Interview collaborative d'Ada Palmer

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Il y a quelques semaines, alors que la parution de Sept Redditions était toute récente, vous avez été une dizaine, amis lecteurs et lectrices, à nous envoyer une série de questions adressées à Ada Palmer : ses influences, sa manière de travailler, les raisons de ses choix dans « Terra Ignota »… Voici enfin les réponses de l'autrice !

Influences

• Feyd Rautha : Les fans de SF attendent impatiemment la sortie à la fin de l'année de l'adaptation de Dune par Denis Villeneuve. Il me semble qu'il est possible de faire de nombreux parallèles entre Dune et « Terra Ignota » . Nous avons un empire et de grandes maisons en concurrence, un monopole sur un système de transport, l'émergence d'une sorte de messie, des écoles spécialisées qui s'affrontent… on peut jouer les comparaisons à l'infini. D'après vous, quels sont les points majeurs de convergence ou de divergence les deux œuvres ?

Il y a des similarités, même si Terminus les étoiles d’Alfred Bester et « Le Livre du Nouveau Soleil de Teur » de Gene Wolfe ont représenté des influences plus fortes. S’il est vrai que Dune et « Terra Ignota » dépeignent des élites dirigeantes et de la haute politique, le roman de Frank Herbert montre des dynasties en compétition, tandis que, dans « Terra Ignota », nous voyons s’affronter les leaders de systèmes politiques très différents : la sélection de Kosala comme directrice ou la désignation de l’Empereur MAÇON n’ont rien d’héréditaire et fonctionne très différemment. Pareil pour les Humanistes, dont le système est en changement constant. En fait, l’un des choses qui cause la crise dans Trop semblable à l’éclair est que ce monde devient un peu trop dynastique : la façon dont les enfants Mitsubishi et les gens de chez Madame se frayent leur chemin vers le pouvoir rendent même ces démocraties dynastiques, mais c’est là une source d’innovations comme de tensions, là où, dans Dune, les dynasties aristocratiques sont un système par défaut. Il y d’autres différences, bien sûr. Une différence majeure est le voyage spatial : dans « Terra Ignota », l’humanité en est encore à faire de petits pas vers l’espace, à essayer d’avoir des prises au-delà de la Terre, et c’est une différence que l’on perçoit davantage à mesure que le cycle avance. Les personnages de Dune savent qu’il est facile de traverser leur vaste univers, qu’il n’y a aucun doute sur la possibilité d’atteindre des étoiles déjà visitées. «  Terra Ignota » met en scène une humanité débutante, encore fragile.

Influences

• franz_no : Quels sont les auteurs et/ou les livres qui vous ont le plus influencée  ?

J’ai cité Diderot, Voltaire et Sade comme influences majeures ; en matière de science-fiction, Alfred Bester est ma source pour cette sorte de fièvre intense et rapide des choses, comme la fête chez Ganymede, et Gene Wolfe est mon modèle pour la densité du world building et la complexité du narrateur. Moi, Claude de Robert Graves représente une autre influence, en particulier pour la façon dont on perçoit la politique via les interactions quasi-familiales d’un groupe central tout près du pouvoir. Aussi parce que notre historien est un personnage, qui écrit sa propre vie et qui change à mesure qu’il l’écrit. Je me suis aussi beaucoup inspirée du style anglais dans la traduction en prose de l’Iliade par Robert Fagles : celui-ci est un merveilleux écrivain, qui fait un usage brillant du rythme iambique de l’anglais – mais cela a dû changer complètement en français. J’ai également énormément apprécié les histoires originelles de Sherlock Holmes, davantage la prose de Conan Doyle que les éléments de mystère. Bon nombre de mes descriptions physiques de lieux et de personnages utilisent des méthodes dont Watson se sert dans des scènes de mise en place : il décrit l’ambiance d’un bâtiment avant d’évoquer ce qui s’est passé à l’intérieur. Un livre peut vous influencer de tant de manières : les personnages, le rythme, le cadre, le style, la voix, la structure…

Moi, Claude et L'Iliade

• Thomas : Quel a été votre processus pour créer cet univers si gigantesque en évitant les incohérences. Le monde que vous avez créé paraît si vaste et pourtant si réel grâce à la cohérence que vous avez su garder, et je trouve vraiment ça incroyable pour un seul cerveau. Avez-vous travaillé avec d’autres personnes ou est-ce que tout cela vient de votre seul esprit ?

