'attend un dieu crocodile. Le cadeau du crocodile (symbole du père, père qui l'a banni !) le rendra fou.
La magie imprègne le récit, mais que serait une épopée africaine sans magie noire ? Une chanson de geste tout autant magnifique (un jour un enfant apparaît, porté par une prophétie il réunit sous sa coupe la nation zouloue) qu'horrifique du fait de la cruauté de Chaka, de son inhumanité. C'est un guerrier sans cœur fabriqué par les dieux et capable d'abattre ses alliés s'il les sent trop fragiles. Il ne se connaît qu'un unique amour, celui qu'il porte à sa mère, un amour qui le dévore.
À la fin du roman, avalé comme un bouillon poivré une nuit de grippe, deux réflexions totalement incorrectes me viennent. Je comprends mieux les dictateurs africains actuels qui ne font que perpétuer la tradition et la folie du roi des zoulous. Et je me demande si une société sans dieu(x) serait moins sanguinaire. Peu probable…
Thomas Day a du souffle, il sait raconter des histoires, mais il a surtout ce don incroyable qui consiste à se glisser dans l'âme d'un peuple pour la faire sienne le temps d'un livre.
This Is Not America / La Maison aux fenêtres de papier
Actualité chargée, en ce début 2009, pour notre éminent collaborateur Thomas Day. Deux ouvrages ont en effet tout récemment enrichi sa bibliographie : le court recueil de nouvelles This is not America, publié par ActuSF dans sa décidément sympathique collection des « Trois Souhaits », et le roman La Maison aux fenêtres de papier, publié directement en poche en Folio « SF » – une fois n'est pas coutume, mais la coutume est régulièrement violée chez cet éditeur et c'est tant mieux. Deux ouvrages très différents, donc, et présentant diverses facettes d'un auteur qui, on le sait, a plus d'un tour dans son sac ; mais deux publications finalement très proches, revendiquant toutes deux l'influence de Quentin Tarantino (pas forcément pour ce qu'il a fait de mieux, d'ailleurs), au milieu d'autres références plus ou moins cryptiques, et marquées par un goût prononcé pour le voyage et l'exotisme.
Ce qui est petit étant joli, commençons donc par évoquer This is not America. Derrière ce titre musical et connoté (une habitude ?) se cachent trois nouvelles dépeignant une Amérique « qui n'est tellement plus elle-même qu'on a déjà l'impression de la connaître », pour citer la belle formule de la quatrième de couverture. Nul anti-américanisme de bas étage à craindre pour autant : ce qui intéresse ici Thomas Day, c'est le rêve américain, avec ses idoles et ses tares, trituré jusqu'à la moelle par un auteur qui connaît son sujet.
Le recueil s'ouvre sur « Cette année-là, l'hiver commença le 22 novembre », nouvelle façon road movie qui nous explique à demi-mots ce qui s'est vraiment passé le 22 novembre 1963 à Dallas, en jouant plus ou moins sérieusement de l'inévitable histoire secrète, avec des vrais morceaux de l'inévitable théorie du complot. Un texte rondement mené, palpitant de bout en bout et d'une efficacité certaine. Dommage, toutefois – mais cela faisait évidemment partie du jeu – qu'on ait plus ou moins déjà lu ça cent fois…
On préférera sans doute « American Drug Trip », nouvelle burlesque et déjantée reposant sur une variation dickienne à base d'univers parallèles, avec plein de choses réjouissantes et improbables dedans. Une autre vision de l'Amérique, effectivement, bourrée de références et pour le moins jubilatoire. Probablement le meilleur texte de ce bref recueil – que les lecteurs de Bifrost auront toutefois déjà lu dans notre vingt-sixième livraison…
La dernière nouvelle, « Eloge du sacrifice », est plus grave en apparence – s'y pose un terrible dilemme –, mais les références, et plus largement les bonnes idées, abondent à nouveau – on notera au passage quelques très belles scènes de bataille… tout en regrettant, peut-être, que ce texte se montre un peu artificiel et n'aille pas forcément jusqu'au bout de ses idées, le tout pouvant laisser un brin perplexe.
