Objectif Runes en plus (Bifrost 98)

Critiques |

Le Bifrost 98 est sorti depuis quelques jours semaines. Une nouvelle fois, une partie du cahier critique a été délocalisée dans les espaces infinis (ou peu s'en faut) de la version numérique, et que voici, avec un peu de retard, sur le blog. Au programme de ce supplément critique : des curiosités et du tout-venant, du contemporain et du récent, pour différentes facettes des littératures de l'imaginaire…

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L’usine de porcelaine Grazyn

David Demchuk - Hashtag – avril 2019 (fix-up inédit en « français », traduit de l’anglais par Félicia Mihali – 212 pages. Poche. 24,95 $)

L’Usine de porcelaine Grazyn est un fix-up du canadien David Demchuk, son premier. Intitulé The Bone Mother en version anglaise, il a remporté le Scotiabank Giller Prize 2017. Tournée une couverture sombre et peu explicite, le lecteur tombe sur « Maia », un texte d’une page très inquiétant par ce qu’il suggère. Puis, il lit « Boris », qui en quatre pages introduit l’usine de porcelaine et pose les caractères weird et noir des récits à venir ; c’est par des moyens bien peu ragoutants que sont fabriqués les très fameux dés à coudre Grazyn dont même la tsarine use, et la relation de commensalisme qui lie l’usine aux trois villages environnants qui lui fournissent son personnel est fondamentalement malsaine. Suivent 24 textes, de longueurs variables, qui mettent chacun en scène un personnage, humain ou pas. Tout est weird, tout est sombre, Demchuk convoque le peuple de la mythologie slave, il place son usine entre Ukraine et Roumanie, en un lieu menacé moins par les créatures de la nuit slave ou yiddish que par les exactions staliniennes (la famine notamment) ou la brutalité mortelle de la Police de Nuit, une milice cryptofasciste capable d’agir même à l’étranger pour rattraper ceux qui crurent lui échapper en s’exilant à un océan de distance.

Le père de Demchuk est d’origine ukrainienne. L’auteur — qui jongle à travers les continents et les époques, de la moitié du XIXe siècle aux temps présents — a donc puisé tant à la source d’un folklore ancestral qu’au cœur de l’histoire familiale pour montrer un monde en transformation dans lequel les monstres sont plus souvent des humains que ceux que leur physique ou leurs pouvoirs conduit à décrire comme tels. Il est à noter d’ailleurs que la seconde partie du fix-up, « La Police de Nuit », est plus convaincante et engageante que la première « L’usine de porcelaine Grazyn » ; après beaucoup de freaks et de magie arcanique, le retour des organisations humaines et de leurs crimes volontaires remettent de l’enjeu dans une énumération de personnages et de situations qui, à la longue, commençaient à faire un peu rengaine, d’autant que certaines chutes laissent le lecteur sur sa faim. Alors il y a, certes, plusieurs textes intéressants car vraiment surprenants ou dérangeants – une très émouvante histoire de golem par exemple –, il y a aussi quelque jolies phrases « Tricoter est une bonne façon de passer le temps quand on attend que quelqu’un meure », il y a enfin une plongée torturée dans une mythologie moins connue ici que les grecques ou scandinaves — entre strigoi, rusalka ou dame des bois. Il y a encore, disons-le, une collection de photos (une par texte), réalisées par un photographe roumain dans la première moitié du XXe siècle, qui donnent un ton et créent une ambiance. Mais l’accumulation, si elle sert à ancrer un lieu, fut-il mythologique, dans la réalité perçue du lecteur, met aussi en évidence le manque d’un vrai fil directeur qui l’entraînerait d’une introduction vers une conclusion. Certains fix-up passent le test de cet écueil avec succès, ici le nombre élevé des textes et leur petite taille rend l’exercice plus périlleux.

Et puis, il faut parler traduction. Je ne sais pas si les fautes de traduction tiennent à la traductrice ou aux particularités de la langue québécoise, qu’importe finalement, mais lire «  Il a été frappé par une auto » pour décrire un accident de piéton ou onze fois au fil des pages « Je suis correct » ou « Es-tu correct ? » pour traduite « It’s ok » (et j’en passe bien d’autres) rend la lecture pénible car les imperfections langagières sautent trop aux yeux. Dommage.

