William Gibson, guide de lecture cyberspatial

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Dans le tout premier numéro de Bifrost figurait déjà une critique d'un livre signé William Gibson : c'est peu dire que l'on suit l'auteur de Neuromancien depuis les débuts de la revue. La sortie du Bifrost 96 consacré au pape du cyberpunk est l'occasion de ressortir ces critiques depuis nos virtuelles archives…

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Gravé sur Chrome

Trad. Jean Bonnefoy

« Sept nuits de location pour ce cercueil, Sandii. Hôtel New Rose… Comme j'ai envie de toi maintenant… Parfois je sors de mon sac ton petit automatique, caresse du pouce le chrome bon marché, si lisse… »

Si vous ignorez encore ce qu'est vraiment le Cyberpunk et d'où vient la GLACE, profitez de la réimpression chez J'ai Lu de ces neuf nouvelles, beaucoup plus expérimentales que la novellisation du Johnny Mnémonic de Longe au cinéma. La différence réside dans ce côté décalage planant et brouillé qu'offrent les procédés de récits juxtaposés ou flashback, survoltée à coup d'images high-tech. Si Johnny Mnémonic et Gravé sur Chrome sont des récits plus classiques, archétypes d'où dérivent des séries comme Shadowrun, Tekwar etc., le summum est atteint dans ces instantanés quasi surréalistes que sont Fragments de rose en hologramme, Le genre intégré ou Hôtel New Rose.

David Sicé
Critique parue in Bifrost n° 1

 

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Idoru

Trad. Pierre Gugliemina

Elle est belle, elle est célèbre. Elle va se marier avec Rez, de l'indétronable groupe rock Lo/Rez. Mais elle n'existe pas. Rei Toei est une idoru, une créature virtuelle des petits écrans, nippons. Le medium de ce mariage serait le module primaire de programmation biomoléculaire Rodel-van Erp C\7A qui intéresse également les russes, auxquels il est interdit de fournir de la technologie sensible. Une course poursuite commence alors, mettant en scène des trafiquants et leurs porte-valises, des fans du chanteur comme Chia, qui effectue le voyage jusqu'à Tokyo pour juger de la véracité de la rumeur, et des ennemis jurés comme la directrice de Slitscan, acharnée à détruire l'image de la pop star

Comme souvent chez Gibson, l'intrigue importe moins que le décor. Elle n'est qu'un support pour décrire un futur immédiat chrome et acier qui bascule dans l'univers des apparences, noyé d'informations plus que d'informatique, un monde grouillant incapable de maîtriser ses mutations, où les personnes capables de dégager des points nodaux dans des masses de données informes sont très prisées et recherchées

Cette plongée hallucinante est à sa façon une fable sur la célébrité, qu'il convient de fuir non parce qu'elle est désormais factice mais parce qu'elle empêche de goûter aux joies sereines de l'anonymat.

Si la lecture de ce roman est vivement conseillée, elle est cependant gâchée par les irritantes coquilles qui le parsèment, mots oubliés, participes passés à l'infinitif et autres malveillances syntaxiques. Il aurait été décent, pour un livre cyberpunk, d'utiliser un correcteur orthographique et grammatical.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 10

 

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Tomorrow’s Parties

Trad. Philippe Rouard

Gibson réunit dans un même roman le San Francisco de Lumière virtuelle (on y retrouve le pont habité par tout ce que la société compte de marginaux) et le Japon d'Idoru, suggéré plus que peint dans une intrigue où réapparaissent les personnages de Chevette, la jeune fille naguère coursière à vélo, Rydell, l'ex-flic malchanceux, Laney, le spécialiste de la réalité virtuelle, sans oublier Rei Toei, la créature virtuelle qui faillit épouser un chanteur bien réel.

Laney, malade, terré dans de miséreux cartons d'une station de métro de Tokyo, embauche Rydell pour récupérer Rei Toei et contrer Harwood, qui est capable, comme lui, de repérer les points nodaux de l'Histoire. Tous deux voient dans les micro-événements de la trame du réel d'importants changements à venir. Le nouveau produit que Lucky Dragon s'apprête à lancer sur le marché, un nanofax qui permet de copier n'importe quel objet à distance, en fait-il partie ? La quête de Laney vers un ailleurs virtuel est-il un autre signe ?

