Reprenant les codes du film carcéral féminin d'exploitation— le fameux et racoleur women in prison —, le comics Bitch Planet de Kelly Sue DeConnick et Valentine De Landro propose une dystopie féministe, la rencontre percutante de Orange is the New Black et de La Servante écarlate mais dans l’espace…
Extraordinary Machine (Bitch Planet #1-5), Kelly Sue DeConnick et Valentine De Landro. Image Comics (2015), 136 pp.
President Bitch (Bitch Planet #6-10), Kelly Sue DeConnick et Valentine De Landro. Image Comics (2017), 144 pp.
Avec ses couvertures faisant la part belle à une imagerie pulps/films d’exploitation – couleurs vives légèrement passées, texture tramée, typos grasses, slogans ironiquement racoleurs –, difficile de passer à côté de Bitch Planet, qu’on pourrait aisément décrire comme la rencontre d’Orange is the New Black et de La Servante écarlate dans l’espace.
Il s’agit ici d’une série en dix fascicules, plus un numéro spécial collectif, chapeautée par la scénariste Kelly Sue DeConnick et la dessinatrice Valentine De Landro. La première est loin d’être une nouvelle venue dans le monde des comics : pour Marvel, elle a signé de nombreux scénarios de Captain Marvel et de quelques autres séries (Spider-Man, Captain America ou Castle) ; de manière moindre, elle a œuvré du côté de DC, BOOM! Studios, et Image Comics, où elle a proposé deux séries, Pretty Deadly et donc Bitch Planets. Quant à Valentine De Landro, cet illustrateur a bossé pour Marvel (Spider-Man aussi, X-Factor) comme pour Dark Horse (Prometheus: Fire and Stone – Omega). De Landro et Deconnick se rencontrent en 2014 et, faute de trouver dans les grands studios une série sur laquelle bosser ensemble, ils s’associent pour créer leur propre série : Bitch Planet, dont le premier fascicule sort en décembre 2014. Pas besoin d’attendre l’élection de Trump…
« À l'origine, Dieu a créé les cieux et la terre. La Terre mère comme nous l'appelions autrefois avant de comprendre. Avant de visiter les cieux, de nous installer et de sentir leur douce étreinte. Voyez-vous, l'espace est la mère qui nous accueille en son sein. La Terre est notre père. Et votre père vient de vous renier. Vos péchés, votre gloutonnerie, votre fierté, votre faiblesse et votre immoralité atteignent un tel degré que toute tentative de correction serait veine. Vous êtes le cancer qui ronge l'humanité. Pour le bien de tous, pour éviter une contamination, une ablation est nécessaire. »
Bienvenue dans un futur dominé par le patriarcat blanc. Toutes les femmes qualifiées de non-obéissantes sont envoyées sur l’établissement auxiliaire de conformité (ÉAC) surnommé Bitch Planet. Où se situe cette planète ? À vrai dire, la question n’a ici pas grande importance. Comme c’est étrange : la plupart des femmes déportées sur Bitch Planet ont du caractère et/ou sont de couleur et/ou ne sont pas hétéronormées – c’est le cas de la protagoniste Kamau Kogo, de son amie Penelope Rolle à la carrure massive (et c’est rien de le dire) ou de bien d’autres. Parfois, il y a juste des femmes dont le seul tort est de n’avoir su complaire à leur époux – comme Marian, qui reconnaît avoir poussé son mari à la tromper. En d’autres termes, cette Amérique blanche trumpienne avant l’heure se débarasse dans l’espace de tout ce qui ne lui ressemble pas et ne lui convient pas.
Dans la station carcérale de Bitch Planet, c’est peu dire que ce n’est pas vraiment la joie : gardiens brutaux, surveillance constante, climat tendu… et des hologrammes sexy pour vous tancer. Kamau ne compte pas se laisser faire ; si survivre est l’un de ses buts premiers, elle en a un autre, secret. Mais le pire vient de la Terre : un producteur télévisé en mal d’audience a l’idée de doper l’audimat en proposant une émission sportive où des équipes de prisonnières s’affrontent au duemila – un lointain descendant du calcio florentin. Au duemila, les capacités athlétiques sont de mises… mais aussi l’art de la mise en scène aussi. La transaction passe par le père Ed Josephson, pasteur occupant une place influente dans l’arène politique.
