Dublin 2019 - une convention irlandaise (2)

Landernau |

Suite et fin des aventures irlandaises de l'envoyé spécial du Bélial' à la 77e Convention mondiale de SF. Au programme de la dernière journée de la WorldCon : des conférences et des rencontres avec des auteurs, mais surtout la cérémonie de remise des Hugos récompensant les meilleures œuvres de genre.

Épisode précédent.

Jour 4

C’est du sérieux : à 10h30, nous sommes quand même une petite dizaine, éparpillés dans cette petite salle de ciné de Point Square qui accueille la table ronde « The author as a fellow traveller on the hero’s journey ». Parmi les participants, on trouve Daryl Gregory, l’excellent nouvelliste Michael Swanwick, et Naomi Kritzer, à qui l’on doit une jolie novelette finaliste des Hugos. Il y a aussi Karen Simpson Nikakis, autrice jamais traduite en français, à l’accent difficile à comprendre – et pour cause, elle est australienne. Daryl se montre un bien piètre compagnon de voyage pour ses personnages : « Après ce qu’ils subissent dans mes romans, ils sont généralement finis, et je ne peux pas les réutiliser. » Michael Swanwick, lui, espère surtout que ses personnages sont du genre à vivre leur vie en dehors des pages du livre.

L'auteur comme compagnon de route ?
Naomi Kritzer, Karen Simpson Nikakis, la modo Kristina Perez, Daryl Gregory et Michael Swanwick

La table ronde terminée, je file me présenter à Michael Swanwick. Avec son épouse, Marianne Porter, nous allons boire un café au Starbucks de Point Square. Couple tranquille, Michael et Marianne sont d’une gentillesse exquise, et je regrette de n’avoir lu du premier que les nouvelles parues dans Bifrost. Marianne, plus terre à terre que son mari, en tient le compte ; ça tombe bien, c’est l’occasion pour moi de dire toute mon admiration pour « Les Légions du temps » (prix Hugo 2004 de la meilleure novelette, quand même) et de rappeler que « Starlight Express » paraîtra prochainement en français. Quant à Marianne, elle est à la tête d’une minuscule maison d’édition : Dragonstairs Press, qui vient justement de publier un opuscule de Michael, Is there something about you, Irish? Douze pages, reliure cousue main. L’une des précédentes publications, conçue à une dizaine d’exemplaires, consistait en une boîte à cigares contenant divers objets… dont un essai de Swanwick. « Dragonstairs Press », m’explique Marianne, « c’est le plaisir de l’édition hyper limitée, faite-main, destinée à se faire plaisir. »

Marianne Porter et Michael Swanwick
Marianne Porter et Michael Swanwick

Sur le chemin du CCD, nous discutons des futures WorldCons. Michael et Marianne ont de l’amitié pour les Chinois, et voteront sans hésiter pour la candidature de Shengdu. « Mais les Américains ont peur des Chinois, et il est probable que la plupart aient envie de voter pour Nice et la Riviera », conclut Michael.

Pendant qu’une partie des nooSFériens fait courageusement la queue dehors pour obtenir des bracelets pour la cérémonie de remise des Hugos, j’ai de mon côté rendez-vous avec Ian R. MacLeod au Martin’s. Une nouvelle fois, c’est un auteur dont je n’ai pas lu autant d’œuvre que je l’aurais voulu — cela fait quelques années que L ’Âge des lumières patiente sur ma PàL et j’avais d’autres livres à lire, visiblement pas les bons pour tenir une conversation éclairée sur les différentes facettes de son œuvre. Une bière en guise de déjeuner, on s’installe à une table. L’auteur de Poumon vert est lui aussi d’une gentillesse incroyable ; lui qui était dyslexique enfant a su rebondir pour devenir l’un des meilleurs stylistes de sa génération. Ce qui l’intéresse le plus dans l’écriture, c’est de se mettre à la place d’autres personnes, de gens qu’il n’est pas. Insensiblement, la conversation dérive vers la musique. MacLeod est lui aussi un grand amateur de Brian Eno, avec une préférence pour les collaborations avec Robert Fripp (No Pussyfooting en particulier)  ; pour ma part, je préfère Eno en solo. Et soudain, il me questionne : « Et sinon, est-ce que tu connais Boards of Canada ? » Ian, dans mes bras !! Il y a de ces musiciens dont l’évocation suscite un sentiment de connivence, et Boards of Canada en fait définitivement partie. Au moment de partir, je questionne Ian : envisage-t-il d’écrire d’autres récits dans l’univers des « Dix-Mille et Un Mondes » ? Un recueil pourrait être à l’ordre du jour : c’est même écrit dans l’introduction du hors-série Une Heure-Lumière 2019, proposant la novelette « Isabel des feuilles mortes ». Ian réfléchit : « Ah, il faudrait alors que j’écrive une ou deux autres nouvelles ? » Eh bien, pourquoi pas…