Gibson ne délivre aucune réponse claire. Il se contente de présenter les nombreux éléments d'un puzzle qui ne deviendront pertinents que lorsqu'ils seront tous imbriqués dans un futur pressenti mais non révélé, dans un prochain roman peut-être. Son travail délaisse les effets d'annonce spectaculaires pour mieux représenter la mosaïque d'un univers en pleine mutation. Cette mosaïque, en 73 chapitres brefs, se compose de tranches de vie, fragments épars d'individus plus préoccupés de l'instant présent et de la survie immédiate que d'avenir à construire. Ce ne sont pas les événements sociaux et politiques d'envergure qui modèlent le monde, mais l'irruption et le mélange constants d'objets technologiques, la superposition et la concaténation de l'ancien et du moderne, générant de nouveaux réflexes et comportements. Gibson note les couleurs, odeurs, images qui composent ce futur à la dérive que nul ne maîtrise plus, en anthropologue consciencieux moins préoccupé d'interpréter que de rassembler en toute objectivité ces morceaux de demain.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 24

 

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Identification des schémas

Trad. Cédric Perdereau

Cayce Pollard est un chasseur de cool. Cette jeune femme est employée par des trusts internationaux pour prendre le pouls de la rue, anticiper les tendances, reconnaître avant les autres un schéma. Cette empathie symbolique se double d'une allergie aux marques. Cayce, depuis l'enfance, ne supporte pas les logos, au point de faire dégriffer ses vêtements et de lutter contre l'omniprésence des icônes par la récitation d'un mantra personnel : « Il a pris un canard en pleine tête à deux cent cinquante nœuds. » Une formulation insensée, qui annule le surcroît de sens, mais ne lui permet pas d'oublier la tragédie mondiodiffusée du 11 septembre. À nouveau un excès de voir, qui, paradoxalement, a vu son père disparaître. Cayce, dont l'activité professionnelle exige l'immersion dans la foule, compense ces contacts forcés par une vie affective distante. Ses proches sont lointains, toujours en voyage, et pour le reste elle n'entretient que des amitiés virtuelles sur les forums consacrés au Film. Cent trente-quatre fragments diffusés sur le net, que l'on peut accoler, diviser, remonter, ou prendre isolément. Nul ne sait s'ils forment un tout ou un tas, un agrégat plastique et polysémique ou une continuité narrative. Mais une chose est sûre, le Film est une authentique révolution dans la stratégie promotionnelle. C'est pourquoi Hubertus Bigend, fondateur de Blue Ant, s'intéresse au phénomène. Aussi engage-t-il Cayce qui bénéficiera de fonds illimités jusqu'à ce qu'elle identifie l'origine du schéma.

