Nous avons pu le voir dans le Bifrost 98 : l’écriture d’Alfred E. van Vogt repose beaucoup sur un système, une méthode… Et qui de mieux pour en parler que l’auteur lui-même, exemples à l’appui ? Pour aussi qu’il soit, le propos reste quelque peu redondant avec les articles de Pascal J. Thomas et Charles Platt, raison pour laquelle nous avons préféré l’adjoindre (avec un peu de retard) à la version numérique de Bifrost. Traduit (et laissé tel quel) par Patrice Duvic pour le Livre d’or que l’anthologiste avait consacré au père des Slans, le présent article est paru originellement dans Of Worlds Beyond: The Science of Science Fiction Writing, un petit recueil d’essais paru aux USA en 1947, où Robert A. Heinlein, Jack Williamson, E.E. « Doc » Smith ou John W. Campbell expliquaient leurs manières de faire… En huit cents mots ou peut-être un peu plus, plongez dans la psyché de « l’homme à idées » !
J’écris une histoire en restant pleinement conscient de l’aspect technique de l’écriture. Et quand mes idées ne sont pas nettes, aussi peu que ce soit, sur un point de technique, à ce moment-là mon histoire commence à faiblir, et il faut que je revienne en arrière, que je réfléchisse au problème, que je trouve d’où vient cette faiblesse et que j’y porte remède en me tenant aux principes selon lesquels je travaille.
Ce sont ces principes que j’ai l’intention d’exposer dans les pages qui suivent.
Et c’est en me tenant rigoureusement à l’une de ces règles que j’ai vendu en 1932 ma première histoire. Il ne s’agissait pas de science-fiction, mais toute ma production de science-fiction, environ un million de mots, fut écrite en suivant ces mêmes principes. Et, puisque mes œuvres commencent à paraître en édition reliée, que le cinéma et la radio s’y intéressent, il semble que cette technique a fait ses preuves.
Même en cette période intermédiaire, il est difficile d’imaginer qu’il y a seulement vingt ans les auteurs de science-fiction étaient payés un tiers de cent le mot. Mais il est tout aussi difficile de croire que l’utilisation de l’énergie atomique, ce vieux poncif de la science-fiction, est devenue une réalité. Bientôt, la première guerre atomique sera aussi une réalité et non plus de la fiction, mais si vous avez l’intention d’écrire une histoire de science-fiction laissez la guerre atomique tranquille. Ses possibilités romanesques sont épuisées. Et les lecteurs en sont fatigués. Il faudra que votre esprit se mette en quête de nouvelles possibilités, non pas nécessairement des idées-gadgets, mais de nouvelles approches dans lesquelles la guerre en tant que telle ne se trouve pas au premier plan. Les personnages, l’atmosphère, des choses surprenantes. Dans le futur immédiat et pour la science-fiction l’approche au niveau des personnages est de loin le pari le plus sûr.
Bon. Supposons donc que vous avez trouvé une idée pour une histoire de science-fiction. Vous vous asseyez pour l’écrire. Mais ensuite ?
Pensez-la en scènes de huit cents mots. Ce n’est pas moi qui ai inventé cela, mais c’est une règle que j’ai suivie religieusement depuis que je me suis mis à écrire. Chaque scène a sa raison d’être que l’on précise peu après le début, habituellement vers le troisième paragraphe, et, à la fin de la scène, cette raison d’être a trouvé son accomplissement ou ne l’a pas trouvé. Ce point est si important que je crois qu’il justifie l’emploi de quelques exemples :
Pour Leigh, le premier choc était passé. La pièce lui paraissait curieusement sombre, comme s’il regardait par des yeux qui n’étaient… plus à lui ! Il fit un terrible effort pour se ressaisir, et pensa : « Il faut lutter ! Quelque chose essaie de posséder mon corps. Tout le reste n’est que mensonge. »
Le propos de cette scène de « Les Dreeghs » ne fait pas de doute. Mais trouve-t-il sa réalisation ? Voici la fin de la scène :
… Il voulut détourner la tête et vit, terrorisé, qu’il était incapable de faire bouger son corps. Il voulut parler pour faire craquer ce silence et cette paralysie qui l’enveloppaient comme une couverture. Pas un son ne sortit.
