En cette mi-octobre, retour de Transgénération Express, rubrique où l’on s’empare de quelques livres destinés, selon les éditeurs, aux plus jeunes lecteurs, mais aussi aux jeunes adultes (les fameux YA). Et en principe, les numéros devraient s’enchaîner plus rapidement. Mais il ne faut jurer de rien…
Un avenir décidément pas si radieux
Pour débuter cette livraison, deux dystopies : une encore en cours, puisque deux romans seulement sont parus sur les trois prévus ; une autre plus modeste en taille, composée, elle, d’un seul volume. Dans les deux, l’ordinateur a pris le pouvoir, pour le bien commun. Enfin, en principe… Mais bien évidemment, un petit grain de sable s’apprête à faire dérailler la machine, ou, en tout cas, à remettre en question l’ordre établi. Big Brother n’a pas fini de faire peur.
Dans Boxap 13-07, les GAFAM ont gagné. Rappelons que cet acronyme englobe les gigantesques entreprises Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Dans ce roman, les gens vivent sans jamais sortir de chez eux, dans de petites pièces sans fenêtres, connectés au reste du monde et de la population par le réseau. Leur existence se fait par l’intermédiaire de leur avatar, configurable à souhait, et selon les ressources gagnées en travaillant. La vie ressemble à un immense jeu vidéo : vous devez monter de niveau en niveau, de grade en grade. En effectuant correctement, voire plus, votre boulot. En acceptant un programme d’entraînement sportif. Et cela apporte des améliorations sur le plan financier, mais aussi dans le choix des objets à acheter : vêtements clinquants, de mauvais goût bien sûr, ou tenues plus classieuses. Pour l’avatar, évidemment, car leurs possesseurs, les « vrais » gens utilisent des tenues jetables, sans aucune grâce ni fioriture. De même, la nourriture est très différente, selon le degré de hiérarchie qui est le vôtre : on passe de la pâte industrielle dont seul le parfum change aux aliments tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Aileen est une ambitieuse jeune femme, proche de l’échelon supérieur, et prête à beaucoup de sacrifices pour l’atteindre. Elle mène une vie bien réglée, depuis sa petite boite-appartement, son boxap (d’où le titre énigmatique), perdu dans des immeubles sans fin (cela rappelle un peu, en horizontal, les immeubles tout en hauteur de La tour sans fin de Pascal Brissy, chez le même éditeur), avec ses amies, sa routine. Mais elle s’ennuie énormément et désire davantage. Elle ne se contente pas de ce monde d’apparence, elle cherche un sens à son existence. Or, deux événements majeurs vont lui permettre de découvrir ce qui se cache derrière.
Les thèmes de ce roman écrit à quatre mains (Amalia et Anastasio sont deux écrivains qui vivent ensemble et partagent leurs visions dans l’écriture) sont très ancrés dans l’air du temps : notre mode de vie est mis en danger par internet et le commerce dématérialisé ; certains individus se sentent en difficulté dans la vie réelle et n’existent qu’à travers le virtuel ; nous nous rendons de plus en plus esclaves de certaines entreprises si démesurées que leurs tentacules pénètrent chaque espace de la société ; nous pillons les ressources de la Terre sans penser aux lendemains. Néanmoins, le démarrage du roman est pénible et maladroit : en quelques pages, les termes technico-moderno-branchouilles se comptent en pagaille, tous marqués d’un astérisque et expliqués dans un index en fin d’ouvrage. Oui mais… une bonne moitié de ces termes est déjà connue et ne nécessite pas de définition, sauf pour les personnes complètement extérieures à cet univers (mais iront-elles lire un tel ouvrage ?). L’entrée en matière est donc un peu laborieuse. Cependant, passé le premier chapitre, tout rentre dans l’ordre : l’apparition d’un autre personnage, hors cité, apporte de la fraîcheur et un regard différent. L’alternance de point de vue, classique mais ici justifiée, crée du rythme et permet de maintenir du suspens, même si rapidement, on devine la rencontre prévue, la jonction entre les deux mondes. Les péripéties s’enchaînent, souvent attendues, parfois surprenantes, toujours efficaces.