Éric Jentile

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La Mort du fer

Serge Simon Held – L’Arbre Vengeur – octobre 2019 (réédition – 420 p. GdF. 18 €)

L’Arbre Vengeur, un éditeur qui exhume. Cette fois, il s’agit d’un roman français d’anticipation datant de 1931, peu ou prou la seule œuvre littéraire d’un auteur, Serge Simon Held, dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il était ingénieur. La Mort du fer n’était pas passé inaperçu à l’époque : le roman a échoué au Goncourt, mais a eu droit à une traduction anglaise en pulp. Reste qu’on l’avait essentiellement oublié jusqu’à cette réédition presque un siècle plus tard.

Dans ce roman, le fer, matériau vital à la civilisation, succombe à une sorte de maladie, dite sidérose ou « mal bleu », qui en affaiblit les propriétés jusqu’à le rendre inutilisable. L’origine de cette maladie minérale tient peut-être à une contamination d’origine extraterrestre. Qu’importe, ça n’est pas vraiment le propos — la maladie du fer ici n’est finalement pas mieux expliquée que la disparition de l’électricité dans Ravage de Barjavel une décennie plus tard.

Et, en fait de roman, La Mort du fer, d’un style inégal et à la structure un tantinet déséquilibrée, alternant les tableaux détachés et « objectifs », vus de loin, et les séquences à hauteur de personnages, témoins du cataclysme, ne fait pas davantage preuve d’application quand il s’agit de camper ces derniers. Le suspect n° 1, l’ingénieur juif et russe et donc communiste (ou anarchiste) Sélévine, est en définitive celui qui s’en sort le mieux — personnage complexe, aux multiples facettes. Le reste est unilatéral, comme un corollaire de la plume de l’auteur, lourde d’amertume et de dégoût (au point parfois de l’épuisement) : les collègues de Sélévine, comme le répugnant Leclair, son employeur et les autres capitaines d’industrie du Nord, leurs familles bourgeoises jusqu’au service à thé, leurs cercles « culturels », constituent un microcosme caractérisé par l’égoïsme à courte vue ; mais il en va de même des subordonnés, la tourbe des ouvriers tous fainéants et ivrognes, les hommes agitateurs hypocrites et barbares, les femmes perverses et manipulatrices — et il y a bientôt pire encore, surtout aux yeux d’un Leclair (à distinguer de l’auteur, supposons-le…), les « sans-travail » toujours plus nombreux, toujours plus violents, et les migrants qui débarquent par trains entiers… À maints égards, dans les qualificatifs parfois outranciers comme dans les obsessions, c’est bien un roman de 1931 — il n’en est que plus terrifiant de constater à quel point il serait aisé de reporter ce discours nauséeux sur la France de 2020. Bon, peut-être pas la description des soldats noirs déployés pour leur sauvagerie caractéristique, espérons-le… Mais la société « dévirilisée », on n’en a semble-t-il pas fini avec, hélas — et de même pour les échos technophobes que le sujet suscite presque naturellement.

Ce qui intéresse S.S. Held, c’est bien l’impact de cette maladie hors-normes sur la civilisation humaine, et l’effondrement de cette dernière — qui s’est bâtie sur le fer, et en dépend absolument, plus que jamais en cet âge d’or de l’industrie, véritable règne de la machine ; et ici La Mort du fer se pare à nouveau d’arguments moraux, ou politiques, dépeignant avec une morbidité vengeresse l’homme ignoblement asservi à ses créations artificielles, et qui en fait tout naturellement les frais. Ce qui est somme toute assez commun, et il en va de même pour la conclusion « spiritualiste », via Sélévine, qui tourne l’apocalypse au sens vulgaire en apocalypse au sens religieux — retournement qui, comme d’habitude, ne parlera qu’aux convaincus.

Demeurent les tableaux de la catastrophe en cours — vue de loin, sur le mode de la chronique historique ou journalistique. Ici, La Mort du fer ne manque pas d’images fortes, et qui nouent les tripes. S.S. Held y fait régulièrement montre d’une lucidité inquiétante — et c’est quand ces tableaux sont les plus froids qu’ils sont les plus efficaces : quand l’auteur juge, l’impact s’effondre, comme une tour arrogante succombant au mal bleu…

La sombre puissance des plus cauchemardesques de ces tableaux suffit peut-être à justifier qu’on y jette un œil. Sans doute, même. Pour autant, on ne qualifiera pas cette exhumation d’indispensable ou a fortiori de salutaire : La Mort du fer est une curiosité pas inintéressante, mais bien lourde souvent, et, au fond, qu’on l’ait si longtemps oubliée n’a rien de scandaleux.