Pas un muscle ne bougea, pas un doigt. Pas un seul nerf ne frémit.
Il était seul.
Séquestré dans un petit coin de son cerveau.
Perdu.
Mais est-il possible dans la scène d’ouverture d’une longue histoire d’introduire à la fois le propos de la scène et celui de l’histoire elle-même ? C’est là un problème que pose toute histoire, et on peut habituellement le résoudre en faisant découler le propos de l’histoire de la première scène prise dans son ensemble. Pourtant il est intéressant d’introduire dans les tout premiers paragraphes, les propos à court et à long terme. Dans le Livre de Ptath, un roman dont l’action se situe quelque deux cents millions d’années dans le futur, voici comment j’ai réussi à introduire l’un et l’autre :
Il était Ptah. Non qu’il pensât à son nom. Celui-ci était tout simplement là, présent comme partie de lui-même, comme son corps, avec ses bras, ses jambes, comme le sol sur lequel il marchait. Non, cette dernière impression était fausse. Le sol ne faisait pas partie de lui-même. Il y avait bien sûr une certaine relation entre le sol et lui, mais elle était d’une nature un peu plus surprenante.
Il était Ptath, et il marchait sur le sol, il marchait vers Ptath. Il retournait vers la cité de Ptath, capitale de son empire de Gonwonlane, après une longue absence. Cela était fort clair, accepté comme tel sans que l’on eût besoin d’y penser, et cela seul importait. Et il en ressentait encore mieux l’importance à la façon dont il pressait le pas pour voir si la prochaine courbe du fleuve lui permettrait de tourner à l’ouest.
Le propos de cette scène est de lui faire traverser le fleuve. Pourquoi est-ce important ? Parce qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’est un fleuve, ni une route. Et quand il se décide finalement à le traverser, il ne lui vient pas à l’esprit de nager.
Cette fois-ci, il ignora l’oppression qui envahissait sa poitrine et poursuivit son avance à travers Veau noire qui l’enserrait. Comme si elle s’apercevait de sa défaite, la souffrance finit par disparaître… La douleur réapparut dans sa poitrine lorsqu’il parvint à un endroit où l’eau ne lui arrivait plus qu’à la taille… Pendant un moment, il demeura tordu de souffrance sur la rive herbeuse, puis la peine disparut. Il se releva et demeura un long moment immobile, regardant le courant sombre et rapide. Lorsqu’il se détourna, il était conscient d’une chose : il n’aimait pas cette eau.
Il est arrivé de l’autre côté du fleuve, mais en le traversant il nous a offert l’image d’un Roi-Dieu de retour « après une longue absence », et ce sans que le mot « dieu » ne soit jamais mentionné.
Il n’y a pas une seule de mes histoires dans laquelle la structure de la scène diffère notablement de celle que je viens de citer. Naturellement, chaque scène pose ses petits problèmes particuliers, il y a des variantes, mais tôt ou tard, généralement assez tôt, l’objet de la scène est énoncé ou je le laisse deviner de manière si claire qu’il ne peut y avoir de doute sur ce qui doit s’accomplir.
C’est en adoptant ce « secret » de la scène de huit cents mots (cela peut tout aussi bien être six cents ou mille mots) que j’ai écrit et vendu ma première histoire. Et ce principe a servi de base à toutes celles que j’ai vendues depuis.
Les lecteurs ont coutume de ne pas se tromper sur un auteur. Il y a quelques années, dans un magazine amateur, un fanzine, on me décrivait comme un homme « À idées ». Entendant par là que mes histoires de science-fiction étaient pleines d’idées, d’astuces déconcertantes et de points de vue étranges.