Agréable à lire et intéressant pour son parti pris idéologique et son message salutaire, Boxap 13-07 pêche par excès de bons sentiments et une certaine maladresse, certaines facilités. Le fond est riche et l’univers est réfléchi et réaliste. Cependant, le duo d’auteurs n’est pas parvenu à dépasser certains clichés, ce qui aurait permis au récit de s’élever au-dessus de ce simple bon moment de lecture.
Pas d’immeubles gigantesques dans In Real Life, mais des colonies ancrées dans la nature. La Terre, en cette première moitié du XXIIIe siècle a changé, mais pas tant que cela. L’humanité a survécu au réchauffement climatique, à des épidémies terribles ayant causé la mort de millions de personnes et la fin des grandes villes. À présent, les femmes et les hommes vivent dans de petites communautés, des implantations, toutes reliées entre elles, dépendantes les unes des autres, solidaires. Certaines sont plus particulièrement chargées d’augmenter la population animale, d’autres de cultiver telle variété de plante. Les échanges de biens se font par voie aérienne, grâce à des hovercrafts. Mais les groupes humains ne sont pas les seuls à être reliés entre eux. Les habitants aussi le sont ; grâce à des transpondeurs implantés directement dans le corps, tous les membres de cette gigantesque société peuvent communiquer entre eux, ressentir les sentiments des autres. Ils forment ainsi plusieurs bulles de bien-être commun, reliées entre elles. C’est le Système.
Lani, une jeune fille vive et pleine d’allant de 17 ans, se situe à un tournant de sa vie. Dans quelques jours, elle va affronter la Répartition, moment où le Système va choisir quelle sera sa place. Elle rêve de devenir Constructrice, architecte de programmes destinés à former les autres pendant leurs rêves éveillés. Las ! le jour de son départ, des individus violents, aux intentions obscures, la kidnappent. Surtout, ces personnes sont non connectées au Système. Et, pire, elles ont déconnecté Lani. D’un seul coup, elle se retrouve comme aveugle et sourde au reste du monde. Après un long trajet périlleux qui voit certains de ses ravisseurs périr, elle arrive sur l’île Banks, l’île des rebelles. Et peu à peu, elle va comprendre les raisons de son enlèvement et le rôle central qu’on veut lui voir jouer dans la chute du Système.
Dans Déconnexion et Mémoire vive, les deux premiers tomes de cette trilogie vive et intelligente (le troisième tome, Réinitialisation, doit paraître en janvier prochain), le lecteur ne connaît pas de temps mort (en dépit de quelques répétitions lassantes). Ces romans trouvent donc aisément leur place dans cette collection des éditions Milan et Bayard, Pageturners. Le début fait évidemment penser aux classiques des dystopies que sont les séries « Hunger Games » et « Divergente », mais se mâtine d’une pincée de Matrix (pour l’utilisation des êtres humains et les plongées dans les rêves éveillés). L’héroïne est une jeune femme, active, intelligente, belle, qui n’hésite pas à se battre pour sa survie et celle des autres. Elle est généreuse et altruiste, prête à tout pour la liberté de ses concitoyens, et répond donc aux canons du genre. De même, on a droit à la traditionnelle histoire d’amour tumultueuse, perdue dans une réalité qui empêche toute idylle sirupeuse. L’autrice sait faire durer, sinon le suspens, du moins l’avancée de la relation, avec pathos et larmes, retrouvailles et séparations.