Sur Bitch Planet, Kamau est repérée par des chasseurs de tête afin de monter son équipe de duemila… C’est là le début d’événements qui, peut-être, signeront la fin de cette ère patriarcale et de cette infamie qu’est l’établissement auxiliaire de conformité…
Bitch Planet réemploie les codes du « women in prison ». Mais si, vous savez, ce…
« sous-genre du film carcéral [qui] louvoie du côté du cinéma d’exploitation pur et simple, et [qui] part du présupposé fantasmatique (principalement masculin, on ne va pas se mentir) que les prisonnières féminines passent le plus clair de leur temps à transpirer en petites tenues, à prendre de longues douches lascives pour se purger de leur saleté viscérale, à endurer les tortures de matrones sadomasochistes, à mener les matons à la braguette avant de s’adonner aux turpitudes du saphisme faute de mâles dans les environs. » ( Nanarland – le livre des mauvais films sympathiques, p. 201)
Scénarisé par une femme, le comics réemploie ces codes macho… pour mieux les briser. Dans l’ordre : les prisonnières sont certes souvent en petite tenue, à transpirer, mais jamais le trait de Valentine De Landro ne cherche à objectifier les femmes, qui sont toutes représentées dans la diversité de leur corps. Elles prennent des douches : lascives, pas vraiment, et le maton qui se risque à du voyeurisme prend cher (#4). Les tortures des matrones sadomasochistes n’ont rien de drôle… surtout lorsque l’administratrice de la prison finit par passer de l’autre côté de la barrière. Quant aux coucheries avec des représentants de l’un ou l’autre sexe, leurs rares représentations évitent l’aspect racoleur associé au WiP.
Brut et efficace, le trait de De Landro fait merveille pour compléter le propos de Kelly Sue DeConinck. Si le premier volume, Extraordinary Machine, sert surtout à poser les enjeux, les personnages – prisonnières badass mais nuancées, et politiciens véreux – et les raisons l’incarcération des héroïnes (le #3 se consacre ainsi entièrement au passé du personnage de l’imposante Penelope, le #6 à une autre détenue), le deuxième, President Bitch, fait grimper les enjeux et dévoile des personnages cruciaux… telle celle qui donne son titre au volume. En guise de bonus, les vraies-fausses publicités à la fin de chaque épisode, d’une ironie mordante, font mouche.
Tout n’est pas parfait dans Bitch Planet : le scénario est parfois un brin confus, ne fait guère dans la dentelle et cette histoire de compétition de duemila m’a parue souvent accessoire. Le gros regret est surtout que la série s’achève, au terme de son deuxième volume, sur un cliffhanger saisissant (imaginez Ivanka Trump faisant quelque chose du genre majeur brandi à son père). Indiquée « en hiatus » sur le site de l’éditeur, Bitch Planet mérite de se développer et de connaître une véritable conclusion. En l’état, on a l’impression que la série s’arrête pile au moment où les choses commencent à devenir vraiment intéressantes. Les deux volumes ont été complétés en 2017 par un troisième, anthologique, que je n’ai pas lu : Triple Feature. En 2016, Extraordinary Machine a remporté le British Science Fiction Award dans la catégorie « Meilleur comics/roman graphique ».
Série (temporairement ?) inachevée, Bitch Planet est une dystopie féministe qui tape là où ça fait mal et c’est bien.
Pardon pour cette conclusion cheesy.
Reformulons : lisez Bitch Planet.
Introuvable : aucunement, d’autant que la série a bénéficié d’une traduction chez Glénat Comics
Illisible : nope, ma’am
Inoubliable : yes, ma’am