Cette description m’a surpris, car je n’avais jamais vu les choses sous cet angle-là. Mais presque immédiatement j’ai dû reconnaître que c’était exact. Depuis mes tout débuts dans la science-fiction, j’ai toujours eu l’habitude, quand il me venait une idée, de l’introduire, de l’intégrer à l’histoire sur laquelle je suis en train de travailler. Très souvent, l’idée semblera n’avoir aucun rapport. Mais en cogitant un petit peu, je finis généralement par trouver une approche qui la rendra utilisable.
Il y a des auteurs qui vous mettent en garde contre le fait de mettre toutes vos idées dans une même histoire. Gardez-les, disent-ils, car bientôt vous écrirez une autre histoire où elles vous seront bien plus utiles. Il y a une certaine logique à cela, mais laissez-moi donner un avis contraire : le cerveau ne se développe pas dans une attente négative. Si quelqu’un attache trop d’importance à une idée, le cerveau se concentrera sur cette idée et cessera d’en produire de nouvelles.
Ma propre expérience est que le cerveau travaille de manière positive. Tenez pour sûr que les idées viendront quand vous en aurez besoin, et elles viendront. Ne les thésaurisez pas, ouvrez les vannes. Et une fois que le flot d’idées sera en route, le problème sera de l’arrêter et non pas de le faire continuer à s’écouler.
Ce que je viens de dire constitue une approche générale du problème. Il y a une nécessité de développer une abondance d’idées nouvelles. Mais, comme les écrivains le constatent très vite, chaque histoire a ses exigences particulières en matière d’idées. Des besoins qui, pour chaque histoire, sont différents de ceux de toutes les autres histoires. Dans chaque nouveau texte, il y a un endroit où l’usine à idées doit se mettre à fabriquer du sur-mesure.
Comment ces idées prennent-elles forme et d’où viennent-elles ? Plus que pour toute autre forme de littérature, c’est dans le cas de la science-fiction un problème urgent et difficile, parce que ses lecteurs repèrent du premier coup d’œil une histoire qui n’est pas originale.
Pour commencer, un auteur devrait avoir une idée qui serve de base à l’histoire proprement dite. De ce côté-là, je ne suis pas un bon exemple. Au début, les idées que j’ai pour mes histoires sont parfois si floues qu’il paraît incroyable que l’histoire définitive ait pu prendre forme à partir d’un brouillard aussi ténu. Passons donc rapidement au stade où l’histoire a vaguement pris forme. On connaît le nom du personnage principal, et l’on a commencé à écrire quelques paragraphes dans un effort pour trouver le « ton » de l’histoire. Peut-être même la première version de la première scène est-elle écrite. Et comme cette scène a été écrite selon le principe énoncé plus haut, qu’elle a un but en soi, elle existe avec certaine netteté. Pourtant, au-delà, s’étendent de vastes ténèbres. Que se passe-t-il ensuite ? Et la fin ? En fait, à ce stade, pourquoi se préoccuper de la fin. Il paraît plus pragmatique de s’inquiéter maintenant de la scène numéro deux. Non ? Mais est-ce vrai ?
Il y a effectivement des cas où il est possible de finir la scène numéro deux sans savoir ce qui suit. Mais c’est rare. Une histoire est à l’état de germe dans sa première scène. Et une fois que l’on a réfléchi aux implications de la scène numéro un, on a pour le moins les embryons de plusieurs des scènes suivantes. Exemple : dans la scène d’ouverture de ma nouvelle « Un pot de peinture », le personnage principal se pose sur Vénus (c’est le premier homme à se poser sur Vénus) et il trouve un pot de peinture vénusienne. Malheureusement celui-ci ne s’ouvre pas comme un pot de peinture ordinaire, et il en renverse sur lui. C’est ennuyeux mais il ne considère pas que c’est grave jusqu’au moment où malgré le recours à toutes les méthodes connues de lui, il s’aperçoit que la peinture ne veut pas s’en aller.