Cependant, même si Maïwenn Alix a sans doute été sensible à ces univers et en utilise les codes, elle trouve rapidement son ton et sa touche personnelle. Dès les premiers chapitres, on sait qu’elle saura nous proposer un récit propre et non une simple resucée, un autre clone sans intérêt. Le monde qu’elle développe sous nos yeux a une cohérence forte et assez originale pour nous embarquer dans des aventures trépidantes. Le Système se révèle à nos yeux morceaux par morceaux. Au fil des découvertes de Lani, on comprend que ce roman n’a rien de manichéen : les méchants ne sont pas tous monstrueux, les gentils pas tous angéliques. Chaque camp a ses raisons propres, expliquant et justifiant ses actions. Bien sûr, on trouve de belles ordures, tout comme de belles personnes. Mais le gris règne, face au noir et blanc.
Autre force de cette autrice : quand on croit avoir tout compris, de nouvelles surprises surviennent. Car Maïwenn Alix n’hésite pas à nous étonner. Ce qui semblait acquis peut filer des doigts d’un personnage en une ligne. Un protagoniste apprécié jusqu’ici peut se révéler un parfait salaud en un chapitre. Et cela nous oblige à changer de grille de lecture, à penser autrement certains aspects de cette société.
In Real Life est donc une trilogie (en cours d’écriture) parfaitement recommandable, très agréable à lire, voire addictive et suffisamment intelligente pour stimuler notre réflexion et soutenir sans honte la comparaison avec ses modèles anglo-saxons.
Amalia Anastasio – Boxap 13-07 – Scrineo – septembre 2019 (roman inédit – 366 pp. GdF. 16,90 euros) – À partir de 14 ans*Classification proposée par l’éditeur.
In Real Life – Maïwenn Alix
T1. Déconnexion <– Milan, coll. « Pageturners » – août 2018 (roman inédit – 401 pp. GdF. 16,90 euros) – À partir de 13 ans*Classification proposée par l’éditeur.
T2. Mémoire vive – Milan, coll. « Pageturners » – juin 2019 (roman inédit – 479 pp. GdF. 17,90 euros) – À partir de 13 ans*Classification proposée par l’éditeur.
Un Japon toujours présent
On continue avec un roman envoûtant, à cheval sur deux périodes, reliées par la magie et le talent de l’autrice.
Hikari est un être magique, mi-femme, mi-renarde. Elle vit avec ses sœurs dans des montagnes du Japon du XVe siècle. Or, voilà que les hommes s’approchent de leur territoire et Hikari, malgré les interdits liés à son groupe et à son statut de demi-déesse, se retrouve attirée par eux — en particulier par Jun, le bûcheron. Elle va peu à peu se mettre en danger et avoir du mal à choisir entre ces deux pôles. De son côté, Mina, jeune lycéenne tokyoïte du XXIe siècle, a bien du mal à mener une vie normale. Elle a un don, ou plutôt, pour elle, une malédiction : elle voit les fantômes des personnes décédées, mais aussi les yokaïs, ces esprits du folklore japonais, plus souvent malicieux et cruels que bienveillants. Et elle ne sait comment éviter tous ces êtres, si nombreux, si présents autour d’elle. Elle ne sait non plus comment se mêler aux autres humains. Jusqu’au jour où Natsume, la déléguée de sa classe, va lui demander de l’aider dans sa tâche : chasser des esprits. Et plus spécifiquement, un esprit tueur qui sévit dans la ville et a déjà à son actif plusieurs meurtres de yokaïs.
Deuxième roman de Floriane Soulas, Les noces de la renarde plonge le lecteur dans le Japon médiéval, mais surtout, le Japon des esprits, des kitsune et des yokaïs, le Japon magique, couvert de forêts interdites aux hommes, réservées aux êtres fantastiques. On se croirait dans un de ces films d’animation, parmi les plus réussis, comme certains Miyazaki. L’auteure sait retranscrire l’atmosphère à la fois enchanteresse et à la fois rude et glaciale de l’hiver dans les montagnes : le petit village prend vie sous sa plume, avec les images, mais aussi les sons, les odeurs, les textures. À l’opposé, et avec la même réussite, elle fait vivre certains de ses personnages dans une partie de Tokyo interlope, inquiétante mais aussi attirante. Là aussi, le décor revêt une importance capitale, guidant le lecteur dans ses émotions.