This is not America se révèle être au final un agréable petit recueil, savoureux et efficace. Rien de transcendant, certes, mais le fait est que cela se lit tout seul et qu'on en redemande volontiers.
Ça tombe bien, La Maison aux fenêtres de papiers est là pour ça. Sous une belle couverture de Daylon, Thomas Day y retrouve son Japon chéri après La Voie du sabre (Folio « SF ») et L'Homme qui voulait tuer l'Empereur (roman publié dans le Bifrost n° 32 et réédité chez Folio « SF »), mais versant contemporain, cette fois. Le sous-titre est parlant : « Hommage à Fukasaku Kinji, Takashi Miike et Quentin Tarantino ». L'influence des trois réalisateurs se sent en effet dans cette histoire débordant de yakuzas, de giclées d'hémoglobine et de sodomie à sec (pas de doute, on lit bien du Thomas Day). Mais on pourrait également y rajouter Takeshi Kitano, largement cité dans la filmographie en fin de volume, et dont l'influence se retrouve essentiellement dans de très réjouissants intermèdes ludiques (« paroles de yakuzas ») évoquant furieusement Sonatine (surtout), Hana-Bi et Aniki. Plein de bonnes choses, donc, et un programme tout ce qu'il y a d'attrayant.
L'essentiel de l'histoire repose sur la rivalité entre deux puissants clans de yakuzas, dirigés par deux frères, deux démons nés des cendres d'Hiroshima et de Nagasaki. Le chef du clan Nagasaki a élevé à sa manière (pour le moins rude) la troublante Sadako, une femme-panthère muée en irrésistible machine à tuer. Un jour, cependant, la destinée déjà étonnante de la jeune femme prend un brusque virage, quand Nagasaki Oni lui confie la terrible Oni No Shi, une épée légendaire et tueuse de démons. Un héritage difficile à porter et qui, très vite, jouera son rôle dans la guerre impitoyable que se livreront les deux clans yakuzas.
Cette fantasy urbaine crue et violente nous vaut un roman d'action efficace de bout en bout, et tout à fait distrayant. L'hommage est réussi, et les amateurs ne pourront que s'en trouver comblés. Mais le meilleur ne réside pourtant peut-être pas dans cet aspect du roman, qui n'est par ailleurs pas exempt de menus défauts : on peut ainsi regretter que cette trame, outre son côté passablement bourrin, se montre parfois un peu trop didactique, et que les éléments relevant proprement de l'imaginaire donnent en fin de compte une impression d'artifice, voire de superflu…
Mais l'aventure de Sadako est encadrée par un prologue et un épilogue cambodgiens narrant, le premier du point de vue de Nagasaki Oni, le dernier de celui de son frère démoniaque, les origines de l'Oni No Shi. Ce qui nous donne, dans un sens, deux nouvelles de fantasy à la fois plus classiques de par leur côté « archaïque », et plus étonnantes et séduisantes en raison de leur cadre original, entourant le récit contemporain. La plume de l'auteur s'y fait plus fine, plus travaillée, sans que le récit ne s'en trouve édulcoré pour autant. Il s'en dégage une belle puissance narrative et un souffle remarquable, qui rendent cette Maison aux fenêtres de papier plus convaincante encore.
En somme, Thomas Day nous a gâtés avec ces deux ouvrages, certes pas parfaits, mais témoignant assurément tant du talent de l'auteur que de la cohérence dans la variété de son œuvre.