Les scènes qu’implique ce début sont plus ou moins les suivantes : voilà donc une peinture étrange qui semble avoir des propriétés remarquables. A quoi ressemblerait la peinture idéale ? Et comment pourrait-on l’enlever ? Une par une, il en découvre les propriétés, et pour lui les choses se compliquent de plus en plus, jusqu’au point où la peinture devient une menace mortelle. Une idée en entraîne une autre. La scène trois, après ses tout premiers échecs pour enlever la peinture, commence ainsi :
Kilgour nota :
« Une peinture parfaite doit être imperméable, à l’épreuve des intempéries et belle de surcroît. Elle doit également être facile à enlever. »
Il relut la dernière phrase d’un air sombre et, pris d’un accès de colère, fêta son crayon au loin et alla se planter devant le miroir de la salle de bains. Il étudia son reflet avec un rictus de mauvais aloi.
« Tu es joli ! » s’exclama-t-il d’une voix grondante à l’adresse de son image. « On dirait une bohémienne en tenue de bal ! »
A la fin de la scène trois, il découvre que « cette peinture, une fois qu’on l’avait appliquée, se régénérait toute seule ». Comme l’on voit, dans ce cas, une idée en entraîne une autre. Une fois la première scène écrite, le reste en est la suite logique.
Autre exemple. Dans ma nouvelle « The Changeling », la première scène nous présente le personnage principal en train de faire une étrange découverte : il ne sait pas qui il est. Depuis plusieurs années, il vit tranquillement, est marié, possède une splendide maison, se trouve à la tête d’une entreprise qui lui assure un salaire des plus confortables. Et soudain une remarque faite par hasard, et il découvre que son passé est un véritable gouffre.
Quelle scène suggère une ouverture comme celle-ci ? Tout d’abord, cela m’a suggéré qu’il devait exister une ligne de partage entre sa réalité présente et son « faux » passé. Quand a-t-il commencé à travailler dans cette entreprise ? En interrogeant ses employés, il découvre que cela fait environ quatre ans.
Mais il est marié depuis plus longtemps que cela. Donc, sa femme doit savoir ce qui s’est passé. Avant de l’interroger, il se renseigne du côté de l’état civil et de ses états de service pendant la guerre. Il découvre qu’une personne portant son nom est née quelque cinquante ans plus tôt (il en paraît 35), et que l’homme en question a perdu une jambe pendant la Seconde Guerre mondiale. Et lui a toujours ses deux jambes.
Quand il se décide finalement à mettre sa séduisante femme face à ces faits, celle-ci le fait enfermer dans sa chambre. Par la suite, des gardes le retiennent prisonnier à l’intérieur de sa propriété.
En bref l’enchaînement a été le suivant : 1) Craig découvre que quelque chose ne colle pas ; 2) par peur de se rendre ridicule, il se livre méthodiquement à un certain nombre de vérifications ; 3) finalement, il affronte sa femme, et, bien qu’il soit toujours dans le noir quant à ce qui se cache derrière tout ça, sa situation a au moins l’avantage d’être plus claire. Il m’a fallu plus de trois scènes pour en arriver là, mais il est clair qu’une séquence conduisait logiquement à la suivante.
Maintenant l’histoire est sur ses rails. Le personnage principal a des ennuis, et nous avons montré son problème. Le propos de l’histoire est de découvrir ce qui s’est passé. Dans le cas de cette nouvelle, je savais ce que dissimulait ce mystère, mais les idées de chaque scène me sont venues de la manière que j’ai décrite.
Il y a un autre point sur lequel je voudrais insister. Les idées découlent de la scène de huit cents mots. Ce que je veux dire par là, c’est que l’on ne peut pas écrire huit cents mots à propos de rien. Une fois qu’on a commencé la scène, il faut trouver des idées pour la remplir et arriver à la longueur voulue. En d’autres termes, si l’objet de votre scène est accompli en trois cents mots, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. La scène est insuffisamment développée. Il n’y a pas dedans suffisamment d’idées, pas assez de détails, pas assez d’engrenages.