Mais ce qui transparaît avant tout dans ce récit, comme dans le précédent, Rouille, c’est l’amour que Floriane Soulas porte à ses personnages. Cela peut sembler banal à dire, mais à la lecture de son roman, on comprend que l’autrice met énormément d’elle dans la création de ces femmes (car oui, messieurs, les hommes ont la portion congrue dans ces histoire) fortes, mais humaines (qu’elles soient d’essence divine ou non), vivantes car emplies de sentiments, parfois contradictoires, mais puissants. Ce ne sont ni des marionnettes à deux sous animées par un faiseur de mots sans talent, ni des stéréotypes cent fois ressassés. Ce sont des êtres crédibles, émouvants, poignants. Il faut dire que la romancière ne les ménage pas : Hikari comme Mina, et les autres autour d’elles (dont Ryu, le tanuki bougon, qui donne envie de revoir Pompoko (1994), le film d’animation d’Isao Takahata), sont mis à rude épreuve. Rien ne leur est épargné : ni les douleurs physiques, ni les souffrances morales. Ici, le cours de l’histoire le justifie. Il faut passer par cela pour avancer, pour s’affirmer, pour obtenir l’objet de son désir. Même si on est dans un récit destiné à de jeunes lecteurs, la cruauté n’est pas édulcorée, la violence, nécessaire à la progression de l’histoire, n’est pas occultée. Rien de gratuit, mais pas non plus de voile pudique. C’est une marque de respect pour un lectorat exigeant lui aussi.
Pari réussi donc pour ce deuxième roman. Avec Les noces de la renarde, Floriane Soulas porte un beau texte, aux personnages marquants, dans un cadre ensorcelant. On en espère d’autres de la même veine, le plus vite possible. Surtout servis par une couverture d’Aurélien Police aussi enchanteresse.
Floriane Soulas – Les Noces de la Renarde – Scrineo – mai 2019 (roman inédit – 588 pp. GdF. 18,90 euros) – À partir de 15 ans*Classification proposée par l’éditeur.
Une perle du temps
Un bijou à ne pas rater : une histoire d’amour à travers le temps, doublée d’une réflexion pertinente sur la vie.
Tom Hazard est vieux. Bien plus vieux que les 41 ans qu’il prétend avoir. Bien plus vieux que son visage ne le laisse paraître. Tom Hazard, nouveau professeur d’histoire dans un collège londonien, a en fait 439 ans ! Il lui est évidemment très facile de rendre vivantes ses leçons, bourrées d’anecdotes, même si les élèves n’y sont pas toujours sensibles. Mais il ne lui est pas évident de vivre normalement : il ne peut créer aucun lien avec personne, ni d’amitié, ni d’amour. Il s’est laissé aller, par le passé, à ces fantaisies. Il le paye encore aujourd’hui au prix fort. Il a aimé, vraiment. Et il a souffert atrocement la perte de Rose, sa première et unique épouse. De plus, de cette union est née Marion, atteinte elle aussi d’anagérie, cette maladie étrange aux conséquences apparemment merveilleuses puisqu’elle prolonge l’existence, mais pas si faciles à gérer dans les faits. Et Tom Hazard a dû abandonner sa fille unique pour la protéger des accusations de sorcellerie si fréquentes au XVIIe siècle. Sa mère avait été tuée à cause de la crainte qu’il inspirait, lui qui ne semblait pas vieillir. Il ne voulait donc pas qu’un tel drame se reproduise. Mais Marion lui manque et voilà des années qu’il la recherche. En vain. Finalement, à quoi bon vivre si longtemps si on doit rester en dehors de la société, changer régulièrement d’identité et de lieu de vie pour éviter d’être repéré et si la personne la plus chère au monde est perdue ?