David Rosenberg, célèbre gladiateur de l’Aire Humaine, n’éprouve plus aucun goût pour la vie depuis que Susan, son épouse, repose dans un caisson d’animation suspendue dans un coma définitif. C’est probablement ce qui lui permet de vaincre. Mais voilà que Lhargo, un Alèphe issu de la plus ancienne des civilisations, aux pouvoirs incommensurables, parmi lesquels la maîtrise du temps, et observateur des mœurs humaines, lui propose un contrat, à savoir le transférer dans un univers alternatif où sa bien-aimée est vivante et en bonne santé, en échange de cinq meurtres, uniquement de personnes qui ne méritent pas de vivre au vu de leur passif. Aidé de Kimoko, une femme plus tout à fait humaine, uberkriegerisch taillée pour le combat, séduisant garde du corps qui l’aime en vain, et de l’homme-chat Gilrein, mercenaire doublé d’un as de la technique, il exécute un à un ses contrats, pas toujours de la façon prévue. Les tentatives pour approcher la victime comme le détail des événements réservent quelques belles surprises.
L’ensemble est enlevé, bien rythmé, avec les doses d’adrénaline attendues mais aussi une dimension psychologique qui place le récit sur un plan plus ambitieux : les victimes, malgré les horreurs commises, méritaient-elles vraiment la mort, au point de leur retirer la possibilité de se racheter ? Peut-on fonder l’amour, aussi sincère et profond soit-il, sur le meurtre ? Qui sera cette autre Susan d’un univers parallèle et devra-t-elle savoir ce qu’il a fait pour elle ? La fin fournit la conclusion appropriée, en revenant également sur les motivations de l’Alèphe à l’origine du contrat.
Les Cinq derniers contrats de Daemone Eraser, paru en 2001 (même éditeur), a été entièrement réécrit pour la circonstance, approfondissant plus particulièrement les personnages tout en gardant leur côté « brut de décoffrage » propre aux héros d’aventures. Si le récit ne change guère sur le fond, il est à présent enchâssé de façon plus visible dans l’univers des Sept berceaux que Thomas Day a entre-temps développé au fil de nouvelles – il était à peine mentionné dans la première édition. La fin abandonne également, l’auteur seul sait pourquoi, la mise en page soulignant la poursuite du récit dans deux trames différentes, détail intéressant puisqu’il s’achève cette fois sur une fin unique, réduisant les possibles au choix, forcément douloureux et contraignant, quel qu’il soit, signe de la maturité et de l’évolution du personnage.
L’ensemble est bien rythmé, mené sur un rythme soutenu, et contient un certain nombre de références à des auteurs de SF (Silverberg, Zelazny), le tout dans l’esprit des films à la Sam Pekinpah et La Horde sauvage, de l’aveu même de l’auteur dans la longue interview qui fait suite au récit. Son but assumé est de faire plaisir et de se faire plaisir en retrouvant l’excitation un peu naïve qui accompagnait les westerns galactiques de jadis. Pari réussi, voire davantage, car Daemone est quand même un cran au-dessus d’un space op’ sans prétention.
Je ne ferai pas l’affront de présenter Thomas Day aux lecteurs de Bifrost. Rappelons simplement qu’il a commis une cinquantaine de nouvelles, dont certaines lui ont servi de cadre pour développer ses romans ultérieurs (La Voie du sabre, L’Instinct de l’équarisseur).
Du sel sous les paupières s’inscrit dans une démarche identique, l’auteur ayant exhumé et complété un texte paru en 1999 dans l’anthologie steampunk Futurs antérieurs (éd. Fleuve Noir).
Saint-Malo, 1922. La Grande Guerre vient seulement de s’achever. Sous l’étrange brume qui recouvre désormais toute l’Europe, le peuple tente d’oublier qu’un autre conflit majeur s’annonce déjà, Français et Allemands s’activant pour mettre au point l’arme décisive qui fera gagner leur camp. Judicaël, alias l’Apache, garçon de seize ans, habite avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Pour survivre, il vend des illustrés et commet quelques menues rapines. Deux évènements vont le forcer à se hisser au-dessus de sa condition misérable : la mort du vieux bonhomme et l’amour de la jolie Mädchen. Bientôt la jeune fille disparaît… Victime du Rémouleur, le tueur d’enfants qui terrorise la cité corsaire ? Ou victime des expériences menées par les militaires dans la base souterraine située sur la Rance ?