N’oubliez jamais cette « scène de huit cents mots ». C’est vraiment pratique. Elle vous dira mieux qu’une logique abstraite qu’il est temps de trouver une nouvelle idée ; et vous avez intérêt à ce qu’elle soit bonne. Sinon les lecteurs de science-fiction vont vous bouffer. Verbalement, bien sûr.
Lorsque le responsable de ce symposium m’a suggéré d’écrire un article sur la complication [1] dans l’histoire de science-fiction, ce qu’il disait implicitement c’est que c’était là le genre d’histoires que j’écris. Tout comme quand on m’a décrit comme un homme à « idées », c’était là pour moi une nouvelle image de moi-même. Ces aperçus soudains sur ce que les autres pensent de vous vous tombent dessus comme la foudre ; un bref instant on résiste à cette identification, et puis, quand des milliers de fragments de preuves vous viennent à l’esprit, on se met plus ou moins à l’accepter.
Oui, j’écris ce qu’on peut appeler des histoires à engrenages, des histoires à « complications ». J’essaie aussi de présenter des personnages, de créer une atmosphère, et d’introduire des intuitions et un contenu scientifique. Mais pour le moment, tenons-nous-en à la complication. Il n’y a pas très longtemps, quelqu’un qui voulait être écrivain m’a demandé comment s’y prendre pour écrire une nouvelle qui fasse au moins cinq mille mots. Il partait d’une bonne idée (il m’a expliqué quelques-unes d’entre elles, et elles étaient bonnes) et, pour une raison ou pour une autre, au bout de deux mille mots son histoire était terminée. De plus, quand les éditeurs lui refusaient ses nouvelles, s’ils lui fournissaient une explication c’était habituellement que son histoire était trop longue.
« Trop longue ! » hurlait-il « et pourtant certaines de vos nouvelles font jusqu’à dix mille mots, et elles n’ont pas autant de rebondissements que les miennes. »
Je lui ai parlé de la scène de huit cents mots, et, au moins, maintenant il peut écrire une histoire longue. Mais lorsque j’ai discuté avec lui, j’ai oublié deux ou trois choses. Et comme depuis je n’ai jamais vu son nom dans un magazine ou sur un livre, je présume qu’il ne les a pas découvertes par lui-même.
Dans une nouvelle, l’intrigue doit avoir au moins deux fils conducteurs. Et plus une histoire est longue, plus il faut de fils. Certains d’entre eux peuvent être mineurs, guère plus que des problèmes découlant des traits de caractères de tel ou tel personnage. Ce genre de fils présente un double avantage. Ils permettent de mieux préciser les personnages, et d’apporter à l’histoire plus de couleur et de richesse. Ces fils secondaires peuvent aussi découler 1) du thème, 2) du contenu scientifique, et 3) de l’atmosphère. Nous allons illustrer ces différents points dans un moment, mais parlons d’abord des fils principaux.
Dans une nouvelle, il y a une « intrigue » principale et une « intrigue » secondaire. L’intrigue secondaire naît de l’intrigue principale et se trouve résolue en même temps qu’elle. Théoriquement, c’est aussi simple que cela. Maintenant, voyons à quoi cela ressemble dans la pratique.
Je m’éveillai en sursaut et me demanda : « Comment Renfrew supporte-t-il les choses ? »
Je dus faire un mouvement car les ténèbres se refermèrent douloureusement sur moi. Je n’ai aucun moyen de savoir combien de temps dura cette déchirante inconscience. Quand je revins à moi, je ressentis d’abord la poussée des moteurs de l’astronef.
Cette fois je repris lentement mes esprits. Je conservai une immobilité parfaite. Le poids de mes années de sommeil pesait sur moi et j’étais résolu à suivre la routine ancienne fixée par Pelham. Je ne voulais pas perdre à nouveau conscience.