How to stop time est un beau roman, sensible et touchant. Le personnage de Tom Hazard est bouleversant dans sa détresse : malgré ses quatre siècles et quelque d’existence, il n’est toujours qu’un enfant dans ses relations avec les autres. Incapable d’oser s’engager tant il a subi de revers et de douleurs, il reste enfermé dans un passé qu’il rumine. Des migraines fréquentes viennent renforcer ce mal de vivre, comme si le passé voulait prendre place dans le présent, comme si le temps refusait l’oubli. On se demande même parfois comment il n’a pas mis fin à ses jours – sans doute pour respecter la promesse faite à sa mère et guidé par l’espoir de revoir sa fille un jour. Néanmoins, son existence ressemble à un calvaire et Matt Haig sait nous le faire ressentir. La structure de son roman, fait de très nombreux retours en arrière y est sans doute pour quelque chose. Chaque émotion est illustrée, expliquée par un moment de la vie de Tom. Rien n’est gratuit. Si Tom est ce qu’il est au moment de la narration, dans ce Londres du XXI e siècle, c’est parce qu’il a subi certains évènements, c’est parce qu’il a fait certains choix, racontés au fur et à mesure de l’avancée de ce récit intelligent et captivant. On veut comprendre pourquoi un homme qui a la chance de vivre si vieux semble si malheureux. On veut savoir s’il va retrouver sa fille. On veut découvrir enfin, si il va se laisser aller à vivre et accepter à nouveau l’amour.
Car on ne peut qu’être empli d’empathie pour lui. Et l’acteur Benedict Cumberbatch, le célèbre interprète, entre autres, de la série Sherlock, a dû ressentir le même élan pour ce personnage puisqu’il a acheté les droits du roman et est supposé en tirer un film. Le projet sommeille encore dans les cartons. Mais qui sait… Quoi qu’il en soit, How to stop time est une lecture à conseiller vivement, un moment de bonheur rare, sensible et captivant. Un récit à côté duquel il serait dommage de passer.
Matt Haig – How To Stop Time – Helium – mars 2019 (roman inédit traduit de l’anglais [Grande-Bretagne] par Valérie Le Plouhinec – 293 pp. GdF. 16,50 euros)
Une magie urbaine addictive
Encore un magicien urbain, direz-vous ? Oui, mais celui-ci a tout pour séduire.
Alex Verus, pour ceux qui ne le connaissent pas, est donc un magicien. Sans tenue spéciale, ni chapeau afférent. C’est juste un jeune homme, bien de sa personne, propriétaire d’une boutique d’articles de magie dans un quartier tranquille de Londres de nos jours. Sa spécialité ? Lire l’avenir. Il est en effet capable de voir tous les possibles s’offrant à lui telle des lignes plus ou moins épaisses. Et donc, de choisir en conséquence l’action la plus efficace – la moins dangereuse surtout. Car Alex Verus a le don de se mettre dans des situations complexes et, surtout, périlleuses. Il risque sa vie à une fréquence qui effraierait un agent d’assurance. À juste titre. Mais ce n’est jamais directement de son fait. Il est juste en contact avec bon nombre de réseaux puissants, concurrents et souvent indifférents aux non-membres de leurs associations. Difficile, dans ces conditions, de rester neutre. Et même, de rester en vie…
De tome en tome, Benedict Jacka continue à dessiner le portrait de son héros, bien sympathique au demeurant. La richesse de la situation d’Alex Verus, et son danger pour sa survie, tient surtout à son parcours : initié par un mage de l’Ombre particulièrement cruel, il a su lui échapper. Sans pour autant rejoindre le Conseil de la Lumière à qui il rend parfois des services. Il est donc non affilié et peut se permettre de travailler avec des représentants des deux côtés de la barrière. Car lui-même, malgré ses accointances plus fortes avec les idéaux du Conseil n’hésite pas à communiquer, voire œuvrer avec des hommes et des femmes ayant choisi le côté obscur. D’ailleurs, Alex n’éprouve que de faibles scrupules à tuer pour parvenir à ses fins – à savoir, ne pas mourir. Il sait se convaincre que pour sauver certaines personnes, il faut retirer la vie à d’autres individus. Certes, pas nécessairement plus détestables, mais situés au mauvais endroit ou alors travaillant pour les mauvaises personnes. Ce parcours sur le fil est une force du personnage, car on sent qu’il peut, sinon basculer du côté obscur de la force (il faudrait un sacré changement de direction, tout de même, de la part de l’auteur), du moins jongler avec les règles et se permettre des libertés pas toujours facilement défendables. D’ailleurs, il se trouve au fil du temps en porte à faux avec ses proches, choqués par sa facilité à donner la mort, et peu convaincus par ses arguments. D’où des conflits et des séparations douloureuses.