« Le ciel est un grand dôme gris strié de condensation effilochée », nous dit William Gibson page 18, façon d'en finir avec le célèbre : « Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service », qui ouvrait Neuromancien. Car évoquer le cyberpunk serait ici une erreur, la meilleure façon de louper le roman. Par définition, on ne devient prophète qu'a posteriori, une fois les prédictions réalisées. De manière fort habile, William Gibson a, lors d'une récente interview, écarté le débat en affirmant qu'il n'avait pas prévu le succès des téléphones portables. Un simple détail qui lui permet d'abandonner l'étiquette de visionnaire cyberpunk. Tout comme son héroïne, Gibson dégriffe le costume que d'autres lui ont taillé. Identification des schémas renonce à l'anticipation au bénéfice du constat. Le passé n'est plus, ou à peine, enseveli sous les commentaires et la reprise. Ainsi, Cayce porte-t-elle une copie d'ancien blouson militaire, et ne supporte que les logos réinventés par des cultures étrangères, subsistant sans lien à la référence. Quant à l'avenir, il est définitivement hors de portée : « Bien sûr, nous n'avons pas la moindre idée de ce que les habitants de notre futur seront. En ce sens, nous n'avons aucun futur. Pas comme nos grands-parents en avaient un, ou pensaient en avoir un. Les futurs culturels entièrement imaginables sont un luxe révolu. » Le Film, et ses montages compossibles, a ainsi valeur de métaphore. On peut multiplier les récits sur l'avenir, en risquant de le figer dans une narration1 Comme en témoignent les expériences scénaristiques de Gibson à Hollywood. Toutes se sont soldées par la réduction des innovations cyberpunk à une simple succession d'effets, dépourvus de contenu. [NDLA.].. Honnête aveu de la part de Gibson, qui entérine l'échec du cyberpunk. No future, donc. Cet état des lieux prend la forme d'une présence pleine au réel, sans distance ni délai. Tout est donné en vrac, ici et maintenant. Gibson délimite un champ d'apparition des phénomènes où chaque état du sujet est facteur d'inquiétude. Le temps est instable, par le simple fait des fuseaux horaires. L'espace perd tout repère à force d'être arpenté. No map for these territories, pourrait-on dire en reprenant le titre du documentaire consacré en 2000 à William Gibson. Le corps lui-même est privé de son intégrité, dans une société en lutte perpétuelle qui fait de la violence physique un recours par défaut. Cette incapacité à agir sur le donné oblige à une réception passive. Les accros du Film sont dépendants des images, Cayce Pollard absorbe les tendances, et les flirts de Magda, contrepoint de l'héroïne, assimilent les logos par diffusion pandémique. Une passivité assumée par Gibson qui préfère Ebay ou Google à la quincaillerie des néologismes cyberpunks. La perception panique de Cayce oblitère Neuromancien et son Case aux désordres neurologiques, simplement parce qu'il n'est pas besoin d'accumuler les prévisions quand la réalité est déjà saturée. De ce point de vue, Gibson retient une leçon déjà apprise par J. G. Ballard. Il suffit de faire sauter le plus petit point d'ancrage pour retrouver le chaos des faits. Les repères quotidiens, distribués autrement, n'ont plus pour fonction de rassurer. Cette perte du confort a son avantage, puisqu'elle autorise de nouveaux déchiffrements. Partiels, partiaux, et qui n'ont pas pour but d'épuiser le sens, car le réel est largement excédentaire. Tout discours sur le monde apparaît donc comme périssable. C'est pourquoi Identification des schémas est un grand livre, à déguster maintenant.

Xavier Mauméjean
Critique parue in Bifrost n° 37

 

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Code Source

Trad. Alain Smissi

Février 2006. Hollis, ex chanteuse du cultissime groupe Curfew, est engagée par Philip Rausch, responsable du journal Node. Le magazine, qui ne compte pour l'instant aucune parution, souhaiterait publier un papier sur le locative art, tendance esthétique actuelle rendue possible par l'usage détourné du GPS. Via une galeriste française, Odile, la journaliste, va faire la rencontre d'Alberto. Par projections coordonnées sur des prises de vues réelles, l'artiste géohacker met en scène ses créations, aussi bien le décès de River Phoenix qu'un cimetière de soldats morts en Irak, qui se complète de croix à mesure que le chiffre des pertes augmente. Ou un mémorial dédié à Helmut Newton, version contemporaine du happening seventies figurant dans le film Les yeux de Laura Mars. Pour y parvenir, Alberto compte sur Bobby Chombo, un musicien dans son genre, sorte de producteur DJ qui injecte l'œuvre dans le monde, réalise les créations virtuelles, si tant est que cette phrase ait du sens.

Au fil de son enquête, Hollis va découvrir qu'elle travaille en réalité pour le compte de Blue Ant, une firme aussi puissante que discrète, déjà au cœur du roman Identification des schémas. Son créateur, le magnat belge Hubertus Hendrik Bigend, se targue d'avoir la capacité de toujours engager la bonne personne pour un projet donné. Ainsi en allait-il déjà de Cayce, « chasseur de cool » dans le roman précédent. Bigend souhaiterait retrouver la trace d'un mystérieux container repéré en août 2003 par la CIA lors d'une opération spéciale. Or Chombo parvient périodiquement à le localiser…

