S'aventurer sur la Route Zéro de l'État du Kentucky au risque de s'y perdre et d'y laisser un peu plus que son âme ? C'est ce que propose Kentucky Route Zero, jeu en cinq actes (et dont le dernier se faire désirer). Entre absurde, réalisme magique et Southern Gothic, cette aventure en point & click s'avère une expérience vidéoludique passablement troublante…
Kentucky Route Zero, jeu créé par Jake Elliott et Tamas Kemenczy (Cardboard Computer, 2013-20??).
La fréquence des billets consacrés à des jeux vidéo au sein de ce désolant Abécédaire est claire : on ne pourra guère me qualifier de gamer assidu. Heureusement, grâce aux conseils éclairés de ma chère et tendre épouse, il m’arrive parfois de jouer à de véritables perles indépendantes (Year Walk, The Wolf Among Us)… et Kentucky Route Zero s’est révélé de cette eau.
Kentucky Route Zero est un jeu assez bizarre. Non, très bizarre. Sur la forme, il se divise en cinq actes, chacun paru indépendamment au fil du temps (les deux premiers sont sortis en 2013, les suivants en 2014 et 2016, on attend toujours le cinquième). Sur le principe, il tient du point & click, pour déplacer le protagoniste et interagir avec les objets et les autres personnages, ou mouvoir son camion sur la carte… mais l'essentiel du jeu consiste en monologues, dialogues et informations. L'aspect graphique est particulier, avec une approche minimaliste et géométrique, volontiers anguleuse. Amateurs d’action, d’adresse, d’adrénaline ou même d’énigmes, passez votre chemin : comme le dirait Mark Z. Danielewski, ceci n’est pas pour vous. Bon, annoncé de cette façon, ce jeu n'a pas l'air sexy, mais Kentucky Route Zero tire son épingle… du jeu, justement, par son atmosphère unique, qui n'est pas sans rappeler David Lynch, à la fois pourLost Highway en raison de la bizarrerie des choses, et pour Une histoire vraie, pour l'aspect naturaliste.
L’histoire de Kentucky Route Zero commence pourtant de façon toute simple, à Equus Oils, station essence surplombée par une immense tête de cheval. C’est là qu’on rencontre notre protagoniste : Conway. Et un vieux chien, qui va l’accompagner. Livreur, Conway bosse pour la boutique d'antiquités de Lysette. Un soir, le voilà à effectuer une livraison — probablement la dernière, vu l'état de son camion (déplorable, c’est une poubelle avec des roues) et l'état des affaires de Lysette (pas florissant, loin s’en faut). L'adresse de livraison implique de passer par la Route Zero du Kentucky… mais toutes les personnes que Conway va croiser sur son chemin ne sait vraiment où se situe cette route.
Bientôt, Conway va rencontrer Shannon Marquez, à la recherche de sa fantasque sœur Weaver. Et puis il y Ezra, ce gamin turbulent que Shannon et Conway vont croiser au cours de leur étonnant périple. Et qui dit périple dit : carte !
Plus haut, j’ai qualifié le jeu de point and click : c’est le cas pour l’essentiel du jeu, mais certaines séquences se déroulent sur des cartes. Dans l’acte I, il s’agit d’une carte de ce coin du Kentucky ; le camion de Conway est symbolisé par une roue, qu’il s’agit de déplacer sur les routes afin d’atteindre les endroits désirés, voire d’autres lieux (certains ne sont pas visitables sous autre forme qu’une série d’informations textuelles).
Dans l’acte II, la carte mute : on s'y déplace le long d'une route qui ressemble à une fonction d'onde, les embranchements étant signalés par la présence d’objets et les instructions consistant donc en informations du genre « roulez en sens horaire après le compas puis faites demi-tour au niveau de la bouteille ». Ne plus surplomber la carte mais se retrouver à naviguer dans ce tunnel ondulatoire, un véritable ruban de Möbius à la structure incertaine et à l’ambiance sonore inquiétante, s’avère une expérience pour le moins troublante. Dans l’acte IV, plus linéaire, on suit le flot d’une rivière : à chaque halte du navire transportant nos protagonistes, le joueur a le choix entre rester à bord avec Ezra ou descendre à terre avec Shannon et Conway. Au joueur de décider quel personnage il veut approfondir.