Trop semblable à l'éclair

À vrai dire, il y a eu quelques incohérences, comme le prénom de Chagatai, qui est erroné dans une scène. Dans la première édition américaine de Trop semblable à l’éclair, j’ai confondu les noms de Masami et Hiroaki Mitsubishi, mais l’édition française a corrigé cette erreur. En général, je construis mes mondes fictifs lentement et soigneusement, sur plusieurs années, et je tends à m’en souvenir clairement. Je le fais seule, même si cela m’aide d’avoir quelques amis proches avec qui bavarder des mondes que je développe : parler à voix haute permet de me les éclaircir dans ma tête. Je note tous les détails, surtout les dates et les époques, de sorte que j’ai beaucoup de chronologies, des listes avec les dates de naissance des personnages, des tableaux avec des listes de personnages, les chapitres dans lesquels on les rencontre, etc. Cela me permet d’éviter qu’un personnage disparaisse ou n’apparaisse trop souvent. La plupart des détails du monde que je note concernent la chronologie des événements, et le plan du livre ; les aspects culturels, les personnalités et spécificités des personnages se trouvent dans ma tête.

• Audrey : Avez-vous pensé aux différentes étapes entre notre monde (2020) et celui de « Terra Ignota  » ? (J’entends par là plus de détails que les grands jalons du roman.)

Steam Sailors

Oui, j’ai une chronologie détaillée qui va de l’époque présente jusqu’à 2454, avec bien plus de détails que ce que l’on verra jamais dans les livres – même si on en apprendra davantage dans les volumes suivants. J’avais besoin de connaître les événements intermédiaire pour avoir une idée de la culture, et pour savoir comment se développeraient les institutions politiques. Je n’ai pas commencé par imaginer le monde de 2454 avant de revenir en arrière pour bidouiller des justifications expliquant comment on en est arrivé là : j’ai commencé au XXe siècle, en pensant aux tendances historiques, aux choses qui bougent et évoluent (les tensions entre la religion et le sécularisme, la militarisation de la droite, les changements de genre, de structures familiales, d’identité, l’accroissement de la vitesse des transports), et j’ai extrapolé ces changements vers l’avenir, j’ai imaginé ce qui pourrait se passer au cours des prochains siècles pour arriver à une année 2454 façonnée par ces événements intermédiaires. Une bonne part provient de cette question : qu’est-ce qui est instable dans notre monde actuel ? Qu’est-ce qui est en cours de changement ? Puis j’ai choisi des choses susceptibles de continuer à changer, et j’ai réfléchi aux conséquences probables. C’est un world building très historien, je trouve.

• Jonathan : De quelle manière élaborez-vous le plan de vos romans ? Autrement dit, quels moyens avez-vous utilisés pour concevoir l'immense architecture d'une œuvre pour mêler actions, récits, personnages ? Outils, logiciels, cartes (type Trello et autres) ? Post-it collés partout par centaines et reliés par des fils de couleurs ?

Je me sers de OneNote, au sein de la suite Microsoft Office, qui vous permet d’avoir des textes, des tableaux et des images au sein d’un même programme. Je ne crois pas que OneNote soit substantiellement supérieur à d’autres programmes similaires, mais j’apprécie d’avoir une carte, des post-its devant et un petit tableau à côté, tout ensemble. C’est comme ça que j’organise mes listes de personnages, mon schéma chapitre par chapitre, ma chronologie de 2000 à 2454, mes index des changements de langue, mes notes sur les blocs de votes Mitsubishi, le nom des précédents Empereurs, les dates des précédents Anonymes, des index des épithètes homériques, et un calendrier de l’an 2454 qui retrace à la fois les événements de des différentes journées et quelles sections du compte-rendu Mycroft a écrit chaque jour. Ce dernier point est important, car si Mycroft écrivait un chapitre lors d’une journée où quelque chose d’important ou d’affreux se déroulait, je voulais que son humeur du moment se reflète dans son écriture et, dans les tomes suivants (qui se déroulent après que Mycroft ait écrit et publié son compte-rendu), on voit le processus de l’histoire originale étant écrite et certains événements l’ayant façonné – j’avais vraiment besoin d’un calendrier jour à jour pour réussir y parvenir. J’ai un tableau d’affichage au-dessus de mon bureau, mais il comprend des photos d’éléments qui me rappellent les personnages ou les thèmes du livre, plutôt que des listes, des faits ou des informations.