Autant le dire tout de suite, la lecture de Code source est pénible. Voici un livre dont on ne sait jamais s'il s'agit d'un roman qui prend la forme d'une notice de montage, ou d'un manuel parsemé de « dit-il ». Dans tous les cas, il sanctionne un échec, celui de n'avoir pas su s'approprier l'après Identification des schémas, qui parvenait brillamment à annuler le cyberpunk. Rattrapé par ses propres prédictions, William Gibson ne peut se résigner à devenir écrivain du réel comme n'importe quel romancier mainstream, et se force donc à continuer d'écrire sur le réel. Après nous avoir montré que nous étions acteurs du spectacle, l'auteur décide de nous faire visiter les coulisses. Gibson révèle ses trucs à la façon d'un illusionniste en fin de carrière, démonte ses effets comme on le ferait d'un meuble forcément tendance, juste pour nous convaincre qu'il est toujours à l'avant-garde, comme on le dirait d'un éclaireur qui ne cesserait de se retourner pour être sûr que le gros des troupes suit. « Je suis le meilleur, continuez de me vénérer par pitié ! » semble-t-il dire à ses lecteurs bobos et leurs enfants Übergeeks. S'en suit un délayage qui ne nous épargne aucun poncif, y compris des réflexions rances sur le mode : notre réel n'est peut-être qu'une modélisation. Avec un concept identique, la Grille comme texture virtuelle recouvrant le réel, David Calvo et son Minuscules flocons de neige… parvenait à un résultat plus convaincant. Pour Gibson, le cyberspace n'était qu'une « perspective, une façon de visualiser notre destination. Et avec la grille, on y est ». Parlant de la « plateforme virale » qu'étaient les extraits du Film au cœur d'Identification des schémas, Hubertus Bigend avoue s'en être servi pour vendre des chaussures. William Gibson casse son jouet, avec une lucidité innocente ou un cynisme désinvolte.

Cela, pour le fond. La forme est une caricature, un « Savoir créer hype » pour atelier d'écriture otaku. Les personnages secondaires se plantent devant la vitrine du styliste Yohji Yamamoto, tripotent un iPod ou tombent en arrêt devant les artefacts signés Philippe Starck. Il ne leur arrive rien ou toujours la même chose, ce qui a un goût de vieux depuis Georges Perec ou le Nouveau roman. Gibson étale son vernis culturel, « l'idéal platonique d'un petit tapis oriental était projeté depuis le plafond », qui remplace l'authentique savoir ou le met à mal. Platon ? Non, il a dit exactement le contraire dans La République, à savoir qu'une représentation est le contraire d'un « idéal ». Pires sont les métaphores enquillées par l'auteur qui parvient à un style boursouflé et académique, quincaillerie d'images outrées faites pour montrer comment on rend le présent bizarre : « vent sauvage et aléatoire », ou « une voiture de police passa dans son propre courant d'air… » ; sans parler du ridicule : « Le pistolet que Brown portait sous sa parka, comme un bandage herniaire exotique en résine composite… » La traduction poussive n'arrange rien, qui accumule les répétitions : «… Hollis vit les palmiers de Sunset danser follement, comme une troupe de danse mimant les derniers sursauts d'une peste futuriste ». Et encore mieux : « Elle sortit le Powerbook de son sac, le sortit de la veille et essaya de caler l'écran ouvert contre la vitre ».

La prochaine étape consisterait pour Gibson à ne plus écrire, dans cette veine du moins. Ce dont l'auteur semble avoir pris conscience puisqu'il n'est maintenant jamais aussi bon que dans ses interviews.

Xavier Mauméjean
Critique parue in Bifrost n° 50

 

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La Machine à différences

Avec Bruce Sterling. Trad. Bernard Sigaud

Quand deux monstres sacrés du cyberpunk unissent leur force, on peut légitimement s’attendre à quelque chose de marquant. Paru à l’origine en 1991, le mythique La Machine à différence bénéficie aujourd’hui d’une réédition chez « Ailleurs & Demain », sous une couverture argentée du plus bel effet. De quoi réconcilier anciens et modernes.

