J comme Johnny Mnemonic

L'Abécédaire |

Verra-t-on un jour une adaptation cinématographique de Neuromancien, le roman culte de William Gibson ? Rien n'est moins sûr. En attendant, il est toujours possible de revoir les adaptations de ses nouvelles Johnny Mnemonic, avec l'incroyable Keanu Reeves, et New Rose Hotel, sans Keanu Reeves. Deux œuvres au charme et à l'intérêt discutables, qui questionnent la pertinence d'adapter le pape du cyberpunk sur grand écran…

Johnny Mnemonic, Robert Longo (1995). Couleurs, 96 minutes.
New Rose Hotel, Abel Ferrara (1998). Couleurs, 93 minutes.

La scène a lieu au détour d’un épisode de Wild Palms, cette mini-série injustement oubliée des années 90. L’action se déroule en 2007 et un politicien vient de faire la démonstration d’un procédé révolutionnaire de réalité virtuelle. Alors que le personnage principal, interprété par Jim Belushi, se prépare à quitter un cocktail faisant suite à la démonstration, son amie (Kim Cattral) veut lui présenter quelqu’un. Elle tapote l’épaule d’un homme dégingandé, plutôt échevelé et un brin ahuri, qui se retourne : c’est William Gibson, dans son propre rôle. Les liens entre l’écran, qu’il soit grand ou petit, et l’écrivain sont probablement les plus étroits et les plus réussis dans Wild Palms que partout ailleurs.

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Salut, Bill…

Revenons en arrière, si vous le voulez bien.

En 1977, William Gibson donne le véritable coup d’envoi de sa carrière littéraire avec la nouvelle « Fragments de rose en hologramme ». Suit, en 1981, « Johnny Mnemonic », puis « Gravé sur Chrome » l’année suivante. Fameuse année 1982 : Ridley Scott sort Blade Runner en juin ; Steven Libserger sort Tron en juillet ; au Japon, Katsuhiro Otomo commence en décembre la prépublication d’Akira. L’essence du cyberpunk est là, en cette année cruciale. Concaténant « Johnny Mnémonic » et « Gravé sur Chrome », Gibson publie Neuromancien en 1984. Alors que le genre a imposé sa marque au cinéma, la question se pose : pourquoi Neuromancien n’a-t-il jamais été porté à l’écran ?

Les choses ne partaient pourtant pas si mal pour William Gibson. Sachant que l’industrie cinématographique est généralement à la ramasse de quelques années quand il s’agit de flairer les auteurs à adapter, Gibson a pu s’estimer heureux que deux de ses nouvelles soient portées à l’écran dans les années 90.

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Las ! Johnny Mnemonic représente une première tentative ratée d’adaptation… Si le scénario est signé William Gibson himself, le film est réalisé par Robert Longo, un artiste américain s’étant spécialisé dans la peinture et la sculpture, et dont les précédentes tentatives cinématographiques s’étaient limitées à des vidéoclips (pour des artistes aussi variés que REM, Megadeth ou New Order) et à un épisode des Contes de la Crypte.

Le matériau original avait (a toujours) du potentiel, qui ne demandait qu’à être déployé. Néanmoins, pas grand-chose ne va dans Johnny Mnemonic.

« J’en ai marre ! Marre de toi, et de tout Ie reste ! Je veux un service à domiciIe ! Je veux un cIub-sandwich, et une bonne bière fraîche ! Je veux une pute à 10 000 $ Ia nuit ! »

C’est sûrement le meilleur moment du film : cette scène improvisée où Johnny (Keanu Reeves) pète un boulon. Pour le reste… Dans le rôle titre, Keanu Reeves reste toujours légèrement à côté de la plaque. Certes, l’acteur préféré de notre collaborateur Thomas Day est souvent la cible de reproche pour un jeu que d’aucuns qualifient de limité. Ici, Keanu n’est pas aidé par l’écriture de son personnage, rien de plus qu’une coquille vide : Johnny n’a pas de véritable nom de famille, et a troqué ses souvenirs d’enfance pour une plus grande capacité mémoire, souvenirs qu’il cherche à retrouver.

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Là, Keanu n'est pas en forme.

L’impavide Canadien trouvera meilleure manière de (ne pas) s’exprimer dans Matrix, cinq ans plus tard – œuvre culte s’il en est. Mais bon, c’est Keanu Reeves, et ni Thomas Day ni l’auteur de ces navrantes lignes n’ont attendu le récent retour en grâce de l’interprète de Néo pour l’apprécier à sa juste valeur. Team Keanu, quoi.

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Molly.

Pour une stupide histoire de droits, Molly Millions, bad-ass girl avec ses doigts-lames et ses yeux miroirs, est absente du film. Au lieu de quoi, on récupère son ersatz : Jane, incarnée par une Dina Meyer transparente qui délaisse assez vite toute badasserie pour se contenter d’être un faire-valoir sexy. Dommage. Le reste du casting nous fait voir Ice-T en clochard lotek chevelus, Takeshi Kitano en grand méchant-pas-si-méchant et Dolph Lundgren en méchant méchant, pour sa dernière apparition sur grand écran.

L’imagerie de Johnny Mnemonic se fait tour à tour vaguement prophétique ou complètement à côté de la plaque. Avec le recul, l’esthétique du film semble dater du futur tel qu’on l’envisageait dans les années 80. Quand Billy Idol s’empare du cyberpunk avec « Shock to the System », on veut bien lui pardonner. Ici, c’est plus dur.

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… même si l'intérieur du pont n'est pas si mal.