En revanche, sur le plan de la tolérance envers les minorités, pas de problème, Alex s’en sort haut la main. Il préfère sans hésiter une araignée géante (Arachné) à un être humain (un gros vilain méchant, certes). Il va toujours vers le défavorisé, le solitaire abandonné par l’institution. Sans doute parce qu’il a subi le même rejet alors que son ancien maître semblait à ses trousses. Ce côté politiquement correct trop lisse, trop « premier de la classe » peut agacer, mais il est aussi reposant. Et souvent contrebalancé par la noirceur latente, inquiétante évoquée plus haut.
L’année dernière, Destinée avait permis de découvrir ce devin au parcours impressionnant. Anne Carrière a mis le paquet pour permettre au lecteur français de rattraper son retard sur les Anglo-Saxons. En moyenne, trois volumes par an, un bon rythme. Comme Benedict Jacka vient de faire paraître son dixième volume et travaille sur le onzième, à ce train-là, en deux ans, nous serons au niveau. Mais nous serons alors contraints d’attendre un an par tome, puisque l’auteur se tient, en gros, à cette fréquence. Frustrant… Car Alex Verus est un héros attachant et son auteur sait y faire. Il a créé un personnage crédible, avec ce qu’il faut de conflits et de parts d’ombre pour ne pas être trop fade. Moins fantasque que Peter Grant, le « dernier apprenti sorcier » de Ben Aaronovitch, autre adepte de la magie urbaine (série publiée chez J’ai Lu). Plus ancré dans la réalité, malgré les nombreux sorts, l’existence de l’Ailleurs, vaste territoire de cauchemar. Et finalement plus proche de son lecteur. D’autant que loin de tourner en boucle de roman en roman, Benedict Jacka enrichit son univers (d’ailleurs, il a conçu un site reprenant toutes les bases de la magie, les sorts utilisés, les différents groupes de magiciens rencontrés : il mérite le détour), invente de nouveaux personnages, tisse de nouvelles relations entre eux, donne de l’ampleur à son héros. Autant de bonnes raisons de se laisser convaincre de suivre Alex Verus dans ses nombreuses aventures. D’autant que l’auteur doit être lui-même un peu magicien : selon la quatrième de couverture, il est passé de 31 à 39 ans d’un coup de baguette magique entre les tomes 4 (Les Élus) et 5 (Recluse), parus à seulement cinq mois d’intervalle. Impressionnant !
Alex Verus – Benedict Jacka
T2. Malédiction [Cursed] - Anne Carrière – juin 2018 (roman inédit traduit de l’anglais [Royaume-Uni] par Benjamin Kuntzer – 348 pp. GdF. 20 euros)
T3. Persécution [Taken] - Anne Carrière – septembre 2018 (roman inédit traduit de l’anglais [Royaume-Uni] par Cyrielle Ayakatsikas – 3 pp. GdF. 20 euros)
T4. Les élus [Chosen] - Anne Carrière – février 2019 (roman inédit traduit de l’anglais [Royaume-Uni] par Marie de Prémonville – 3 pp. GdF. 20 euros)
T5. Recluse [Hidden] – Anne Carrière – juin 2019 (roman inédit traduit de l’anglais [Royaume-Uni] par Marie de Prémonville – pp. GdF. 20 euros)