Ian MacLeod
Ian MacLeod

Pendant qu’une partie des nooSFériens continue courageusement de faire la queue dehors – dans la pluie, le vent, les embruns, bref, un temps normal irlandais – afin d’obtenir des bracelets pour la cérémonie de remise des Hugos, je tombe dans le hall d’entrée, sur Denis Detraz, le responsable du numérique et des droits étrangers chez nos amis de l’Atalante. Nous avons tous les deux la même destination : la salle d’exposition de Point Square. Sur le chemin, on se questionne sur nos votes aux Hugos et nos pronostics. Pour le Bélial’, c’est une édition sans grands enjeux : du côté des romans, ceux qui n’ont pas été acquis ne sont pas très bons (Trail of Lightning [edit : qui sortira en fin de compte chez Bragelonne début 2020] ou Space Opera, à ma connaissance). Je me contente de croiser les doigts pour Daryl Gregory et sa novelette. Arrivés à destination, on se dirige vers l’endroit où Nicolas Sarter expose ses toiles ; une bonne part (toutes ?) ont été acquises aux enchères, y compris l’illustration de couverture du Bifrost 94 spécial John W. Campbell. Les space arts de Nicolas évoquent Manchu par la bande, mais il se dégage de l’ensemble une poésie inédite, plus rêveuse. Intéressé par sa manière de travailler, je ne peux m’empêcher de presser le peintre – humble et d’une gentillesse incroyable lui aussi — de questions sur sa formation et ses techniques. Bon, cela fera bien l’objet d’un « Paroles de… » dans un prochain numéro de Bifrost.

Nicolas Sarter
Nicolas Sarter

De retour au CCD, pendant qu’une partie des nooSFériens continue courageusement de faire la queue pour obtenir des bracelets pour la cérémonie de remise des Hugos, je croise Nancy Kress, au sortir d’un café littéraire. L’autrice est pressée et je n’ai guère le temps que de me présenter en hâte : « Hello, je suis votre éditeur français. » Pas le temps d’ajouter que j’ai co-traduit l’une de ses novellas, qu’une deuxième est au programme pour Une Heure-Lumière et que « Shiva dans l’ombre » au sommaire de Danses aériennes déchire comme pas permis. Un peu plus tard, je rencontre John Berlyne, sympathique agent qui représente entre autres Ian McDonald et Roger Zelazny et à qui je suis ravi d’annoncer que la collection Une Heure-Lumière marche plutôt pas mal. Lui s’inquiète gentiment : « Les ventes, Erwann, les ventes? » Est-ce que j’ai une tête à retenir les nombres, moi ?

Par hasard, je tombe sur Lionel Davoust dans la queue pour « Behind the scenes: film music ». Oui, je l’ai dit, j’ai suivi pas mal (un peu trop) de conférences et TR musicales. En même temps, la WorldCon, c’est ça : tout plein de sujets variés, ne se rapportant parfois que lointainement à la SF. Voici quelques TR auxquelles j’aurais pu, ou dû, aller à la place : « Gaeilgeoirí sa Spás », TR en gaélique sur les Irlandais dans l’espace (?), «  Where is Ireland in the comics universe? », TR où l’Irlande continue de s’interroger sur son existence, ou encore l’atelier sur l’argot de la Ceinture dans The Expanse, ou pourquoi pas, tant qu’à faire, cette table ronde sur les « Romantic sub-plots ». Bref. La musique. Le conférencier, João Goncalves, sait de quoi il parle : le musicien portugais a à son actif plusieurs musiques de films, documentaires ou jeu – de quoi illustrer sa conférence de façon intéressante. Évidemment, il y a encore des problèmes d’audio, mais cela commence à devenir une habitude.

