Si les frères Strougatski sont, sous nos latitudes, quasi synonymes de la science-fiction russe/soviétique, il ne faudrait pas omettre leur éminent prédécesseur, Ivan Efrémov. On se penche donc sur son classique qu'est La Nébuleuse d'Andromède, récit d'exploration doublé de la description d'une utopie somme toute désirable…
La Nébuleuse d’Andromède [Туманность Андромеды], Ivan Efrémov, roman traduit du russe par Harald Lusternik. Éditions en Langue Étrangère – Moscou, 1959 [1957], 408 pp. GdF.
Après avoir exploré la bibliographie de Stanislas Lem de A jusqu’à… non, pas tout à fait Z – disons W ou X, car il reste encore quelques morceaux substantiels à lire chez l’auteur de Solaris –, il est temps de pousser un peu plus à l’est, du côté de la Russie soviétique. Pinaillons : lorsque Ivan Antonovitch Efremov y est né, en 1908, dans les environs de Saint-Petersbourg, c’était encore la Russie tsariste… mais plus pour très longtemps. Bon, vous avez l’idée. Après une formation pour devenir paléontologue, le jeune Efrémov participe à plusieurs expéditions scientifiques plus à l’est encore – dans l’Oural, la région de la Volga, ou l’Asie centrale. Efrémov s’intéresse également à la biologie et obtient un doctorat en la matière ; dans les années 40, il développe la « taphonomie », discipline à la croisée de l’archéologie et de la paléontologie ayant pour but d’étudier la formation des gisements fossiles. Comment un organisme autrefois vivant passe de la biosphère à la lithosphère, c’est là un champ d’études fascinant… mais l’objet de ce billet concerne l’œuvre écrite d’Ivan Efrémov.
C’est également au cours des années 40 qu’il commence à écrire des nouvelles, d’inspiration antique ou géographique avec, parfois, un angle fantastique – c’est le cas de « Olgoï-Khorkhoï », au sujet d’un insaisissable ver géant qui rôde dans les steppes de l’Asie centrale. Son premier roman, Aux confins de l'Œcumène (1949), prend pour cadre l’Égypte antique ; il s’agit d’un « roman réaliste empli de merveilleux », d’après Viktoriya et Patrice Lajoye dans leur passionnant essai Étoiles rouges – La littérature de science-fiction soviétique (Piranha, 2017). Son deuxième roman relève de la science-fiction et constitue donc l’objet de ce billet…
Nous voici dans un avenir distant. L’humanité a atteint l’âge des étoiles… mais on le sait, l’espace est immensément vaste. Des expéditions spatiales arpentent le cosmos. Lorsque la lointaine planète Zirda cesse de donner de ses nouvelles, on envoie la 37e expédition spatiale – le vaisseau Tantra – pour savoir ce qu’il s’est passé. Sur le chemin du retour, le Tantra tombe sur une étoile de fer, ou, plus exactement, sur une planète orbitant autour d’icelle. Il s’y trouve l’épave d’un autre astronef humain, échouée là depuis des lustres, et surtout celle d’un deuxième astronef, de toute évidence n’ayant pas été conçu par l’humanité. Sans compter que cette planète abrite des créatures pas franchement sympathiques.
Dans le même temps, sur Terre, le scientifique Dar Véter, fatigué de tout, délaisse sa carrière d’astrophysicien et cherche une nouvelle activité. Archéologue ? Mineur ? Tout est possible. Ailleurs, Mven Mass se sert des possibilités du Grand Anneau. Le Grand Anneau, c’est un moyen de communication, pratique quoique limité par la vitesse de la lumière, avec lequel les espèces intelligentes communiquent entre elles, s’échangeant des informations – qu’importe si celles-ci mettent des siècles ou des millénaires à arriver à destination. La Terre a rejoint le Grand Anneau depuis huit cents ans et commence tout juste à entrapercevoir ses possibilités.
Ces deux fils d’intrigues finiront par se rejoindre…
Est-ce le style d’Ivan Efrémov ? Est-ce la faute du traducteur, Harald Lusternik ? Il me faut reconnaître que la lecture de La Nébuleuse d’Andromède a été fastidieuse par endroit. J’imagine que certains termes, comme « géant bleu » quand il est question d’une étoile, « biologue » ou « Antarctide », sont attribuables à un manque de connaissances du traducteur ; à d’autres endroits, les passages censément scientifiques virent à l’abracadabrantesque ou au poétique — suivant la sensibilité de chacun. On y trouve cependant quelques aspects validés scientifiquement, quoique présentés sous un vernis poétique : l’étoile de fer est probablement une étoile à neutrons, l’étoile Ookr doit se comprendre comme un trou noir. Quant à l’intrigue, elle est tout sauf trépidantes : les chapitres à bord du Tantra ne sont pas les plus convaincants, et sur Terre, ça cause beaucoup sans que l’action avance.
Évidemment, avec le recul, il est aisé de critiquer le roman d’Efrémov pour ces défauts-là. Le roman est digne d’intérêt à plus d’un titre, et le premier est peut-être le moins évident pour nous, heureux lecteurs du XXIe siècle : publié à une époque où l’URSS favorisait les anticipations à court terme, de préférence centrées sur des problématiques techniques, La Nébuleuse d’Andromède a fait l’effet d’une bouffée d’air frais, tendance fraîcheur cosmique – un futur lointain, un immense cosmos à explorer ! – et a permis à toute une génération d’auteurs d’éclore, tels les frères Strougatski.