Le roman m’a laissé une impression mitigée. Ni le décor ni les personnages ni le thème ne sont en cause. Le pouvoir d’évocation de l’auteur ne s’est pas émoussé, pas plus que sa capacité à agréger en un tout cohérent les figures et les influences les plus diverses (pêle-mêle : Vernes, Dickens, le cinéma de Caro et Jeunet, et, pourquoi pas, les Celtiques d’Hugo Pratt), situant le texte au carrefour du conte de fée, de l’uchronie et du steampunk. Day réussit en outre à rendre son jeune héros crédible en paumé attachant (à mi-chemin entre Gavroche, Oliver Twist et Huckleberry Finn), métamorphosé par l’amitié et l’amour, l’amitié d’une machine, l’amour né d’un simple regard, la morale de l’histoire s’appuyant d’ailleurs sur cet axiome tout simple : l’amour et l’amitié peuvent tout, ils sont plus grands que la maladie, que les militaires et leurs guerres absurdes, que les dieux du passé. Tout juste pourra-t-on reprocher au texte une dynamique un peu fragmentée, une faiblesse au niveau du déploiement de l’intrigue (la quasi disparition de l’Überspion dès le second acte, par exemple ; par ailleurs, les développements autour de l’IRA et du personnage de Patrick Nolan ne m’ont pas paru très convaincants – plaqués artificiellement sur le cours d’un récit qui n’avait sans doute pas besoin de cet expédient pour trouver une résolution pertinente). Plus embêtant, en mettant un peu d’eau (de rose ?) dans le jus de désespoir où il trempe habituellement sa plume, autrement dit en voulant normaliser son texte il me semble que l’auteur en diminue la portée littéraire. Bien sûr, la dédicace du début laisse peu de place au doute. Mais qu’est-ce qui cara-ctérise Thomas Day ? Qu’est-ce qui le distingue de la meute ? Son univers de violence âpre et dure. C’est pour ça aussi qu’on le lit et qu’on l’aime. Ecrire un roman sans arme ni haine ni violence n’a rien d’infâmant en soi. Mais au milieu d’un tel foisonnement de références (voir exemples supra), je n’ai pas retrouvé l’empreinte habituelle de l’auteur, sa touche personnelle. En l’état, Du sel sous les paupières aurait presque pu être écrit par un autre (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit raté).
Roman édulcoré, Du sel sous les paupières n’ira pas jusqu’à rebuter les lecteurs acharnés de Thomas Day – n’exagérons rien. Toutefois, par sa vocation adolescente, par sa tentation de la normalité, il les laissera peut-être sur leur faim.
Par contraste, les nouvelles qui composent le recueil Women in chains sont terribles, insupportables. L’auteur décrit, par le prisme de quelques vies, la misère de la condition féminine. Cinq destinations, combien de destins brisés ? Mexique, Allemagne, Groenland, Afghanistan, France. On se déplace beaucoup chez Thomas Day, mais comme le précise Catherine Dufour dans sa préface, le recueil « n’est pas un guide touristique […] mais un guide du désespoir. Les voyageurs de Thomas Day ne se promènent pas d’une carte postale à une autre : ils hantent le côté obscur du monde. » Et les voyages se terminent, presque systématiquement, en cauchemars, en trips létaux.
« La Ville féminicide » évoque le mystère des disparues de Ciudad Juarez : un récit brutal qui a l’inconvénient d’arriver après ceux de Sergio González Rodriguez et Roberto Bolaño.
Dans « Eros-Center », une jeune Africaine ambitieuse devient la proie d’un sorcier proxénète (sic) qui l’envoie tapiner à Francfort. Heureusement, une bonne étoile veille sur elle, en la personne d’un immigré turc qui rêve de se faire déniaiser… L’histoire, plaisante, souffre d’une construction éclatée qui peine à imposer son évidence, comme avait su le faire « Dirty Boulevard » (du même auteur, dans le recueil Stairways to hell, éd. du Bélial’) en son temps.
