Avide de paysages glacés et de musique réfrigérante — c'est de saison —, l'Abécédaire tourne ses antennes vers Iceland, un album signé par l'un des plus science-fictifs des musiciens français d'electro, Richard Pinhas.
Avide de paysages glacés et de musique réfrigérante — c'est de saison —, l'Abécédaire tourne ses antennes vers Iceland, un album signé par l'un des plus science-fictifs des musiciens français d'electro, Richard Pinhas.
Iceland, Richard Pinhas (Polydor, 1980). 9 morceaux, 62 minutes.
Vous qui lisez ceci, abandonnez ici toute joie de vivre et toute espérance en l’existence d’une saison autre que l’hiver. Geisterfaust de Bohren & der Club of Gore avait montré la voie sous le mode automnal ; Iceland de Richard Pinhas enfonce le clou. Du musicien, on avait précédemment évoqué sur ce blog l’album Chronolyse – un titre rappelant Michel Jeury mais dont les morceaux évoquaient la saga « Dune » de Frank Herbert. Évidemment, parler de Richard Pinhas oblige à citer aussi Norman Spinrad et Maurice G. Dantec, et le bonhomme est sûrement l’un des musiciens francophones les plus science-fictifs qui soient.
« Je m'appelle Richard, mesure 1m82, yeux bleus. Passions: musique, philo, littérature, la "femme". Je fais de la musique en "professionnel" depuis 44 ans. Une quarantaine d'albums ou CDs, des collaborations, j'ai écrit quelques livres et articles. En tournée surtout : Usa, Japon et Europe. J'habite Paris dans le sixième… Politiquement : libertaire. Ne vote pas, mais joue de la guitare tous les jours. » (Pinhas, interviewé par Goûte mes disques)
Reprenons. Né en 1951, Pinhas débute sa carrière musicale au début des années 70 – une période plutôt intéressante, qui voit l’essor populaire de la musique électronique, outre-Rhin avec Kraftwerk, Neu!, Tangerine Dream ou Klaus Schulze, et du côté des Anglo-Saxons avec Brian Peter George St. John le Baptiste de la Salle fuckin’ Eno. Le jeune Pinhas fonde un groupe, Blues Convention, avec un certain Klaus Basquiz… qui rejoindra vite un p’tit groupe sympa qui monte, qui monte. Aussi amateur de musique que de philosophie, il suit les cours de Gilles Deleuze à la Sorbonne et soutient une thèse en 1973 dans ce dernier domaine, intitulée « Le rapport entre la schizoanalyse et la science-fiction ». L’année suivante, il fonde Heldon, formation dont le nom provient de Rêve de fer de Norman Spinrad. Les influences du groupe proviennent tout droit de Eno comme de Robert Fripp, le guitariste de King Crimson, et le premier album, Électronique guérilla, donne le ton : des synthés et des guitares. Mais surtout des synthés. Sans oublier de la SF et de la philo : la face A se place sous le haut patronnage de William S. Burroughs tandis que la face B offre un remerciement spécial à Norman Spinrad, et Gilles Deleuze donne de la voix sur « Ouais, Marchais, mieux qu’en 68 ». Vont suivre six autres albums, jusqu’en 1979 – Stand-By venant signifier le temps de mettre Heldon en pause (Pinhas reformera le groupe en 2000 pour un disque, Only Chaos Is Real). À peu près au moment où Heldon se prépare à entrer en sommeil, Richard Pinhas commence à publier des albums sous son propre nom. Le premier est Chronolyse, le deuxième fait l’objet de ce navrant billet.