Allongé sur ma couchette, je réfléchissais. J’avais été idiot de m’inquiéter de Jim Renfrew. Il ne devait pas sortir de l’état d’animation suspendue avant cinquante ans !
Le narrateur vient juste de sortir d’un sommeil artificiel qui a duré cinquante ans. Grâce à cette méthode, lui et trois autres hommes sont en train d’essayer d’arriver jusqu’à Alpha du Centaure, le fameux système solaire qui est le plus proche de la Terre, à un peu plus de quatre années-lumière. Ils s’attendent à ce que le voyage dure cinq cents ans, et ils ont pris des doses d’une drogue qui les plonge dans un état de catalepsie. Ces doses sont calculées de manière que, tous les demi-siècles, l’un d’entre eux se réveille.
L’intrigue principale est constituée par le voyage lui-même et son étrange conclusion. La trame secondaire est mentionnée dans le premier paragraphe : « Comment Renfrew supporte-t-il les choses ? » Renfrew, le propriétaire de l’astronef et commanditaire du voyage, est un être plein de couleur, mais faible. Les autres se font du souci pour lui, et leur inquiétude est justifiée car, suite au développement de l’intrigue principale, Renfrew devient fou. Il importe de noter ici que le fil secondaire ne doit jamais se résumer à des soupçons sans fin. S’il commence en tant que soupçons, ceux-ci doivent rapidement être justifiés par la réalité. Quand vous n’avez pas une bonne intrigue secondaire solide et substantielle, parfaitement intégrée à l’intrigue principale, votre rédacteur en chef vous dit généralement : « C’est un peu léger, ça n’a pas l’air suffisamment étoffé. L’“intrigue” est trop mince. » La plupart des rédacteurs en chef ne savent pas ce que c’est qu’une intrigue secondaire, mais ils connaissent très bien l’impression que leur fait une histoire qui n’en a pas. L’histoire est incomplète. Elle manque de vie. L’idée peut être bonne, mais elle n’est pas complètement développée.
Maintenant, jetons un coup d’œil sur les fils mineurs, ceux qui sont dérivés du thème, du contenu scientifique et de l’atmosphère.
Dans la science-fiction, les histoires d’atmosphère reviennent sans cesse. Les personnages s’en vont vers d’autres planètes. C’est un point de départ. Bâtir une atmosphère, et le faire correctement, réclame beaucoup d’imagination, mais l’histoire y gagne énormément. Voici le début de ma nouvelle « M 33 in Andromeda » :
La nuit chuchota, l’immense nuit de l’espace qui enserrait la progression de l’astronef. Non pas une voix, mais cela susurrait, vivante cohérence, menace de mort. Un appel, un signe, un avertissement. Des trilles d’une joie innommable, sauvages sifflements d’une impensable frustration. Cela avait peur et cela avait faim. Faim. Cela mourait, et se vautrait dans les délices de la mort. Et mourait encore. Cela chuchotait des choses inconcevables. Flot envahissant de murmures sans mots. Comme le langage de la nuit elle-même, démesurée, menaçante.
Un vaisseau d’exploration terrien est en route vers la nébuleuse M 33. C’est la première fois que des êtres humains tentent de franchir les limites de notre galaxie. Et bien avant qu’ils n’atteignent les étoiles situées à la périphérie de cette autre galaxie, ils rencontrent l’étrange pression mentale que j’ai partiellement décrite plus haut. Dans cette histoire, l’atmosphère fait partie de l’intrigue principale. Et le fil conducteur secondaire est constitué par le problème posé à l’un des personnages. Mais c’est une illustration de la manière dont l’atmosphère peut apporter couleur et richesse, ainsi qu’une dimension de menace.