Si Gibson et Sterling cohabitent avec talent, force est de reconnaître qu’ils ne se limitent pas à leurs délires habituels. Ici, le cyber passe surtout par le steam et l’uchronique. Et la S-F en ressort gagnante. Preuve que deux et deux font cinq et que le tout est supérieur à la somme des parties. Bâti sur un postulat rigoureux, La Machine à différence relate une double révolution, industrielle et informatique. Dans l’Angleterre du milieu du XIXe siècle, un homme met au point une sorte d’ordinateur – la machine à différence du titre – qui précipite le Royaume-Uni vers quelque chose d’inédit. Enorme assemblage complexe mû par la vapeur et capable de traiter l’information via un système de cartes perforées, cette machine se transforme en enjeu national, voire mondial, dans un contexte où l’impérialisme britannique ne connaît presque plus de limites. Mais si le décor revisite les codes uchroniques habituels (avec personnages historiques bien réels décrits sous un jour nouveau, de Byron à Keats en passant par quelques autres – plus surprenants), Sterling et Gibson n’en font pas une fin en soi. Certes, leur Angleterre mérite à elle seule un roman, mais sans personnages, l’histoire ne serait rien d’autre qu’une gentille promenade touristique. En s’attachant à l’humain aux prises avec un monde changeant, les deux auteurs fabriquent l’essence de leur roman et lui procurent sa teinte si particulière. La formule est reprise avec succès par un certain Robert Charles Wilson qui a démarré – ah tiens – avec le cyberpunk (il suffit de lire Ange Mémoire pour s’en convaincre, même si ça ne retire rien à sa profonde originalité). Intrigue compliquée mais solide, sombres complots, luttes sociales, rien ne manque au roman. L’histoire se découpe en trois parties bien distinctes, ce qui facilite sans doute la lecture mais affadit également l’ensemble, défaut non rédhibitoire tant le texte tient la route. On suit les aventures d’une prostituée pas comme les autres (fille d’un dissident), d’un espion au service de Sa Majesté, d’un paléontologue de retour du Nouveau Monde (jamais émancipé de l’Empire, évidemment) aux prises avec une embrouille d’envergure cosmique, sans oublier quelques personnages secondaires remarquablement campés. Si le roman peut se lire comme un thriller uchronique impeccablement mené, le fond est plus sombre. En bons adeptes d’Orwell, Sterling et Gibson n’oublient pas l’essentiel : la société de contrôle se base sur le contrôle de l’information. Et l’information informatisée facilite justement le contrôle. Belle parabole sur nos sociétés paranoïaques et mise en place d’une nouvelle étiquette pour le moins curieuse dans le petit monde de l’imaginaire : le steampunk d’anticipation.

Patrick Imbert
Critique parue in Bifrost n° 60

 

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Idoru

Trad. Pierre Gugliemina

Rez, leader de l’inaltérable groupe de rock Lo/Rez, va se marier avec Rei Toei, une chanteuse vedette des écrans nippons. Cet événement est médiatique surtout parce que Rei Toei est une idoru, une créature virtuelle. Le mariage se concrétiserait par l’intermédiaire d’un module de programmation biomoléculaire qui intéresse les Russes, raison pour laquelle trafiquants et agents secrets se pressent à Tokyo en même temps que les fans de musique. Parmi eux, Chia, adepte de ce groupe né pourtant avant elle, qui veut vérifier la véracité de l’information, ou la directrice de Slitscan, acharnée à détruire l’image de la pop star trop sage et surtout à la trop grande longévité.

L’information est le nerf de la guerre, d’où l’intérêt manifesté pour le module de programmation. Une idoru est en effet conçue par des agents softwares qui analysent ce qui plaît au public afin de toujours se conformer à ses goûts. Ce sont des softwares qui sont à l’origine de la musique populaire japonaise enka, éminemment commerciale, qui envoie des sons groupés comprenant entre autres des influences pop occidentales diluées, ou des EDHS, Elaborations diatoniques d’une harmonie statique, à base d’airs de Bach ou de Procol Harum. Comme toujours, la provocation remplace l’originalité : ainsi, en révélant une prédilection pour la chair fœtale irakienne, les Duke of Nuke Them, groupe de roidhead metal, sont disque de platine. Sans surprise, les sons nouveaux proviennent des labels indépendants : Skyline, le premier album de Lo/Rez a été produit par Dog Soup, à East Taipei, label que Rez a racheté pour produire d’autres groupes moins commerciaux.