Tandis que Lionel Davoust s’éclipse pour se rendre, en tant qu’intervenant, à la table ronde « Soundtracks for SFF film and TV », je rejoins les nooSFériens, détenteurs des précieux bracelets pour la cérémonie de remise des Hugos. Par un heureux coup de chance – ou bien est-ce l’inspiration fournie par le gin-rhubarbe ? –, nous nous trouvons au bon moment au bon endroit pour accéder à la queue ; de la sorte, nous sommes parmi les premiers à pouvoir nous installer dans l’auditorium. De sorte que nous pouvons nous placer au premier rang – du moins, pour le commun des mortels : devant nous, une dizaine de rangées est réservée aux VIP. Sur la scène, une maquette du pont Samuel Beckett surplombe la dizaine de statuettes fuséiformes du prix Hugo. Et, mine de rien, je ne peux pas m’empêcher de ressentir une certaine excitation, tandis qu’on aperçoit ici la silhouette rondouillarde de George R.R. Martin allant s’asseoir : celle d’être dans le saint des saints, au cœur battant du petit monde de la science-fiction… Et c’est un chouette sentiment.

Hugos, on y est presque
La cérémonie des Hugos est sur le point de commencer

Les Hugos

C'est là une soirée où, à l'instar du camarade RMD et sous le regard intrigué voire consterné du camarade Goullet, je passerai l'essentiel de mon temps, les yeux vissés à mon téléphone afin de m'essayer à un live-tweet de l'événement (projet rendu compliqué par le fait que, bon sang, cette salle est une cage de Faraday ou quoi ? ça capte affreusement mal…) ou pour photographier médiocrement la grande-scène.

Hugos, les fameuses statuettes
Les fameuses statuettes : si la fusée reste identique, la base change chaque année

Les maîtres de cérémonie de cette 77e WorldCon sont Afua Richardson, dessinatrice de comics américaine, et Michael Scott, auteur irlandais. Néanmoins, c’est par la remise du prix John W. Campbell for Best New Author que commence véritablement la soirée. Évidemment, un mois après, je ne sais trop que rajouter à ce qui a déjà été dit sur la polémique. Je retiens surtout le discours érudit d’Ada Palmer, un brin gâché par le facétieux logiciel de reconnaissance vocale chargé de reproduire les mots de l’autrice sur le grand écran derrière elle : Lord of the Rings et Games of Thrones deviennent ainsi les magnifiques « Bored of the rings » et « Cream of thrown », suscitant une hilarité générale qui, dans un premier temps, désarçonne l’autrice de Trop semblable à l’éclair avant qu’elle ne se retourne et saisisse enfin l’objet de ladite hilarité. On peut lire le discours sur le blog d’Ada Palmer.

Remise du John W. Campbell Award
Ada Palmer et Jeannette Ng pour la remise du John W. Campbell Award

La lauréate est donc l’écrivaine hongkongaise Jeannette Ng, qui arrive sur scène, nerveuse comme tout, et débute son discours (qu'on peut lire en entier par ici par : « John W. Campbell, for whom this award was named, was a fucking fascist! » Applaudissements nourris de la part du public. Me voilà un brin interloqué : aurait-on omis une information cruciale au moment de mettre sur pied le Bifrost 94 consacré au rédac-chef d’Astounding – individu certes ambigu, réac, misogyne, raciste, bref pas très recommandable en tant qu’être humain ? Face au tollé, les responsables du prix ne tarderont pas à le renommer Astounding Award une semaine plus tard. Comme l’indiquait Joseph Altairac sur Facebook : « Cela reviendrait à renommer le prix Richard Wagner par “prix Chevauchée des Walkyries”. » De mon point de vue, j’ai envie de penser que la diatribe de Jeannette Ng aurait eu un poids bien plus fort si elle avait décliné le prix dans la foulée. Quoi qu’il en soit, la jeune autrice conclut son discours par une adresse aux Hongkongais – à ce sujet, il faudrait être membre du PCC pour ne pas être d’accord avec elle.

Juste après, la remise du Lodestar Award pour le meilleur roman jeunesse se déroule sans grands émois. Suivent les Hugos à proprement parler. Les prix décernés en premier, dans les catégories les moins prestigieuses, illustrent une tendance très nette : les lauréats seront surtout des lauréates. Vote populaire, le Hugo s’avère logiquement le reflet de ses électeurs et électrices ; après la tourmente des années passées, causées par les Sad et Rabbid Puppies, le balancier est dorénavant dans une direction féministe et inclusive, prônant la diversité.