• Samuel : Le concept de bash est passionnant – cette structure sociale est intéressante et visionnaire. D’où vient l'inspiration ? Est-ce une envie personnelle de voir de telles structures émerger ou une tentative d'anticipation sociale basée sur l'imaginaire et/ou l’observation ?

L’idée du bash provient du fait que l’unité familiale actuelle – la famille nucléaire isolée, avec un couple de parents élevant les enfants – est historiquement très récente, et très instable. Au début du XXe siècle, il était encore habituel de vivre sous le même toit que ses grands-parents, et les structures familiales étendues étaient (sont) meilleures pour avoir suffisamment d’adultes s’occupant de l’éducation des enfants, etc. Au milieu du XXe siècle, alors que ces structures se sont décalées vers la famille nucléaire isolée, embaucher une domestique ou une nounou est resté commun. Mais, après la Seconde Guerre mondiale, quand cette pratique a décru et que de plus en plus de femmes ont commencé à travailler, nous avons atteint un point très instable : il y a d’une part une forte pression pour que les couples vivent de leur côté mais si les deux membres travaillent, ils ne peuvent pas s’occuper des enfants à moins d’embaucher quelqu’un. Nous voyons de plus en plus de réactions contre cette situation  : plus de cas d’adultes vivant avec leurs parents, plus de cas de groupes vivant ensemble dans des formes diverses de communauté. Il est clair que la forme familiale actuelle isolée ne peut perdurer sans de grands changements. Un tel changement pourrait être la manière dont nous organisons la garde d’enfants ; un autre changement pourrait être l’accroissement de cette tendance des adultes à vivre dans des espaces communaux et éduquer des enfants en groupe. Je ne prétends pas que cela va se passer, mais il me semble évident que quelque chose devra se passer, et c’était une direction intéressante à explorer dans «  Terra Ignota ». Cela me paraissait plausible, en combinaison avec les voitures volantes : des gens devenus amis proches à l’université adoreraient continuer à vivre ensemble si la nécessité de déménager en raison du travail ne dispersait pas les groupes. Si cette pression est relâchée, je pense que nous verrions davantage de cohabitations de groupes d’amis.

• Armande : À quelle ruche pourriez-vous adhérer ?

La Ruche Utopiste. Mais je partage l’intérêt qu’ont les Cousines à vouloir faire des efforts pour aider les gens et œuvrer avec bienveillance, et je partage le sentiment culturel de la Ruche Européenne. Je ne crois pas que ce choix ne doive jamais être facile : ce qui est formidable dans un monde où l’on peut choisir sa citoyenneté au lieu d’être coincée avec elle, c’est la façon dont cela vous amène à réfléchir, non seulement sur ce que vous aimez dans la citoyenneté choisie, mais aussi ce que vous respectez dans celles que vous n’avez pas choisies.

• Hoël Hoël : Quel est l’intérêt de pratiquer une simili orthographe du XVIIIe siècle  ? Quelle est l’histoire de Madame D’Arouet ? comment en est-elle arrivée là ? Considérez-vous vos romans comme étant de la SF ou un mélange étrange avec de la métaphysique pour agglomérer le tout ? Pourquoi tant de coïncidences ? Ces scènes de sexe, celles où les genres sont inversés, celles de dialogues mystiques, sont-elles sous l’influence de Sade ou y a-t-il d’autres auteurs ? Et pourquoi, quitte à invoquer le XVIIIe siècle, avoir omis Montesquieu, Marivaux, Condorcet, Beaumarchais, l’abbé Prévost ou Choderlos de Laclos ?

Wow, plein de questions ! En anglais, je voulais que ma prose évoque le XVIIIe siècle, en imitant la structure des phrases de cette époque et le style, d’une façon qui soit étrange et très peu familière pour un lecteur anglophone actuel ; j’ai également insisté sur le fait que Mycroft écrit dans un style archaïsant. En français, puisque bien plus de lecteurs sont familiers des œuvres du siècle des Lumières et notamment de l’orthographe de l’époque, nous avons pu utiliser certaines de ces graphies pour rendre cette impression de XVIIIe siècle.