« Tu ne laisseras point vivre » est le récit d’une nymphomane, douée de pouvoirs divinatoires, qui croit trouver dans les solitudes groenlandaises un remède à la corruption des sens et de l’esprit. L’étreinte glacée du grand Nord ne la sauvera pas de spectres trop humains.
Texte le plus politique du recueil, « Nous sommes les violeurs » (publié précédemment dans Bifrost n°62) nous projette dans un futur possible de l’Afghanistan, déchiré par la lutte contre la culture du pavot. Parmi les forces déployées sur le théâtre des opérations, une poignée de mercenaires va se distinguer en utilisant le viol comme mode opératoire et philosophie de guerre. Je n’en dis pas plus, excepté qu’il s’agit du sommet du recueil. Du grand art.
« Poings de suture » est une démarque étonnante du film Real Steel. A la banalité de la violence conjugale l’héroïne opposera, en devenant star des rings, une volonté farouche de reconstruction. Un texte banal d’apparence mais à l’effet libérateur.
Meurtre rituel, prostitution, viol collectif, bastonnade à mort, violence domestique. Voilà des histoires de sexe et de sang qui rebutent, qui scandalisent, sans doute parce que malgré le filtre du fantastique ou de l’anticipation, elles sonnent particulièrement justes. En tant que lecteur, on sort estourbi, désorienté, de ces cinq voyages au bout de la nuit. A la fois excité par la puissance brutale de l’écriture et accablé par les situations. Heureusement, l’humour (noir) de l’auteur rend çà et là plus respirable le déferlement des humeurs. Et le dernier texte ouvre une petite fenêtre vers un coin de ciel bleu. Parce que, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.
Sept secondes pour devenir un aigle est le dernier recueil publié de Thomas Day. En six nouvelles et un peu plus de trois cent pages, il livre sa vision, justement pessimiste, de l’état du monde et de l’avenir de l’humanité. S’y ajoute, pour le lecteur, une postface documentée de Yannick Rumpala, spécialiste de la décroissance, proche donc du souci de Thomas Day ici.
Car ce dont nous parle l’auteur – convaincant car convaincu – dans un recueil très joliment illustré par Aurélien Police, c’est d’écologie, de deep ecology, même, idéologie radicale qui considère comme moralement condamnable de traiter le monde comme une ressource au service de l’homme, et l’enjoint à respecter la planète sur laquelle il vit ainsi que les êtres vivants avec lesquels il la partage.
Protéger la planète, les biotopes, la biodiversité, est nécessaire en soi car tout ce qui est a une valeur, indépendamment de son utilité pour l’Homme. Cela implique conscien-ce, respect et maîtrise ; la deep ecology c’est à peu près l’opposé exact de l’Ancien Testament invitant les hommes à croitre et à se multiplier en soumettant la Terre et ses créatures.
Sauver la planète, la venger, la soigner, s’assurer au moins de ne pas la meurtrir plus, c’est à ces tâches que s’affairent les personnages de Thomas Day. Suivons-les.
Commençons par « Mariposa », très beau texte, délicat et empreint de nostalgie. On y voit un groupe de Japonais assistés d’un Américain – ennemis d’hier qui tentèrent mutuellement de s’éliminer et y réussirent en partie – faire cause commune pour protéger une espèce d’arbre à papillons endémique, rendant par là même à la terre une partie de ce qu’elle leur donna. Et pas seulement sur un plan symbolique…
Dans « Sept secondes pour devenir un aigle », un vieux rebelle indien transmet le flambeau de la révolte à un fils adolescent qu’il n’a pas élevé. Venger la Terre, blesser ceux qui la blessent, est la seule voie droite : c’est celle que Johnny la Vérole enseigne à Léo au cours de sa dernière chevauchée vers une revanche qui est celle de la Terre meurtrie. Léo y apprendra à vivre sans argent, hors du système, en se protégeant des objets de la modernité qui attachent au mode de production suicidaire que l’Occident impose au monde.