Un bon exemple de l’utilisation d’intrigues mineures serait mon roman les Fabricants d’armes. Voici un extrait d’une critique de ce livre parue dans la revue anglaise Fantasy Review :
« Une construction typique de Van Vogt, qui non seulement nous conduit jusqu’à Alpha du Centaure, mais encore introduit des thèmes mineurs tels que la télépathie, l’immortalité, le gigantisme humain (sous le nom de magnification vibratoire), la supra-intelligence, le voyage dans le temps, des planètes étranges et des araignées supra-intelligentes. Je répète qu’il s’agit-là de thèmes mineurs… Et aussi fantastique que cela puisse paraître au lecteur pour qui un seul de ces concepts est suffisant pour une histoire entière, je dois dire que je trouve ce mélange d’inventions, mélange si adroitement réalisé et toujours passionnant, aussi convaincant qu’il est surprenant. »
Qu’en est-il de ces thèmes mineurs, car c’est effectivement ce qu’ils sont ? Ils ajoutent à l’histoire de la couleur et de la vie… mais chacun d’entre eux a été inclus pour une raison précise. Le roman commence ainsi :
Une année entière s’était écoulée. La piste, pensa Neelan, serait loin d’être fraîche !
Il s’assit et essaya de se laisser bercer par le bourdonnement de l’avion dans lequel il se trouvait. S’il n’avait pas pu revenir plus tôt sur Terre, ce n’était pas de sa faute. Carew et lui étaient en train de se livrer aux travaux préliminaires à l’exploitation de leur filon de béryllium « lourd ». Et, lorsqu’il avait eu connaissance de la mort de Gil, le météorite était dans la Zone d’Ombre, de l’autre côté du soleil.
Gil est son frère. Comment a-t-il eu connaissance de sa mort ? Par une méthode fort différente de celle que l’on pourrait supposer.
Cette pensée, tel un signal, fit remonter les souvenirs. Lui fit revivre cette prise de conscience aiguë qui l’avait submergé là-bas dans l’espace, quand il s’était soudain rendu compte que Gil était mort. Une prise de conscience brutale de l’absence de cette pression mentale qui, même à une distance aussi considérable, était le lien qui les réunissait son frère et lui…
Gil, lui et les scientifiques s’étaient souvent demandé ce qui se passerait si l’un d’eux venait à mourir. Les chercheurs les suivaient depuis l’âge de cinq ans. Ils étaient deux jumeaux identiques qui déjà à cette époque ressentaient les sensations de l’autre. Et cette sensitivité avait grandi pour devenir un flot d’énergie vitale, un échange plein de chaleur, un monde de sensations partagées. Cette interrelation était devenue si vive qu’à de courtes distances (quelques milliers de kilomètres) ils pouvaient se communiquer leurs pensées plus clairement que s’ils avaient utilisé la radio ou le téléphone.
C’était l’introduction au thème de la télépathie dans cette histoire. Elle nous présente le personnage comme étant différent. Le vieux poncif de l’homme qui cherche à découvrir ce qui est arrivé à son frère, toujours valable sur le plan dramatique, mais un rien « usé », est ici renouvelé, remodelé.
Nous pouvons passer sur les autres thèmes, en notant toutefois une tentative pour introduire chacun d’entre eux d’une manière plus chaude, plus humaine. Et en venir à ce qui peut paraître l’idée la plus folle, les « araignées supra-intelligentes ». Mais pourquoi, bon Dieu, pourquoi avoir recours à ces créatures tout droit sorties de Buck Rogers ?
Elles ne sont pas là pour le simple plaisir d’en rajouter sur le plan du suspense, pour apporter un attrait supplémentaire. Elles servent à renforcer le thème, celui-ci étant que l’homme dominera l’univers parce qu’il est capable d’émotion. Or les araignées en sont incapables, et finissent elles-mêmes par reconnaître que leur race est condamnée, justement pour cette raison. Sont-elles nécessaires ? Oui. Elles donnent à ce thème une force qui lui manquerait autrement.
C’est là le genre de fils qui donnent de l’épaisseur à une histoire, mais il ne faut pas les y mettre n’importe comment, pour le plaisir. Ils doivent être partie intégrante de l’histoire. Et s’ils manquent, vous constaterez que vos scènes de huit cents mots deviennent particulièrement anémiques.