Je n’ai pas grand-chose à dire sur les lauréats du Meilleur Artiste Amateur, Meilleur Écrivain Amateur, Meilleur Podcast Amateur ou Meilleur Fanzine. Quand vient la catégorie Meilleur Magazine Semi-professionnel, je me surprends à rêver de voir Bifrost dans les finalistes. Est ici récompensé le magazine Uncanny, en particulier pour son numéro spécial Disabled People Destroy Science Fiction, «  a continuation of the Destroy series in which we, disabled members of the science fiction community, will put ourselves where we belong: at the center of the story.  » Au sein de l’équipe montant sur scène se trouve une femme accompagnée de son chien guide ; elle insiste, très émue, le handicap ne doit pas être un frein. Preuve en est ce Hugo. « If you're disabled and someone said you don't belong to edition, this is for you. »

Hugos, meilleur magazine semi-pro
Hugos, meilleur magazine semi-pro

Suit une première pause musicale, où la maîtresse de cérémonie Afua Richardson rend hommage, le temps d’une chanson, à Nichelle Nichols, qui interpréta le Lt Uhura dans Star Trek. La série accuse par certains aspects son demi-siècle ; il n’empêche : Nichelle Nichols et le personnage qu’elle incarne ont su inspirer des générations de jeunes filles. C’est un crève-cœur d’apprendre que la santé de l’actrice, atteinte d’Alzheimer, n’est plus ce qu’elle était.

Hommage à Nichelle Nichols
Hommage à Nichelle Nichols

Le règlement de la World Science Fiction Society autorise chaque WorldCon à créer une catégorie temporaire pour les Hugos. Pour Dublin 2019, c’est le Meilleur Livre d’Art. Sans surprise, parce que l’ouvrage est tout bonnement magnifique, la statuette va au Book of Earthsea: The Complete Illustrated Edition d’Ursula K. Le Guin, mis en image par Charles Vess. Message à nos amis du Livre de Poche : c’est bientôt Noël et ça pourra être cool de pouvoir glisser sous le sapins une édition reliée, en couleurs, de l’intégrale Terremer parue l’an passé. Je dis ça, je dis rien. Quoi qu’il en soit, Charles Vess est rappelé sur scène dans la foulée pour recevoir un deuxième Hugo, celui du Meilleur Artiste Professionnel.

Hugos, meilleur beau-livre
Hugos, meilleur beau-livre

Le Hugo du Meilleur Éditeur – Forme Courte récompense feu Gardner Dozois, rendant ainsi hommage à celui qui emporta treize Hugos comme Meilleur Éditeur Professionnel. Cette dernière récompense (enfin, presque : l’intitulé est Meilleur Éditeur – Forme Longue) va cette année à Navah Wolfe, jeune éditrice de chez Simon & Schuster.

On passe ensuite aux images qui bougent. En ce qui concerne la forme courte, les finalistes sont des épisodes de The Good Place, Doctor Who, The Expanse… et le moyen-métrage de Janelle Monáe, Dirty Computer. Cette dystopie queer mettant en image les chansons du dernière album de la chanteuse américaine m’a beaucoup plu ( j’en dissertais maladroitement par ici ), mais les votants, apparement grands amateurs de The Good Place, ont placé l’épisode « Janet(s) » en tête. Dommage pour Janelle. Parmi les finalistes de la forme longue (alias : les films en bonne et due forme), on trouve pour moitié des films de super-héros : Avengers, Black Panther, Spider-Man. « Les films de super-héros sont-ils de la SF ? », vous avez quatre heures. Entre les films de SF proprement dit, à savoir Annihilation – adaptation foireuse du roman de Jeff Vandermeer et fable déroutante sur la dépression – et Sans un bruit — film d’épouvante pas inintéressant –, ma préférence allait à Sorry To Bother You, satire grinçante signée du rappeur Boots Riley, mais le Hugo est décerné à Spider-Man: Into The Spider-Verse. Alors, oui, ce film d’animation consacré à l’homme-araignée déchire tout dans le genre super-héroïque… mais de là à lui attribuer la statuette ?

Nouvelle pause. Les musiciens du Irish Video Game Orchestra s’installent sur scène. Tandis que les lumières se tamisent, que le silence tombe et que les musiciens interprètent un air élégiaque, l’écran projettent les noms de tous les membres du fandom décédés ces derniers dix-huit mois. Écrivains, illustrateurs, acteurs, agents ou simples fans, de toutes les nationalités, ils sont des centaines à défiler. Et c’est là que je me rends (à nouveau) compte que le fandom a quelque chose d’une grande famille.