Surtout, le roman d’Efrémov est riche en visions. Aujourd’hui, certaines font rire jaune : à l’aide de miroirs orbitaux, les calottes polaires ont fondu et le niveau des mers s’est élevé de sept mètres. Quelles conséquences pour les populations littorales ? L’auteur n’en avait sûrement pas conscience. Plus intéressant est la chronologie menant à cette société utopique : à l’Ère du Monde Désuni (grosso modo notre époque) succèdent plusieurs époques, finissant par aboutir à cette époque utopique, s’inspirant de la Grèce et de l’Inde antiques. L’éducation et les arts sont essentiels pour cette civilisation de l’avenir – si la musique du futur est peu abordée en SF, on trouve ici la description synesthétique d’une « symphonie en fa mineur, de tonalité chromatique 4,75 µ »). Le travail, réduit à une poignée d’heures par jour, n’a plus rien de la corvée ; l’humain vit en harmonie avec une nature qu’il ne tente plus d’asservir, et l’enseignement est crucial.
« L’essentiel, dans l’éducation, c’est de développer le goût de la nature. L’homme qui se désintéresse de la nature ne peut plus évoluer, car en désapprenant à observer, il perd la faculté de généraliser. Véda pensait à l’art d’enseigner, si précieux à l’époque où on avait enfin compris que l’éducation importait plus que l’instruction et qu’elle seule pouvait préparer l’enfant à la carrière difficile de l’homme véritable. » (p. 252)
Sans surprise, l’idéologie est présente… mais, notamment, au travers préoccupation environnementale déjà présente :
« Les guerres et l’économie inorganisée de l’Ère du Monde Désuni conduisirent au pillage de la planète. On abattit les forêts, on brûla les réserves de houille et de pétrole amassées pendant des millions d’années, on pollua l’air d’acide carbonique et de résidus fétides d’usines mal aménagées, on extermina de beaux animaux inoffensifs, jusqu’à ce que le monde fût parvenu au seul régime susceptible d’assurer la survie de l’humanité : le régime communiste. » (p. 289)
En revanche, les personnages ne représentent pas le point fort du roman. À bord du Tantra, le commandant Erg Noor se caractérise par un ensemble de qualités positives sans grandes nuances (grand, beau, fort, charismatique) ; sa collège Niza Crit, astronavigatrice, passe l’essentiel du roman à se pâmer ou dans les vapes. Sur Terre, la galerie de personnages s’avère plus intéressante : par l’intermédiaire de Dar Véter, on y croise plusieurs femmes artistes ou scientifiques. Quant au personnage de Mven Mass, on notera qu’il est Africain – c’est un peu vague pour un continent de 30 millions de kilomètres carrés mais, bon, l’intention mérite un satisfecit. Si les aliens sont rares dans le roman, leur apparence est intéressante : à l’opposé de la production SF est-allemande, où les petits hommes verts, sans être petits ou verts sont trop généralement humanoïdes, Efrémov souligne que les extraterrestres aperçus par le Grand Anneau ne sont pas tous humanoïdes, loin s’en faut. L’idée du Grand Anneau représente une intéressante variation sur le thème de la méta-civilisation, avec ces peuples qui jamais ne se rencontreront, séparés par les abîmes du temps et de l’espace, mais qui communiquent par des échanges souvent à sens unique (fichue vitesse de la lumière).
Roman vieilli par certains aspects, La Nébuleuse d’Andromède reste un roman fascinant et fondateur. Régulièrement, je n’ai pu m’empêcher de faire des rapprochements avec Trop semblable à l’éclair d’Ada Palmer (même si Efrémov décrit une société sans religion ni croyance — sûrement inutiles en cet utopique ère communiste –, et où les questions de genre ne se posent tout simplement pas. Comme dans « Terra Ignota », les déplacements à travers le globe sont rapides ; les gens n’ont pas besoin de beaucoup travailler ; le rapport des humains à la nature est apaisé. Un futur désirable, en quelque sorte.
Bref. Si La Nébuleuse d’Andromède accuse parfois son âge, cette utopie conserve par plusieurs aspects une fraîcheur inattendue, qui permet de passer outre ses défauts. Pour ne rien gâcher, la version des Éditions en Langue Étrangère est agrémentée de belles illustrations en noir et blanc (et d’un magnifique « Le Nébuleuse d’Andromède » au dos). Pour creuser davantage le sujet, on ne manquera pas la lecture d’Étoiles rouges de Viktoriya et Patrice Lajoye.
(En 1967, La Nébuleuse d’Andromède a été porté à l’écran par Evgueni Cherstobitov. N’ayant pas réussi à trouver une version sous-titrée, je me contente d’en signaler l’existence.)
Introuvable : d’occasion et à condition d’y mettre le prix (si vous avez un rein ou un poumon en trop et que connaître tout de la SF soviétique vous démange, foncez)
Illisible : on va mettre ça sur le dos du traducteur
Inoubliable : Ад астра!