Il est bon de noter que ce que je disais plus haut sur la manière de développer les idées est intimement lié à l’utilisation de la « complication ». Dans une histoire, toute nouvelle idée est une complication, mais l’emploi des idées doit obéir à une règle, qui les limite dans une certaine mesure. Cette règle est que dans une nouvelle il y a un fil conducteur principal et un fil conducteur secondaire. Tout le reste doit aider à la progression de l’un ou l’autre de ces deux fils essentiels. Il ne serait pas adroit de faire se développer un troisième ou un quatrième qui viendrait rivaliser d’importance avec les deux premiers, à moins que vous n’ayez en projet un roman. Dans ce cas de plus nombreux fils sont non seulement souhaitables, mais nécessaires.
J’ai maintenant décrit avec force détails les différents ingrédients d’une histoire. Mais, comme tout lecteur le sait, une histoire n’est pas simplement une accumulation d’ingrédients.
Dans la science-fiction, l’équilibre entre les différents éléments, la manière d’introduire petit à petit le contenu scientifique, de faire monter le suspense, de façon que l’histoire paraisse juste comme il faut, doivent sembler naturels. Pour un lecteur, une histoire se contente de progresser. En tant qu’écrivain cela ne m’est arrivé que rarement. D’habitude de nombreux remaniements, des manipulations se révèlent nécessaires.
J’ai écrit des histoires qui, une fois que j’en étais arrivé au point où je pensais les terminer, paraissaient complètement insauvables. Et pourtant, en modifiant l’organisation des scènes, en écrivant ou en réécrivant quelques centaines de mots, j’ai réussi à en faire des histoires vendables.
Parfois, une scène que j’avais placée presque au début, s’est révélée être la scène finale. Il arrive que l’on fournisse trop d’informations dans le commencement d’une histoire et que l’on gâche ainsi la surprise finale. Dans l’écriture d’une histoire c’est là la phase la plus importante.
Pour ce qui est de décider quand, où et comment remanier une histoire, j’en suis arrivé au point où je peux relire entièrement mon texte, et me contenter d’« Écouter » tout en lisant. Il y a des centaines de milliers d’histoires qui ont été écrites par des gens qui ne connaissaient absolument pas la technique, mais qui avait une bonne « oreille ». Et encore des milliers et des milliers d’autres seront écrites de la même manière par des gens talentueux. Mais cette méthode, si elle n’est pas soutenue par une connaissance de la technique, a un défaut majeur. Elle donne des résultats très inégaux. Et les gens qui écrivent à l’« oreille » vendent de manière spasmodique.
Je ne veux pas dire par là qu’un écrivain qui connaît bien sa technique ne rencontre pas d’échecs, mais ma propre carrière prouve, du moins c’est ce qu’il me semble, qu’une connaissance du « métier » est un préliminaire indispensable à des ventes suivies. A mes débuts, quand je connaissais très peu de choses sur la technique, mes ventes étaient peu nombreuses et très espacées. Maintenant c’est le contraire.
J’ai constaté que les principes que je viens d’exposer étaient fructueux plus pour la science-fiction que pour toutes les autres histoires que j’ai pu écrire. Dès que j’écris de la fiction je les utilise consciemment et de manière délibérée.
Naturellement, je continuerai à apporter à cette technique de nouveaux éléments, et ce aussi longtemps que durera ma carrière d’écrivain. Mais pour le moment, voilà le point où j’en suis.
Bonne chance.
[1] En anglais, le mot complication peut signifier aussi complexification. (N.d.E.).
« Complication in the Science Fiction Story » © Alfred E. van Vogt, 1947
Traduit de l’anglais par Patrice Duvic
Texte reproduit avec l’accord de l’agent et de Mme Monique Moreau-Duvic.
Parution originelle in Of Worlds Beyond: The Science of Science-Fiction Writing (1947).