La cérémonie se lance ensuite dans sa dernière séquence. Est tout d’abord récompensée la Meilleure Série : la statuette va à Becky Chambers pour «  Wayfarers ». Nos amis de l’Atalante peuvent se réjouir et préparer le bandeau pour les trois volumes parus. Côté comics, ma préférence allait à Saga ou Paper Girls, deux séries scénarisées par le très bon Brian K. Vaughan, mais le fandom choisit de récompenser une troisième fois Marjorie M. Liu et Sana Takeda pour Monstress. La Meilleure œuvre apparentée va à Archives of Our Own, site de fans dédié aux œuvres de fans – fanfictions, fanarts, etc. Admettons… mais j’aurais préféré que soient récompensés l’ouvrage d’Alec Nevala-Lee, Astounding, ou le très sympathique An Informal History of the Hugos de Jo Walton — un ensemble de billets de blog où l'autrice de Morwenna donne son sentiment sur les ouvrages lauréats des Hugos, de 1953 jusqu'à 2000.

Arrivent enfin les quatre catégories les plus attendues. La sélection des nouvelles m’avait parue discutable, entre textes médiocres et nouvelles réussies. La brève nouvelle féerique « The Rose MacGregor Drinking and Admiration Society » de T. Kingfisher ne m'a pas paru receler beaucoup d'intérêt – une bande de créatures féeriques discutent de leur attirance pour une humaine au caractère bien trempé. Pareil pour « The Tale of the Three Beautiful Raptor Sisters, and the Prince Who Was Made of Meat », conte de fées féministe (voire misandre ?) mais avec des raptors. « The Court Magician » de Sarah Pinsker est un autre conte fantastique, au sujet d'un jeune homme devenant magicien au service d'un régent, qui l'emploie pour faire disparaître des gens. Problème : avec chaque disparition, le jeune homme perd lui quelque chose : un doigt, une dent, un souvenir, un proche… Un joli texte, bref et curieux. Bref et curieux, c'est aussi le cas de « The Secret Lives of the Nine Negro Teeth of George Washington » de P. Djèlí Clark. Tout est dans le titre. « STET » de Sarah Gailey prend la forme de l'abstract d'un article scientifique au sujet des IA des voitures autonomes. Au fil des échanges de commentaires glissés parmi les notes de bas de page entre l'autrice de l'article et l'éditeur, on comprend qu'un drame s'est joué, façon dilemme du tramway. Intéressant sur la forme, mais je suis resté sur ma faim. Mon texte préféré est « A Witch’s Guide to Escape: A Practical Compendium of Portal Fantasies  » d'Alix E. Harrow. Un texte un brin méta sur le pouvoir d'évasion des livres. Pour une fois, mon choix personnel est raccord avec le reste du public.

Du côté des novelettes, même sentiment de disparité… Je n'ai pas accroché à « If at First You Don’t Succeed, Try, Try Again » de Zen Cho, sorte de conte fantastique qui m'a paru d'un intérêt mineur… mais c’est ce récit qui empoche la statuette. Bon, au moins ce n’est pas « When We Were Starless » de Simone Heller, robinsonnade qui aurait sûrement été mieux traitée par Stephen Baxter, ni « The Thing About Ghost Stories » de Naomi Kritzer, histoire de fantôme un peu foutraque mais sympathique en dépit d’une fin décevante, ni The Only Harmless Great Thing de Brooke Bolander, quasi-novella trop elliptique à mon goût. Mes deux favoris étaient « The Last Banquet of Temporal Confections »de Tina Connolly, manière d'histoire de vengeance pâtissière prenant la forme d'un conte, et « Nine Last Days on Planet Earth » de Daryl Gregory, qui raconte une invasion extraterrestre florale (et qu'on pourra lire dans un prochain numéro de Bifrost).

Pour la Meilleure Novella, pas mieux. Les deux premiers volets de la trilogie « Binti » de Nnedi Okorafor ne m'avaient pas plu (même si une discussion avec une amie m'incite presque à leur redonner une chance) ; sans surprise, Binti: The Night Masquerade n'a pas changé la donne. Je ne dois pas être seul dans ce cas, car le texte finit à l’avant-dernière place, juste devant Gods, Monsters, and the Lucky Peach de Kelly Robson – une grosse déception que cette novella bien trop longue pour pas grand-chose ; l'univers mis en place est intéressant mais est décrit de façon trop lacunaire, et le récit semble s'arrêter au milieu d'une scène. Dommage. En revanche, j'avais déjà lu (et beaucoup aimé) les trois premiers volets des « Wayward Children » de Seanan McGuire et je me suis donc jeté sur le T4, In A Absent Dream… avant de me rappeler que c'était le volume précédent, Beneath the Sugar Sky, qui était en lice. Entre cette novella et The Black God’s Drums de Phenderson Djèlí Clark, mon cœur balançait. Ces deux novellas finiront en troisième et quatrième position. La seconde place échoit à The Tea Master and the Detective d'Aliette de Bodard, novella qui ne m'a pas transporté. N'ayant pas eu le temps de lire Journal d'un AssaSynth, j'ai fait l'impasse sur Artificial Condition : désolé, Martha Wells. Néanmoins, nos amis de l’Atalante peuvent se réjouir une nouvelle fois et préparer le bandeau pour ce tome 2 paru tout récemment.