 

Bertrand Bonnet

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La science-fiction en France dans les années 50

Francis Saint-Martin – Moltinus, coll. « Le rayon vert » – novembre 2019 (essai inédit – 302 pp. GdF. 49 €)

Quand le terme de « science-fiction » est apparu en France, dans l’immédiat après-guerre, on a vu naître des supports qui ont fait date, comme les revues Fiction et Galaxie, et les collections « Anticipation », « Le Rayon fantastique » et « Présence du futur », mais aussi des entreprises moins durables ou moins convaincantes. Le but premier de ce livre est de les examiner en détail, d’évaluer leur contenu et de présenter leurs créateurs et animateurs, souvent tombés dans l’oubli.

Deux principes ont guidé son auteur : traiter une période s’étendant de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à Mai 68, et composer non pas « un ouvrage savant mais (…) plutôt une œuvre d’amateur » et «  une promenade curieuse ». Sur le premier point, rien à dire : Mai 68 a représenté une rupture, y compris pour Notre Club. Sur le second, mon opinion est plus nuancée, car il détermine à la fois l’intérêt de l’ouvrage et ses limites.

Cet intérêt – indéniable – est de nous faire découvrir par le menu des collections et des revues éphémères et oubliées : s’appuyant sur une abondante documentation, l’auteur ressuscite toute une galerie d’acteurs du genre, doublés parfois « d’aventuriers de l’édition ». Pour chaque support, on peut lire un historique détaillé de son évolution, des biographies de ses animateurs et un aperçu critique de leurs productions. On découvre alors un véritable bouillonnement créatif, en lequel Francis Saint-Martin voit le creuset de ce qu’est devenue la science-fiction en France, ainsi que des écrivains, des éditeurs, etc., à la trajectoire parfois fascinante, même si les biographies émaillant le texte sont parfois – l’auteur le reconnaît lui-même – de longues digressions.

Mais là où le bât blesse, c’est que le tout ne fait pas vraiment un ouvrage d’histoire, fût-elle seulement éditoriale. La période traitée a été le théâtre de grands questionnements dans la société française, dont la science-fiction s’est souvent fait l’écho. On pense au rapport d’amour-haine avec les États-Unis (voir, par exemple, les réactions de certains lecteurs de Fiction aux textes de Poul Anderson), à la décolonisation (voir, toujours dans Fiction, la polémique autour du roman de Francis Carsac, Ce monde est nôtre), etc. Or, cet aspect de l’histoire du genre est ici passé sous silence, ainsi que la revendication de légitimité qui parcourt cette histoire comme un fil rouge, sans parler des querelles internes à Notre Club, qui eurent parfois leur importance : on pense à celle, célèbre, qui suivit l’interview de Robert Kanters, directeur de « Présence du futur », dans Le Monde en 1967, interview que l’auteur ne cite que brièvement – oubliant au passage qu’elle fut donnée à l’occasion de la parution du centième volume de la collection, le premier roman français publié depuis belle lurette, et omettant de mentionner la tribune libre que rédigèrent en réponse Alain Dorémieux, Jacques Goimard et Gérard Klein. Autre sujet d’insatisfaction pour un ouvrage qui se voudrait documentaire, l’auteur cite rarement ses sources et se dispense de bibliographie. Et s’il y a bien un index, il est uniquement onomastique et tous les noms n’y figurent pas.

En fait, La Science-fiction en France dans les années 50 a été écrit par un collectionneur pour d’autres collectionneurs. En attestent le soin presque maniaque avec lequel sont énumérées toutes les variantes de couvertures de la « Série 2000 » («  vingt-quatre parutions (…) pour plus de quarante volumes physiquement différents  ») et le recours au vocabulaire de l’héraldique pour décrire les différents logos de « Science Fiction Suspense ».

Bref, un ouvrage réservé aux initiés souhaitant parfaire leur initiation, et que ne rebuteront ni la maîtrise hasardeuse de la conjugaison, ni la fréquente maladresse du style, ni le caractère incongru de certaines illustrations – je ne parle pas des couvertures de livres et de revues, dont l’abondance et la richesse méritent des louanges, mais des photos de lampadaire, de fauteuil, de transistor, etc., style années 50, et des fonds de page reproduisant, je présume, des motifs de papier peint de la même époque.

