Après 12 to the Moon, l'Abécédaire continue de viser la Lune — et cette fois, en nulle autre compagnie que celle de Robert A. Heinlein. Adapté librement de son roman jeunesse Rocket Ship Galileo, Destination… Lune ! raconte une expédition lunaire avec une approche pleine de sérieux et de didactisme, au point de faire de ce film l'un des premiers de hard science…
Dans le Bifrost 95 spécial Lune et SF, notre camarade Philippe Boulier évoquait en quelques mots Destination… Lune !, d’après Heinlein. On ne présente plus Robert Anson Heinlein… mais si vous avez besoin d’une présentation, reportez-vous par exemple auBifrost 56 qui lui est consacré. Ou, justement, au Bifrost 95, qui démontre l’importance de l’Américain au sein de la littérature science-fictive lunaire. Ou, pour ceux qui étaient aux Utopiales, rappelez-vous la « Leçon du Président », où le bon professeur Lehoucq évoquait Destination… Lune ! à un public matinal et passionné.
En 1947, l’auteur de Waldo publie Rocket Ship Galileo, un roman jeunesse encore inédit en français, racontant l’histoire de trois adolescents qui décollent vers la Lune à bord d’une fusée. Sur notre satellite, ils découvrent une base nazie ainsi que les ruines d’une ancienne civilisation, et comprennent que les cratères ne sont pas dus à des impacts météoritiques mais à des bombes. Je vous assure que ce n’est pas le script de Iron Sky – mais peut-être que Timo Vuorensola et Joanna Sinisalo se sont inspirés dujuvenile de Heinlein. Quoi qu’il en soit, Rocket Ship Galileo bénéficie d’une adaptation cinématographique en 1950 – une adaptation plutôt lointaine car elle évacue les adolescents et les nazis pour ne garder que l’essentiel : le voyage vers la lune ! À vrai dire, Heinlein, qui a collaboré au script, semble tirer ce dernier vers sa novella alors encore inédite, « L’Homme qui vendit la lune ».
Produit par George Pal (réalisateur de La Machine à explorer le temps mais surtout légendaire producteur duChoc des mondes et de La Guerre des mondes), Destination… Lune ! est l’un des derniers films d’Irving Pichel, acteur et réalisateur prolifique dont le premier fait d’armes derrière la caméra fut la coréalisation avec Ernest B. Schoedsack des Chasses du Comte Zaroff (notable pour avoir été tourné en même temps et dans les mêmes décors que King Kong, lui aussi coréalisé par Schoedsack). Le film commence par l’échec du lancement d’une fusée.
Cet échec est celui de trop, celui à cause duquel le gouvernement américain retire ses deniers du projet. Ses deux têtes pensantes, le docteur Charles Cargraves (Warner Anderson) et le général Thayer (Tom Powers) font appel à un riche industriel spécialisé dans l’aéronautique. Avec lui, ils vont convaincre d’autres industriels de se lancer dans la course à l’espace, en faisant vibrer leur fibre patriotique : ils ne sont pas les seuls à viser la lune mais, hé, autant que ce soit les Américains qui l’atteignent en premier.
Bientôt commence la construction de la fusée, par des fonds privés. Comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, ce sont les concepteurs qui embarquent à bord de l’appareil, en recrutant un pilote. Certes, le voyage ne sera pas de tout repos… mais le retour non plus.
Certes, Destination… Lune ! a pris un petit coup de vieux, et reste typique de son époque (les femmes sont ainsi aux abonnées absentes). Néanmoins, le film reste éminemment regardable, et se montre attachant dans son envie d’aller sans cesse de l’avant et dans le soin accordé à la crédibilité de l’aspect scientifique. Sur le premier point : les personnages ont un problème ? Ils discutent, agissent et trouvent une solution en un tournemain, sans jamais désespérer : du pur Heinlein. Sur le second point : on tient tout simplement avec Destination… Lune ! l’un des premiers films de hard science. Irving Pichel prend son temps pour nous montrer les préparatifs du voyage, tant l’aspect technique que l’aspect financier… sans oublier de fournir au spectateur une petite leçon de mécanique orbitale, au travers d’un court-métrage en dessin animé à l’intention de l’opinion publique. C’est l’occasion d’expliquer le fonctionnement de la fusée (atomique), sa propulsion, la manière dont sa trajectoire – aller et retour – se déroulera. Preuve de la pertinence du film : la réalité n’a guère démenti ce que Heinlein présente… si ce n’est qu’on préfère utiliser des fusées chimiques plutôt que des fusées atomiques, c’est peut-être un peu moins craignos pour ce qui est des retombées lors d’éventuels ratages. Et la procédure de décollage… on préfère la confier à Ground Control plutôt qu’aux astronautes.
Apprenez tout ce que vous avez besoin de savoir en compagnie de Woody Woodpecker…
Le film se montre inspiré à plus d’un titre. Les scènes dans l’espace accusent certes leur âge pour ce qui est des effets spéciaux, mais dans le fond, Destination… Lune ! accumule les bons points : le rendu des multiples g que les astronautes se prennent dans la g… lors du décollage est réussi, l’espace est silencieux, les étoiles semblent immobiles, les astronautes se déplacent en apesanteur dans l’habitacle (jusqu’au moment où ils chaussent des chaussures aimantées), et l’incident survenant à l’un d’entre eux rappelle immanquablement une scène de Gravity.
Sur la Lune, tout est gris ? Alors les astronautes ont des scaphandres colorés pour /pouvoir se différencier.
La représentation du satellite est peut-être moins réussie que celle de Kubrick, dix-huit ans plus tard (le sol chez Heinlein/Pichel est craquelé, et les montagnes sont bien trop dentelées), mais demeure très honorable pour un corps céleste dont on ne connaissait, en 1950, vraiment pas grand-chose. Si besoin est, rappelons que le lancement du premier satellite artificiel date d’octobre 1957 et que les sondes soviétiques du programme Luna ne décolleront qu’à partir de 1959 ; les premières photos de la face cachée sont dues à Luna 3 en octobre 1959 et il faut attendre Luna 9 pour le premier alunissage réussi, en février 1966.
Le film de Pichel ne sera pas sans descendance : en particulier, il inspire Hergé pour le diptyque Objectif Lune/On a marché sur la lune. C’est peu dire que la fusée de Destination… Lune ! préfigure celle où Tintin prendra place, tant pour sa forme que pour l’aménagement intérieur. Au rang des hypothèses, je me demande si le générique défilant de bas en haut avec un léger effet de contre-plongée n’inspire pas non plus George Lucas pour Star Wars [edit : en fait, non], et si le film ne lance pas la carrière « spatiale » du peintre et illustrateur Chesley Bonestell – à en juger par l’Imdb, il commence à travailler pour le cinéma de SF à partir de Destination… Lune !, et œuvrera ensuite sur La Guerre des mondes de George Pal et la série télévisée Men in Space. (Un documentaire sur Chesley Bonestell était diffusé aux Utopiales, mais je ne l’ai malheureusement pas vu.)
Sans aller à crier au chef-d’œuvre, Destination… Lune ! reste un jalon (peut-être trop méconnu) du film de SF, entreLa Femme dans la lune de Fritz Lang et 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick. Rien que pour cela, il mérite d’être (re)vu.
Introuvable : en cherchant bien
Irregardable : au contraire
Inoubliable : Heinlein rules