Hugos, meilleur roman
Les six romans sélectionnés

On arrive enfin à la catégorie la plus attendue de la soirée, celle du Meilleur Roman… et celle pour laquelle à peu près tout le monde s’attendait au résultat.

N'ayant pas lu les deux premiers volets de la trilogie de Yoon Ha Lee et n'ayant pas eu le temps de faire du rattrapage, j'ai fait l'impasse sur Revenant Gun. Je n'avais pas lu non plus L'espace d'un an et Libration de Becky Chambers mais, les romans semblant plus ou moins indépendant, je me suis lancé dans Record of a Spaceborn Few (à paraître tout bientôt sous le titre Archives de l’exode )… auquel je n'ai pas accroché – quelques bons moments mais de l'ennui essentiellement. Heureusement que c'est court. Celui qui est bien long est Spinning Silver de Naomi Novik. Ce roman de fantasy situé dans un univers russe/balte est pas trop mal… mais sa longueur le rend un brin poussif. Je ne m'attendais pas à grand-chose avec Trail of Lightning de Rebecca Roanhorse. En fin de compte, ça se lit. Le roman m'a paru être moins du Young Adult que de la fantasy urbaine avec deux variations pas inintéressantes – le contexte post-apo et la communauté navajo. Au-delà de ça, le roman ne m’a pas paru être à sa place au sein de la sélection… Quant à Space Opera de Catherynne M. Valente, cette histoire d'Eurovision dans l'espace est amusante au début mais ne tient pas vraiment la longueur. En somme, des cinq romans en lice que j'ai lu, The Calculating Stars de Mary Robinette Kowal ne m’a paru avoir aucune difficulté à dépasser les autres en termes de qualité – même si ce premier volume de « The Lady Astronaut » n’a pas emporté toute mon adhésion.

Lorsque l’astronaute Jeanette Epps arrive sur scène pour décacheter l’enveloppe, on peut alors se douter l’identité de la lauréate. Il s’agit, sans surprise, de Mary Robinette Kowal. Sur scène, l’autrice fait un vibrant plaidoyer féministe, en particulier pour toutes celles que l’Histoire de la conquête spatiale, côté américain, n’a pas retenues – les candidates du groupe Mercury 13 et toutes les autres. (Quand on se rend compte que les USA ont attendu 1983 pour envoyer la première Américaine, Sally Ride, vingt ans après la soviétique Valentina Terechkova, on peut légitimement penser qu’il y a un truc qui cloche dans ce pays.) « I see you. I will make sure you are in my fiction », conclut Kowal, la voix vibrante.

Hugos, meilleur roman
Hugos, meilleur roman

Si le cru 2019 des Hugos n’est pas le plus exceptionnel qui soit à mes yeux, je suis néanmoins ravi d’avoir assisté à cette soirée – un brin plus mouvementée que prévu. Quittant l’auditorium, les nooSFériens et moi nous rendons à la seconde « bid party » de l’équipe niçoise… qui a appris des erreurs de l’avant-veille : il y a du vin et du pastis (pas en abondance mais il en reste pour tout le monde), tandis qu’une employée du CCD s’active à tartiner des morceaux de baguette de fromage qui pue. C’est déjà ça. Rendez-vous sur la Riviera en 2023 ?

À la revoyure

À chaque fois, je me dis que j’aurais dû arriver plus tôt, repartir plus tard, histoire d’assister aux conférences et tables rondes du lundi – tant pis. Pour moi, la WorldCon s’achève donc, avec un petit pincement au cœur, en ce dimanche soir venteux. Ce furent quatre journées bien remplies, amusantes et riches en rencontres des plus agréables. Vivement la prochaine fois.

Bannière Dublin2019
Ici s’achève, dans la brise nocturne et l’odeur de nouilles chinoises, le récit de la dernière journée de la Convention mondiale de science-fiction en l’an deux mille dix-neuf.

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