La face A de Iceland est essentiellement occupée par le morceau-titre, divisé en trois parties. La première, la plus courte (67 secondes), consiste en une forme de fanfare glaciale – quelques notes jetées là, qui restent planer dans un air à température polaire. Les dix minutes de la deuxième partie, on pourrait les comparer à un lent travelling avant sur les paysages de toundra de l’Islande. Une ambiance lancinante aux synthétiseurs, une rythmique répétitive… quelques chuchotis distordus apparaissent au bout d’un certain temps, se transforment en raclements quasi fantomatiques. Il flotte sur ce morceau un sentiment d’inexorabilité tragique. À vrai dire, plus que l’Islande, j’ai l’impression d’entendre une lente déambulation sur les terres incultes consécutives à un hiver nucléaire. Une musique très cinégénique. D'ailleurs, interviewé par Gonzaï, Pinhas évoquait le présent disque (et le morceau-titre, j'imagine) en ces termes :
« À chaque fois qu’il y avait un accident, une illustration d’événement type éruption de volcan ou que sais-je encore, ils prenaient cet album. »
Mais ce n’est rien en regard de la troisième partie de ce morceau. Lors d’un précédent tour d’alphabet, votre serviteur se répandait en louanges sur Tomorrow’s Harvest de Boards of Canada, un album à l’ambiance crépusculaire qui se terminait par une pièce instrumentale particulièrement glauque, « Semena Mertvykh » – les semences des morts. Déprimant et moribond. Sauf que les frères Sandison n’ont rien inventé, et ce morceau qui concluait de manière si mortifère Tomorrow<’s Harvest, doit tout à « Iceland (Part 3) » – morceau qui lui doit aussi doit beaucoup à l’incontournable Brian Eno, en particulier à sa collaboration avec David Bowie sur Low. Donc : pas le Eno pianiste ou du genre à pousser la chansonnette, mais bien celui qui dessine des paysages sonores inquiets. « Iceland (Part 3) » se compose d’amples nappes de synthétiseurs aux teintes vibrantes, des murmures angoissés, parfois rageurs, à l’arrière-plan sonore, et un ressenti de fin de monde encore plus flagrant. Ça tombe bien, c’est un peu le sentiment général que l’on a actuellement envers l’avenir. Ah, douces années 70 où l’on imaginait encore que le climat irait en se refroidissant ( Kate Wilhelm, je pense à toi) (oui, un disque paru en 1980 appartient encore aux années 70 : la décennie 80 n’a commencé qu’en 81, tout comme le IIIe millénaire en 2001, on vous apprend quoi à l’école ?).
« The Last Kings of Thule » , dont le titre fait probablement référence au livre de Jean Malaurie Les Derniers Rois de Thulé, consacré au peuple Inuit, se compose de deux parties. La première s’intercale entre les parties II et III d’« Iceland », et brise quelque peu l’ambiance : une rythmique industrielle, une guitare lointaine au son distordu – on croirait entendre du Robert Fripp. La seconde partie reprend les choses là où la première les avait laissées, pour un résultat plus convaincant. Tant pis si ce morceau ne débouche pas sur grand-chose.
Après une « Short Transition » effectivement brève (35 secondes) et rythmée, on arrive à la fin d’Iceland avec « Greenland », neuf minutes aériennes et apaisées se déployant sur une base de notes de guitare répétées, pour un résultat hypnotique. Après la désolation angoissante de « Iceland » et l’âpreté de « The Last Kings of Thule », « Greenland » fait figure de bouffée d’air. Passablement frais, l’air, mais ça fait du bien. Qu’on se le rappelle : le Groenland a beau être recouvert d’un glacier, ceux qui l’ont nommé ainsi ont d’abord vu de la verdure sur ses côtes.
Les rééditions d’Iceland ont vu l’ajout d’un morceau inédit, « Winter Music ». Longue de vingt-cinq minutes, cette pièce instrumentale convoque Fripp et Eno, pour un résultat lancinant et hypnotique, qui se déglace peu à peu. Le réchauffement climatique, je vous dis…
Après Iceland, Pinhas va publier de nombreux autres albums. Le suivant, East/West, est notable pour son ambiance plus rock et pour sa pochette signée Druillet. Après L’Éthique en 1982, le musicien se fait plus discret et espace ses parutions. Au tournant du millénaire, il rencontre Maurice G. Dantec et travaille avec lui au sein de la formation Schizotrope : résultat de cette collaboration, une petite poignée d’albums sous influence Racines du mal/ Babylon Babies. La décennie 2010 le voit multiplier les collaborations. Voilà qui mérite qu’on s’y intéresse dans de futurs billets.
En attendant, écoutez Iceland, c’est de saison.
Introuvable : non
Inécoutable : non
Inoubliable : oui