« Ethologie du tigre » est un beau texte dans lequel un homme qui a fait le choix, difficile mais raisonnable, de ne pas se reproduire, étudie les tigres et tente sans espoir de protéger cette espèce qu’il aime d’une extinction programmée par l’humanité.
« Shikata gan ai » fait du lecteur le spectateur d’un désastre écologique. Dans une ambiance à la Stalker, on suivra des récupérateurs pillant la zone interdite de Fukushima pour vivre de la revente d’objets abandonnés par les populations en fuite.
« Tjukurpa » est proche de « Sept secondes… ». Personnages issus de peuples premiers aux marges de la modernité ravageuse, retour aux pratiques et valeurs anciennes, recherche d’harmonie avec le monde, y compris en version virtuelle, rétribution violente et décroissance « forcée » dans une forme, ici subliminale, d’écoterrorisme doux.
Enfin, « Lumière Noire » nous montre une Terre nettoyée d’une bonne partie de l’Humanité par une IA rogue décidée à réaliser enfin le potentiel jamais exploité de l’Homme en se tournant vers les étoiles. Inquiétant et déjanté. Peut-être nécessaire.
Sur un thème capital, Sept secondes pour devenir un aigle combine l’urgence d’un cri primal à une vraie maîtrise narrative. C’est donc un recueil éminemment recommandable.
« Une heure-lumière ». La nouvelle collection du Bélial dédiée aux novellæ. Quatre à huit courts romans y seront publiés par an. Du français et de l’étranger. Du tout neuf et du primé. Dragon, de Thomas Day, est l’un des textes qui ouvrent le feu en ce début 2016.
Bangkok, Thaïlande. Bientôt. Un inconnu massacre à la kalach les clients et le personnel d’un bordel temporaire, l’un de ces innombrables bouges de la capitale thaïlandaise où des mafieux font leur beurre en organisant la prostitution enfantine à destination des touristes occidentaux désireux de s’abandonner à leurs pulsions abjectes sans grand risque, et aussi, bien sûr, pour quelques pervers locaux. Le lieutenant Tann est immédiatement chargé de l’enquête, une enquête que le Général Wongkrachang, chef de la police de Bangkok, rend prioritaire. Ses ordres implicites sont clairs : Tann doit retrouver le tueur et le supprimer discrètement. Il importe que les touristes, sources essentielles de revenus pour le royaume, ne prennent pas peur, mais aussi que la Thaïlande joue son rôle de pays motivé par la lutte contre la prostitution enfantine. L’opinion mondiale veille par les yeux de diverses ONG. La mauvaise réputation se paie cash.
Catholique dans un royaume majoritairement bouddhiste, ex-amant de Pearl, un ladyboy pré-op, Tannhäuser – Tann, pour les intimes – marche en équilibre sur le fil tendu qui sépare deux mondes. La traque du Dragon, l’impitoyable bourreau des pédophiles, le fera basculer loin des hommes, dans une autre réalité, terrible et foudroyante.
Dragon, c’est le cheminement de Tann vers son destin métamorphique, écho de celui du capitaine Willard dans Apocalypse Now avec qui il partage une même mission (parallèle des scènes : Tann/ Wongrachang – Willard/Lucas) : plonger jusqu’au cœur des ténèbres pour mettre un terme définitif au problème. Le parallèle trouve néanmoins sa limite : in fine, Tann sera Kurtz plutôt que Willard, il ne reviendra pas des ténèbres mais transmettra sa tâche à qui saura mieux la remplir.
Dans Dragon, Thomas Day raconte la Bangkok derrière la carte postale – une ville sale, corrompue, puante, aussi laide moralement que physiquement, où des hommes laids font des choses laides avec la complicité passive de la majorité… Il décrit en détails, au ras du sol, en reporter embedded, en somme. Il pratique une approche gonzo, ultra-subjective. Il dit son horreur de la prostitution enfantine et la balance dans la gueule du lecteur, avec urgence et violence, là où le Houellebecq de Plateforme abordait la question par l’ironie désabusée. Le choc ici est plus rude et, du coup, plus efficace.