Avec ses blocs de données colorés, le cyberespace ressemble bien à l’idée que quelqu’un n’y connaissant rien peut s’en faire. Le casque de réalité virtuelle qu’enfile Johnny évoque bien ce qu’il se fait aujourd’hui (Oculus et compagnie), mais Gibson-scénariste oublie la numérisation des données, et c’est donc avec un magnétoscope que les gens sont invités à télécharger les données piratées. Rajout du film, le NAS (Nerve Attenuation Syndrome, maladie frappant la moitié du monde) s’avère causé par les ondes : voilà qui préfigure l’hypersensibilité aux ondes (mais Robert A. Heinlein l’avait déjà envisagé dans Waldo). Du texte défilant en introduction jusqu’aux écrans ressassant des informations déjà connues des personnages, la divulgation des informations reste trop souvent maladroite. Enfin, l’esthétique est assez moche. Longo abuse des « plans cassés » pour tenter de dynamiser son film. Problème : ça se voit et ça n’aide rien.

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Oui, bon, la RV n'était pas encore ce qu'elle est…

En somme, Johnny Mnemonic se traîne une mauvaise réputation et ce n’est pas sans raisons. Le film de Robert Longo n’apporte rien esthétiquement, et s’avère aujourd’hui un document d’époque sur ce qu’aurait pu être le cyberpunk. À réserver aux aficionados de Keanu. (Ça tombe bien.)

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Trois ans après le désastre artistique et financier de Johnny Mnemonic, une autre nouvelle de Gibson est portée à l’écran par le réalisateur américain Abel Ferrara : New Rose Hotel. Le casting y est alléchant : Christopher Walken, Willem Dafoe et Asia Argento dans les rôles principaux. Contrairement à Robert Longo, Ferrara se montre léger dans son approche du cyberpunk : quelques plans lointains de métropoles industrielles, écrans rares. De fait, l’essentiel du film se consacre au triangle formé par Fox (Walken), X (Defoe) et Sandii (Argento).

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X.
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Fox.
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Sandii.

Dans New Rose Hotel, l’atmosphère est lancinante, l’action rare et l’intrigue diffuse. Le film fait illusion dans sa première demi-heure, prend son temps dans la deuxième, et perd tout rythme dans la dernière — qui correspond en réalité à la nouvelle de William Gibson. X se contente de se réfugier dans ses souvenirs, et Abel Ferrara de nous resservir les mêmes scènes vues précédemment, parfois dans une version plus longue – on louvoie souvent du côté d’un érotisme soft plutôt gratuit. Cette impression de ressassement, qui fonctionnait dans « Hôtel New Rose », perd ici tout sens. Pour un peu, on en viendrait à penser que les deux seuls atouts de ce film sont les seins d’Asia Argento, dévêtue plus souvent qu’à son tour.

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Évidemment, cette chambre d'hôtel est vachement plus triste sans Sandii.

Perclus de défauts, Johnny Mnemonic et New Rose Hotel sont, chacun à leur manière, deux ratages. Les films cyberpunk ne sont pas à chercher du côté de chez Gibson : Ridley Scott et son équipe ont imposé avec Blade Runner une vision d’un futur dystopique que personne ne semble avoir dépassée. Et en 1999 : boum, les frères Wachowski ont balancé Matrix, film habile mélangeant réalité virtuelle et hackeurs dans un contexte post-apo, le tout avec des scènes de combat inédites jusqu’alors. Et puis Keanu. Cela, sans oublier des films comme Passé virtuel ou Strange Days, développant eux aussi les thématiques du cyberpunk. Mais sans Keanu.

De temps à autre, façon serpent de mer, l’idée d’une adaptation de Neuromancien au cinéma refait surface. Sur l’Imdb, la fiche du film indique « en développement » depuis longtemps. Parmi les réalisateurs attachés au projet, le nom de Vincenzo Natali est apparu au début de la décennie 2010. Peut-être que le réalisateur de Cube et Cypher aurait pu apporter une vision. Reste que ses derniers films n’ont pas vraiment convaincus et que le réalisateur tourne désormais surtout des épisodes de séries ces temps-ci.

À vrai dire, adapter Neuromancien a-t-il encore un sens ? Le roman de William Gibson a marqué son époque mais, trente-cinq ans après sa sortie, a-t-il encore sa pertinence ? L’informatique personnelle a bouleversé nos quotidiens d’une façon que Gibson n’avait pas prévue ; la figure du hacker a perdu de son charme ; la modernité tranchante semble avoir délaissée le Japon… À moins d’opter pour une vision rétrofuturiste (et donc non-pertinente vis-à-vis de l’avenir, terrain de jeu préféré de la SF), une adaptation fidèle du premier roman de l’auteur est en toute probabilité vouée à l’échec. Mieux vaut laisser le roman là où il est, sur les étagères des bibliothèques…

Après ces deux aventures cinématographiques, Gibson s’est essayé à la télévision, en co-signant avec son camarade Tom Maddox deux scénarios pour X-Files : le premier, Clic mortel (S05E11, 1998), est une histoire d’IA à peu près correcte (même si la série de Chris Carter n’a jamais brillé dès qu’elle s’intéressait de près à la technologie) ; le second, Maitreya (S07E13), s’avère un ratage vraiment embarrassant. Bref. Autant revoir Wild Palms. Et attendre l'adaptation de son dernier roman en date, Périphériques, chez Amazon Prime ?

Introuvable : non
Irregardable : à leur manière
Inoubliable : à leur manière aussi

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