En anglais, la seule orthographe ancienne dont les gens sont familiers est celle de Shakespeare : utiliser cette orthographe n’aurait pas donné l’impression du bon siècle, les années 1600 au lieu des années 1750. C’est un bel exemple de ce qu’il est possible de faire, ou non, avec différentes langues. Pas parce que les langues ne le permettent pas mais parce que les lecteurs sont familiers de telles ou telles choses.

En ce qui concerne Madame, la suite vous apprendra davantage sur elle. Elle se base sur certains personnages deJacques le fataliste et son maître et dans Sade, en particulier La Philosophie dans le boudoir.

La métaphysique est toujours très présente dans mes histoires, peu importe leur genre (le prochain roman après « Terra Ignota » sera une fantasy historique… avec beaucoup de métaphysique). C’est ce que je préfère en fiction, quel que soit le genre.

Sade est la principale influence pour tout ce qui est sexe et genre, bien que Voltaire et Diderot aient une influence sur les questions de genre aussi. Montesquieu est un peu présent dans la philosophie politique ; il est toutefois peu mentionné parce qu’une bonne part de la pensée politique de cet auteur a été reprise dans la formation des USA et leur Constitution. Or, dans le monde de Mycroft, la plupart de ses idées-clé (gouvernement tripartite, etc.) sont extrêmement marquées par ce qui s’est passé avec l’Amérique ; comme les gens de ce futur n’aiment pas en parler, ils ne parlent pas non plus de Montesquieu.

En ce qui concerne les autres auteurs : ce que je trouve le plus intéressant avec les Lumières est leur côté spéculatif très abrupt, ce que j’appelle parfois « les Lumières sombres ». Des gens comme La Mettrie, d’Alembert ou d’Holbach qui, à l’instar de Voltaire et Diderot, n’étaient pas à l’aise avec leurs propres réponses à des questions sur la Providence et si l’univers est bénin. Ce sont ces auteurs qui aident Mycroft lorsqu’il lutte pour comprendre ce qu’il se passe autour de lui, bien plus que les auteurs politiques. Voltaire, dans un texte tel que le « Poème sur le désastre de Lisbonne », s’interroge sur une Providence troublante ; il discerne des motifs dans le monde mais a du mal à voir ces motifs refléter quelque chose d’éthiquement bon… voilà ce qui concerne Mycroft lorsqu’il lutte pur comprendre 2454.

Diderot et Sade

• Raphaël : Où est le peuple ? Où sont les abeilles ? Les élites (les reines de ruche ?) sont bien là, omniprésentes, hyper actives, machiavéliques, consanguines. Et elles vivent, sans doute, parlent, aiment, s’habillent, se passionnent à la mode de ces années 2400. Mais ce peuple non montré, que l’on ne voit pas vivre, aimer, travailler, éprouve-t-il socialement, culturellement, religieusement, les mêmes tourments que les hauts personnages que vous avez décidé de mettre seuls au cœur du premier tome ? Pourquoi le peuple n’est-il que suggéré  ? Nous avons rencontré, il est vrai, un peu de valetaille à Paris et quelques servants éboueurs à Marseille, des mouvements de foule très impressionnistes lors d'une cérémonie publique… Mais plongerons-nous durablement dans la plèbe ?

The Will To Battle

Deux réponses à cette question. La première est que, oui, nous verrons un peu plus d’individus, de gens du commun et leurs actions, surtout dans le dernier tome de « Terra Ignota ». La deuxième réponse est qu’il s’avère difficile d’écrire une histoire sur les gens ordinaires en mettant le projecteur sur un individu issu d’un large public, car à moment où on braque le projecteur sur cette personne, elle commence à se sentir héroïque, exceptionnelle – le seul fait de mettre le projecteur sur une personne lui donne un caractère de protagoniste, la fait ne plus se sentir ordinaire, surtout si elle commence à interagir avec le pouvoir et l’influencer. À moins qu’une histoire ne parle de l’ordinaire et du manque de puissance d’un personnage « ordinaire », tous les personnages ordinaires commencent vite à se percevoir comme les héros de leurs histoires. J’ai donc voulu considérer le large public différemment : à ses actions collectives. Dans Trop semblable à l’éclair, nous voyons des élites désespérées courir de partout pour tâcher de cacher ou taire des choses, de les anticiper, de les manipuler, parce qu’ils ont peur de quoi ? De ce que le public va faire, de comment le public, la masse de tous ces gens ordinaires, va réagir aux listes des Sept-Dix, à la nouvelle du cambriolage au bash Saneer-Weeksbooth, à Madame, etc. Nous voyons les élites réagir quand elles prennent conscience, et prennent peur, du grand pouvoir de l’action collective des gens ordinaires. En un sens, tous les personnages que nous voyons, même l’Anonyme et MAÇON, qui se sentent si puissants, sont absolument impuissants comparés aux actions du public – auquel tout se rapporte. C’est une façon de présenter les foules qui diffère de nombreux récit où, peu importe le degré de corruption ou de cruauté des élites, les masses n’ont aucun pouvoir d’action ou de changement jusqu’à ce qu’un héros arrive pour les amener à agir. Je trouve intéressant de constater que, souvent, les lecteurs ne remarquent pas cela dans « Terra Ignota » : plus on observe les élites, plus on a l’impression qu’elles ont le pouvoir, mais plus le récit avance, moins cela est vrai. Néanmoins, je ne donne pas au public non-élite un unique héros messianique pour le galvaniser ; je présente la réalité : le grand public a toujours le pouvoir, mais celui-ci n’est pas activé par une personne spéciale, il l’est par la propre nature du public en général – en particulier dans un monde riche en auto-détermination politique. On verra cela davantage dans les tomes suivants ; ce thème, encore subtil dans le tome 1, se développera au fur et à mesure de l’avancée du cycle.