L’intrigue sert de décor à une société dominée par les apparences, incapable de maîtriser ses mutations désormais trop nombreuses, et dont l’industrie de la musique ne constitue qu’un exemple.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 69

 

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Histoire Zéro

Trad. Jean Esch et Doug Headline

Il est bien loin, le temps de la trilogie de « Neuromancien » ; William Gibson s’était déjà rapproché de notre époque avec sa trilogie suivante, dite du « Pont », et ses romans ultérieurs ne font que confirmer cette évolution, en s’attardant sur notre époque pour en analyser les tenants et aboutissants sans plus guère utiliser de prétexte SF. En dehors de quelques éléments sur le tard, Histoire zéro ne relève en effet pas vraiment de la science-fiction (pas au sens strict, du moins), mais il continue cependant d’interroger le monde selon une grille de lecture bel et bien héritée du cyberpunk. Ce qui, disons-le, est à la fois passionnant et un brin frustrant pour qui a découvert l’auteur avec ses premiers romans. Il est en tout cas certain que ce n’est pas avec Histoire zéro, qui vient clore une nouvelle trilogie entamée avec Identification des schémas, et poursuivie avec Code source, que l’on pourra apprécier au mieux la production SF de l’auteur… même si, comme le dit une critique reprise en quatrième de couverture, Gibson donne ici « à lire le présent comme si c’était le futur ». Une évolution certes pas innocente, et qui a pu lancer des pistes de recherches intéressantes dans les deux précédents romans, consacrés aux marques et aux sous-cultures, mais Histoire zéro, en poursuivant sur cette problématique, pousse le bouchon très loin… et sans doute trop. Jusqu’à l’absurde, en fait, en prenant pour sujet-prétexte (un McGuffin, assurément) ce que l’on peut concevoir de plus superficiel au monde : la mode.

Le roman alterne entre les points de vue de l’ancienne chanteuse de rock Hollis Henry et du paumé ex-camé Milgrim, deux des « héros » de Code source. Ils sont à nouveau amenés à travailler pour le curieux magnat Hubertus Bigend, qui a foi en leurs capacités respectives. Ainsi les lance-t-il sur les traces d’une mystérieuse marque (ou anti-marque ?) de jeans, appelée les Chiens de Gabriel, avec potentiellement de juteux marchés militaires à la clé. Ce qui fait l’originalité des Chiens, en effet, outre leur finition impeccable, c’est l’absence quasi totale de communication les concernant ; ils n’ont pas pignon sur rue, et personne ou presque ne sait de qui il s’agit (même si le lecteur se fait rapidement sa petite idée…) : « une ligne de vêtements connue pour ne pas être célèbre »… Nos deux investigateurs se lancent de fait dans la plus futile des quêtes, dans un milieu brillant par sa vacuité. L’histoire, dès lors ? Eh bien, il n’y en a pas vraiment, comme le titre le laisse assez entendre… Il s’agit bien d’une Histoire zéro. Ce qui, en soi, ne pose pas vraiment problème, n’en déplaise à certains critiques amateurs de bon (mauvais) mots ; à vrai dire, il y a même quelque chose de fascinant dans cette étude approfondie du néant…

Mais on ne se fera pas d’illusions pour autant, même dans un monde où tout est factice : Histoire zéro, avec tout son potentiel, est un roman raté. Gibson pousse en effet le vice très loin, et si son roman n’est pas totalement exempt de qualités – il est à coup sûr bien pensé, et les personnages d’Hollis et (surtout) de Milgrim sont bien campés et plutôt attachants –, il n’en reste pas moins qu’on s’y ennuie profondément. Il a même quelque chose d’un pensum… notamment du fait de sa longueur indubitablement excessive. Avec cette thématique, William Gibson tenait probablement le matériau d’une très bonne nouvelle ou novella ; en l’étirant artificiellement sur 550 pages, il met trop en lumière son dispositif, son propos, et lasse bien vite. La forme ne rattrapant pas le fond – Gibson n’a jamais vraiment eu de chance avec ses traducteurs –, ne subsiste plus de cette Histoire zéro qu’un profond ennui. Faux roman de science-fiction empruntant l’allure et les méthodes d’un faux thriller, ce dernier roman de William Gibson se révèle ainsi une triste déception, un livre qui, malgré une intelligence indéniable, laisse le lecteur, au mieux, parfaitement froid et indifférent.

Bertrand Bonnet
Critique parue in Bifrost n° 74

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