Jean-Daniel Brèque

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Voyage sous les flots

Aristide Roger – Publie.net, coll. « Archéofiction » – décembre 2019 (réédition – 166 pp. GdF. 14 €)

Tout le monde aujourd’hui connaît le Nautilus, le fabuleux sous-marin du capitaine Nemo… mais qui se souvient encore de son immédiat prédécesseur, l’Éclair ? Personne ou presque. Imaginé par Jules-Aristide-Roger Rengade, alias Aristide Roger, cet Éclair est l’un des premiers submersibles de fiction. Raisons pour lesquelles on n’est guère surpris de voir Philippe Éthuin et la collection « Archéosf » tirer Voyage sous les flots de l’oubli dans lequel il avait sombré depuis près de cent cinquante ans. Paru en feuilleton dans les pages du Petit Journal entre le printemps 1867 et janvier 1868, le roman d’Aristide Roger est de fait antérieur au fameux Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, dont la parution commence en mars 1869.

Lorsque le professeur Trinitus apprend le naufrage du Richmond, navire sur lequel naviguait son épouse et sa fille, il décide de mettre à contribution l’invention sur laquelle il travaillait dans le plus grand secret depuis des mois : le sous-marin L’Éclair. Ovoïde long d’une quarantaine de mètres, le submersible est mû à l’électricité et permet d’embarquer trois passagers. Ce seront donc Trinitus, son ami Nicaise et le neveu de celui-ci, Marcel, qui nourrit pour la fille du professeur une tendre affection. Depuis Calais jusqu’à la mer de Corail où le paquebot a disparu, ce sera une aventure de tous les instants – entre tempêtes et embourbement dans la mer des Sargasses, entre le feu des volcans des Açores et les glaces du pôle Sud, les trois hommes auront fort à faire pour atteindre le but… et le lecteur pour tâcher d’oublier l’ombre écrasante de Jules Verne. De fait, Voyage sous les flots a pour lui sa brièveté et son caractère précurseur – quelques scènes préfigurent Vingt mille lieues… et Roger apprécie lui aussi les descriptions auxquelles le vocabulaire spécifique donne un lyrisme scientifique. Mené tambour battant, le récit se dévore d’une traite. L’âge du roman aidant, on lui pardonnera ses approximations – des erreurs n’empêchant pas un émerveillement enfantin et aquatique – et une fin ayant passablement mal vieillie. Les amateurs de vieilleries sauront apprécier cette odyssée sous-marine ; les autres resteront à bord du Nautilus, ce qui n’est pas forcément un mal.

Erwann Perchoc

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La Piste des éclairs – Le Sixième Monde T1

Rebecca Roanhorse – Éditions Milady/Bragelonne, coll. « Bit-lit » – janvier 2020 (roman traduit de l’anglais [US] par Isabelle Pernot – 320 pp. GdF. 14,90 €)

Roman de fantasy post-apocalyptique, La Piste des éclairs a reçu le prix Locus et a figuré parmi les finalistes des prix Hugo, Nebula et World Fantasy. De quoi faire rêver et réaliser un joli bandeau sur la couverture pour attirer l’œil du chaland. C’est également un polar fantastique explorant les mythes amérindiens écrits par une plume également amérindienne, même si Rebecca Roanhorse est d’origine pueblo tandis que son héroïne, Maggie Hoksie est navajo, ce qui lui vaut quelques accusations d’appropriation culturelle aux États-Unis. De ce côté de l’Atlantique, cette particularité donne au roman un cadre original. En effet, La Piste des éclairs met en jeu des monstres et des mécanismes de pouvoirs surnaturels jusqu’ici assez peu exploité en urban fantasy (au sens « fantasy se déroulant dans un environnement moderne ou un futur proche). Le côté urban d’ailleurs est lui aussi peu présent. En effet, suite au réchauffement climatique, les Grandes Eaux ont dévasté une partie des USA, et toute l’action se passe dans le Dinétah, le territoire d’origine des navajos à cheval sur le Nouveau-Mexique, l’Utah, le Colorado et l’Arizona. Il s’agit plus de western fantasy ou de mesa fantasy en quelques sortes.