• Aliens et les garçons : Est-ce que, pour Mycroft, le lecteur est une personne de plus à manipuler ? La société développée dans « Terra Ignota » n’est ni une dystopie, ni une uchronie. Aux Utopiales 2019, vous avez déclaré que c’était parce que vous vouliez créer une société plus complexe et réaliste. Est-ce parce que vous pensez que l’utopie et la dystopie sont des visions trop simplistes et des modèles invraisemblables de notre futur ?

Vous en verrez davantage sur la relation de Mycroft avec le lecteur, mais c’est bien plus complexe que « une personne de plus à manipuler ».

Je pense que les utopies et les dystopies sont des outils pratiques, pour explorer des institutions sociales spécifiques poussées à leur maximum et pour réfléchir à leur sujet. Mais elles doivent être simples pour que cela fonctionne, pour que l’extrémité d’une structure ou d’une pratique sociale devienne visible. Je pense que des mondes complexes et mixtes, comme «  Terra Ignota », qui mêle des aspects merveilleux et des choses terribles, sont plus utiles quand nous nous demandons quel avenir est le plus probable, puisqu’il s’avère improbable qu’un futur soit entièrement positif ou négatif. Notre présent n’est pas purement positif ou négatif vu depuis la perspective du passé : nous avons des réussites médicales extraordinaires, la vaccination, des libertés civiles, des technologies incroyables, la capacité à transporter par les ondes des livres et des films directement au domicile de chacun, mais nous avons aussi la corruption, les guerres, les génocides, une intolérance et des préjugés intolérables – c’est un mélange. Les utopies et les dystopies sont parfaites, pour divertir et avertir, et explorer des idées, mais leur principal défaut est qu’elle amène à penser l’avenir de façon binaire, comme si nous allions « gagner » et obtenir le « futur positif » ou bien « perdre » et vivre dans un « futur négatif ». Aucun des deux n’adviendra. Comme lors de n’importe quelle autre ère passée, on aura des victoires et des défaites ; de bonnes choses se passeront, de mauvaises aussi ; on parviendra à de grandes améliorations et on déclenchera accidentellement des événements terribles. Nous pouvons essayer d’obtenir autant de victoires que faire se peut, de façon à améliorer l’avenir autant que possible – et chaque victoire compte –, mais imaginer un avenir noir ou blanc tend à nous fragiliser, nous fait sentir à chaque défaite que nous n’aurons plus le « bon futur ». Cette fragilité décourage l’action, mais je veux justement que mes textes de fiction encouragent l’action, qu’on se dise : « Bon, même ce futur qui comporte tant de choses positives, en comporte aussi des moins bonnes. Mais les gens s’efforcent de l’améliorer ; ils y parviennent parfois, et parfois ils échouent, mais ils persévèrent. Nous devrions faire de même. » Le progrès est un travail d’équipe multigénérationnel. Prétendre que tout est accompli d’un coup, en une génération, que nous pouvons tout gagner ou tout perdre lors d’une seule crise, voilà qui fait oublier aux gens le but véritable : la transmission.

 

 

Traduction : Erwann Perchoc

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