C’est peut-être l’un de ses rares défauts : Kentucky Route Zero est bavard. Très bavard. Vraiment bavard. Les personnages passent leur temps à parler, sous la forme de bulles qu’il faut déplier, et le jeu s’en amuse parfois, tel ce barman intarissable dans l’acte III. Un défaut, vraiment ? Là où un jeu comme The Wolf Among Us (et, grosso-modo, les autres productions du studio Telltale) proposait des choix de dialogues avec de réelles conséquences (« Untel se souviendra de ça. »), KRZ n’est pas aussi catégorique… mais les choix sont définitifs. Si le joueur choisit d’appeler le chien Homer (ou Blue, ou sans nom) en début de jeu, le chien restera Homer (ou Blue, ou sans nom – j’ai opté pour Homer, cela me paraissait approprié) ; il en va de même pour le reste : tout le background des personnages se définit au fur et à mesure du choix du joueur dans les dialogues, et c’est d’autant plus pervers que cela semble anodin.
Dans Kentucky Route Zero, l'intérêt se situe moins dans l'exploration et la recherches d'indices que l'histoire et l'ambiance, avec des à-côtés inattendus. Lors d’un passage de l'acte I, la caméra dézoome, s'éloigne des personnages, pour laisser apparaître dans la pénombre du premier plan un groupe en train de jouer une chanson folk aux accents passablement hantés – et la musique tient une place importante dans ce jeu.
Si cet acte I consiste en une mise en bouche intéressante, l'acte II enfonce le clou en matière de bizarrerie et de réalisme magique – on découvre les curiosités du coin avec les broches de l'office du Tourisme Secret, on arpente les étages du Bureau des Espaces Réclamés (il y a des ours au troisième étage mais tout va bien), on visite le Muséum des Habitations…
Le troisième acte s’avère plus long et tortueux que les deux précédents. Leur véhicule en panne, Conway et Shannon rencontrent deux musiciens, Johnny et Junebug – c'est l'occasion de se rendre à leur concert, l'un des moments les plus magiques de cet épisode.
S’ensuit une excursion dans une montagne peuplée par une étrange communauté d'informaticiens reclus puis dans une distillerie spectrale. L'acte I commençait par une tête de cheval géante ; l'acte III se termine par un mammouth mécanique à l’échelle 1, ornant un ferry. L'acte IV quitte donc la route pour les flots de l'Echo River. Les escales sont l’occasion de rencontres curieuses – un centre de recherche secret, un central téléphonique et ses chauve-souris… Certains choix effectués par les personnages voient leurs conséquences arriver. Inéluctables. Et l’ambiance rêveuse de ce coin de Kentucky de se teinter d’une amertume indicible. La réalité de ce coin perdu des USA est légèrement distordue, et suscite autant l’admiration pour le caractère saugrenu de ces personnages et de ces lieux que le trouble.
Annoncé pour 2018, ou 2019, le conclusif acte V tarde à arriver, et la publication de quelques intermèdes vidéoludiques n’a pas vraiment réussi à atténuer l’impatience. En interview (il y a pas mal de temps déjà), les créateurs du jeu déclaraient : « The story's a tragedy, it's a tragic ending. » Bon. Tout bien considéré, au bout du compte, après tout, finalement l’impatience se modère.
Couronné par de nombreux prix, Kentucky Route Zero est une expérience ludique des plus étranges, l’une de celles qui marquent. Une fois qu’on emprunte cette route Zéro du Kentucky, où que celle-ci mène, on ne la quitte jamais vraiment. Quelque part, il y a toujours une part de vous-même qui continue d’arpenter cette route, espérant en trouver la sortie.
Un jeu hanté, vraiment.
Introuvable : sur Steam
Injouable : à moins d’être allergique aux point and click
Inoubliable : une fois qu’on emprunte la route Zero, on ne la quitte plus