Ces préambules étant posés, que vaut réellement La Piste des éclairs ? Trois heures de lecture menées tambour battant au rythme des tribulations de son héroïne. Si le cadre bouleverse les habitudes de ce genre littéraire, ce n’est pas le cas de la trame extrêmement classique. Jugez plutôt. L’héroïne est une jeune guerrière puissante, au caractère bien trempé (comprendre imbuvable vis-à-vis de son entourage) et traumatisée par un passé sanglant. Les circonstances vont la mettre sur la piste de son mentor divin qui l’a abandonné et les pousser à un affrontement fatal. Elle sera aidée dans sa quête par un homme-médecine un peu trop charmeur, voilà pour l’aspect romance, et une bande d’acolytes tant humains que surnaturels mal assortis de circonstances depuis au moins un certain Seigneur des Anneaux. Et comme toute histoire reprenant point par point le parcours décrit par Joseph Campbell dans Le Héros aux mille et un visages, l’héroïne sortira de sa quête grandie et apaisée, prête à repartir vers de nouvelles aventures.

Vous l’aurez compris, hormis apporter une version de Coyote assez originale et presque sympathique, La Piste des éclairs n’induira pas de grandes réflexions dans son lectorat. Même les catastrophes sismiques et climatiques à l’origine de ce Sixième Monde ne servent qu’à poser la toile où s’agitent les personnages. En revanche, quoique convenue, l’intrigue reste solide, avec suffisamment de retournements de situation pour tenir le lecteur en haleine. Durant trois petites heures.

Stéphanie Chaptal

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Cosmos incarné – La Fleur de Dieu T3

Jean-Michel Ré – Albin Michel Imaginaire – janvier 2020 (roman inédit – 300 pp. GdF. 19,90 €)

Terminer une trilogie est parfois le moment le plus délicat pour un auteur : au-delà du travail qui consiste à nouer les fils d’intrigue, il s’agit de lever le voile sur le schéma d’ensemble de l’œuvre, soit donc sortir de l’ambiguïté pour de bon, et à dire plutôt qu’à faire allusion. Dans les précédents tomes de « La Fleur de Dieu  », Jean-Michel Ré semblait relire Dune de façon idéaliste voire spiritualiste : reprenant un propos confinant parfois au mystique, il donnait l’impression de suivre la lecture de Jodorowsky plutôt que le matérialisme herbertien. La question se posait : le cycle de la «  Fleur de Dieu » finirait-il par tracer un trait d’union entre ces deux visions ?

Cosmos incarné propose tout d’abord une clarification en accordant enfin son statut de personnage capital au Seigneur de la Guerre de Latroce, antagoniste absolu qui au terme du deuxième tome parvenait en partie à ses fins en éliminant le pouvoir impérial de l’échiquier galactique : de la sorte, l’ensemble de la trilogie peut s’apparenter à une série d’échanges et de relations pas toujours pacifiées mais pas toujours conflictuelles non plus entre trois personnages capitaux distincts. L’Enfant est le premier apparu et défini en tant que tel : post-humain ou ahumain, il témoigne de l’irruption – ou de la persistance – d’une forme de transcendance du corps et de l’esprit au plus fort d’une époque matérialiste. Kobayashi apparaît lui aussi capital peu de temps après : choisi par l’Enfant qui lui enseigne à « voir » au-delà des apparences, il montre que l’on peut choisir de s’engager sur la voie de la transcendance. Le Seigneur de la Guerre de Latroce, personnage pétri d’hybris comme on en rencontre peu, s’affirme ici à ce statut malgré la débauche de technologie qui lui donne une forme d’immortalité : cette transcendance-là est perverse par nature. Ce qui fait de lui un personnage capital est sa capacité à comprendre qu’une autre transcendance est possible et même désirable. Dans Cosmos incarné, les symboles sont omniprésents : l’enjeu de cette intrigue est celle de l’acceptation par l’être humain de la transcendance – mais aussi de la possibilité d’une rédemption. Certains personnages importants ou secondaires persistent à jouer selon les anciennes règles : leur destin montre que le monde matérialiste est condamné.

Si l’écriture chargée de symboles et l’importance accordée à la transcendance peuvent déplaire – et même apparaître comme autant de faux-sens aux yeux des lecteurs de Herbert –, reconnaissons que les enjeux de « La Fleur de Dieu » et de ce dernier tome vont au-delà d’un simple appel lyrique à construire un monde plus idéaliste. L’Empire galactique de cet univers est appelé à s’effondrer – les épigraphes qui l’évoquent le font souvent à travers une expression transparente, celle de « Premier Empire » – mais l’espèce humaine, pourtant, n’est pas condamnée à la régression ou à la barbarie. Le travail de dispersion entrepris par l’Enfant est décrit comme donnant lieu à de nouvelles civilisations isolées, dont la redécouverte future promet de redéfinir la compréhension des événements décrits dans la trilogie. C’est ici que Jean-Michel Ré parvient à réintroduire des conceptions herbertiennes et donc matérialistes : d’abord avec l’allusion (transparente elle aussi) à la Dispersion qui vient séparer L’Empereur-Dieu de Dune des Hérétiques de Dune ; et ensuite avec cette idée selon laquelle chaque civilisation humaine, au fond, doit jouer son propre rôle dans le concert universel et que toute uniformisation est synonyme de stagnation puis de décadence. L’entropie était l’ennemie dans le cycle de « Dune », elle l’est aussi dans La Fleur de Dieu, mais elle ne s’y exprime pas tout à fait de la même façon.

Cosmos incarné vient ainsi conclure avec intelligence un cycle audacieux, qui ne touchera peut-être pas un large lectorat, mais qui méritait d’être écrit.

Arnaud Brunet

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Autochtones

Maria Galina – Agullo, coll. « Fiction » – janvier 2020 (roman inédit traduit du russe par Raphaëlle Pache – 384 pp. GdF. 21,50 €)

Une ville, quelque part en Ukraine post-soviétique. L’incertitude règne en maîtresse sur des terres autrefois polonaises, austro-hongroises, soviétiques et désormais en proie au tourisme de masse, des hordes de Japonais rendant périlleuse la traversée du centre-ville. La Wehrmacht a sillonné les lieux jadis, raflant les Juifs pour les expédier vers leur destination finale, avant de succomber à son tour à la pression de l’armée rouge. De cette époque, la ville garde diverses traces, surtout dans les mémoires de vieux messieurs attachés à leurs secrets. Débarqué de Saint-Pétersbourg en qualité de journaliste enquêteur œuvrant dans le domaine de l’art, un inconnu se pique de curiosité pour un groupe de l’avant-garde artistique des années 1920 qui aurait donné une unique représentation à l’opéra du coin. Une œuvre intitulée La Mort de Pétrone, dont on raconte qu’elle aurait plongé le public dans la folie collective. Sauf qu’une fois sur place les obstacles s’accumulent, compliquant l’enquête. Les faits échappent à la mémoire des vieux barbons du cru, ex-directeurs littéraires, collectionneurs, archivistes et autres critiques d’art. Ils plongent également les rares descendants des interprètes de l’opéra dans les faux-fuyants, au point de susciter le malaise, d’autant plus qu’autour de cette représentation gravitent tout un tas de curieux, chauffeur de taxi, vieux monsieur trop poli pour être honnête, riders sans entraves et serveuse au café bien trop empressés à voir solutionner l’énigme de cette unique représentation.

Second roman traduit dans nos contrées après L’Organisation, Autochtones confirme la singularité de l’imaginaire de Maria Galina. De cet univers volontiers absurde, aux références littéraires foisonnantes, mélange de post-soviétisme dépressif et de fantastique lorgnant du côté du réalisme magique, on ressort un tantinet déstabilisé. Les autochtones de l’autrice russe ne se livrent pas sans quelques efforts. Pratiquant l’art de l’ellipse, semant la confusion et cachant les faits sous de multiples couches de mensonges, ils suscitent une impression d’inquiétante étrangeté. Et les moins inquiétants ne sont pas ces créatures échappées d’un bestiaire fabuleux, vampire, loup-garou, sylphe, salamandre, dieu sumérien et autres extraterrestres. Bien au contraire, les personnages les plus dangereux errent aux marges de la normalité, faisant de la banalité de leur existence une couverture efficace. Dans une forme narrative ne ménageant guère la suspension d’incrédulité, Maria Galina nous immerge au cœur d’une intrigue tortueuse, aux marges de l’histoire tragique de ce bout de continent européen, de l’enquête policière et du fantastique. Pratiquant le changement de cadre impromptu, mêlé à une certaine forme de poésie, l’autrice déboussole le lecteur, prenant un malin plaisir à l’égarer dans un récit labyrinthique et redondant, où chaque détail prosaïque, chaque référence érudite, contribue à la bizarrerie de l’ensemble et recèle une part de vérité dont le sens ne se dévoile qu’à force de ténacité. Bref, Autochtones n’usurpe pas sa qualité de lecture rude, mais finalement suffisamment bizarre pour que l’on ait envie de pousser l’expérience jusqu’à son terme. Avis aux amateurs.

Laurent Leleu

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