Dans la joie, la bonne humeur et la confiance sans faille en un avenir souriant, on s'intéresse à Years and Years, série d'anticipation signée Russel T Davies… Véritable exercice de politique fiction, ses six épisodes s’attachent à décrire la seconde moitié de la prochaine décennie au travers des points de vue variés des membres d'une famille anglaise, avec une acuité un brin effrayante.
Years and Years, série créée par Russel T Davis (2019). Une saison de 6 épisodes (≈ 58 minutes).
« I just don't understand the world any more. It all made sense up until a few years back. The left was the left, the right was the right. America was America. »
On aime bien se faire peur avec la science-fiction : dépeindre des futurs qui craignent pour les prévenir. À ce jeu-là, les Britanniques ne se débrouillent pas trop mal : de H.G. Wells jusqu’à J.G. Ballard en passant par John Christopher pour ce qui est des écrivains, sans oublier (au hasard) Peter Watkins pour le petit écran, nos voisins d’Outre-Manche ont maintenu une longue tradition dystopique, riche de nombreuses œuvres marquantes. Et dans le lot des auteurs concernés, il faut y ajouter le scénariste Russell T Davies.
Si le Gallois s’est fait connaître du grand public, au-delà de la Manche, c’est avec le reboot de Doctor Who. Les quatre saisons qu’il a dirigées comptent d’ailleurs parmi les meilleures de la nouvelle série consacrée à l’étonnant Docteur. Dans la foulée de la saison 2, il crée le spin-off Torchwood. Centrée sur le personnage de l’immortel Jack Harkness et des membres de l’Institut Torchwood, dont la mission est de lutter contre les ennemis aliens de la Grande Bretagne, cette série tente d’être une version plus adulte (comprendre : plus sombre) de Doctor Who, et y parvient moyennement au fil de ses deux premières saisons. La troisième rebat les cartes, prenant la forme d’une mini-série en cinq épisodes ; sous-titrée Children of Earth, elle raconte l’arrivée sur Terre d’une race extraterrestre mystérieuse et montre comment l’agence Torchwood est pris pour cible par le gouvernement qu’elle pensait servir. Servie par l’interprétation impeccable de Peter Capaldi (qui n’avait pas encore endossé le costume du Docteur), cette saison 3 tutoie l’excellence et porte en elle les germes (dystopiques) de l’objet de ce billet. (Est-il nécessaire d’ajouter que Torchwood a connu une quatrième et ultime saison, hélas affreusement médiocre ? Non, mieux oublier.)
« What sort of world are we in? Cos if it's this bad now, what's it going to be like for you, huh? 30 years' time, 10 years, 5 years? »
Où en serons-nous dans cinq ans ? C’est précisément l’objet de Years and Years, exercice de politique fiction qui s’attache à décrire la seconde moitié de la prochaine décennie via les points de vue des membres d'une famille.
Years and Years débute au printemps 2019 en Angleterre, du côté de Manchester. Voici la fratrie Lyons : rassemblés autour de la grand-mère acariâtre (Anne Reid), il y a Stephen le banquier (Rory Kinnear), dans un couple mixte car mariée à Celeste, une comptable (T’nia Miller) ; il y a Daniel (Russel Tovey), agent du logement, homosexuel ; il y a Rosie (Ruth Madeley), handicapée ; et puis il y a Edith (Jessica Hynes), activiste rêvant de foutre en l’air le système, toujours aux quatre coins du monde. Une fratrie variée et représentative d’une bonne part de la société anglaise. Alors que Rosie se prépare à accoucher du petit Lincoln, quelqu’un fait aussi sa naissance — politique cette fois – sur le plateau d’un talk-show : Vivienne Rook (Emma Thompson), politicienne populiste de droite qui dit tout haut ce que M. et Mme Toutlemonde pensent tout bas. Interrogée sur son opinion d’un aspect odieux du conflit israélo-palestinien, sa réponse choque l’auditoire : « I don't give a fuck. »
Au rythme des anniversaires du jeune Lincoln, au son d’une musique évoquant Le Mystère des Voix bulgare en mode flippant, la série propulse son spectateur en avance rapide jusqu’en 2024. Le Brexit a lieu (deal ou no-deal, BoJo ou pas, la série ne s’avance pas), Donald Trump est élu pour un deuxième mandat, Angela Merkel décède, le climat ne va pas en s’arrangeant… Et, au fil de ses six épisodes, Years and Years entreprend de nous narrer la suite : crises politiques dans le Royaume-(Encore ?)-Uni brexité comme Europe continentale, crises bancaires, crises des migrants, conséquences du réchauffement climatique, guerre commerciale entre les USA et la Chine, uberisation à outrance du travail, conspirationnisme, transhumanisme, le tout en parallèle des démêlés de la fratrie Lyons, de leurs compagnes/compagnons et enfants, avec, en toile de fond, l'ascension irrésistible de cette figure d'extrême droite qu’est Viv Rook… Chacun des personnages permet d’aborder l’une ou l’autre thématique.
Conseiller financier dans une banque, Stephen devient « l’homme qui a perdu un million de livres » suite à l’effondrement d’une banque (« Too big to fail? » Nope…) ; pour gagner sa vie, il cumule les petits boulots, façon Uber/Deliveroo/etc. Celeste, elle, finit par perdre aussi son job, remplacée par un programme informatique. L’informatique, c’est justement le dada de leur fille Bethany (Lydia West), qui se déclare trans… comme transhumaniste, n’aspirant qu’à se délivrer de son enveloppe charnelle.
Agent du logement, Daniel est confronté à la crise des migrants ; c’est dans un camp d’accueil qu’il rencontre Viktor, un Ukrainien cherchant l’asile politique en Angleterre, son seul crime étant d’être homosexuel — leurs démêlés sous-tendront l’essentiel de la série. Moins éduquée, Rosie vit dans des quartiers plus populaires – ce qui finira par lui porter préjudice – et ne peut s’empêcher de soutenir Viv Rook, au grand désarroi de ses proches, même si elle affirme ne pas partager pas les vues de la politicienne. L’ascension de celle-ci n’est pas sans accrocs, bien que son arrivée au poste de Premier Ministre semble inéluctable…
Pour Edith Lyons, il s’agit là d’une façon comme d’une autre de propager le chaos. Car pour faire simple : Viv Rook, c’est Marine Le Pen avec les traits de Christine Lagarde et un culot pareil à celui de Donald Trump, à la tête d’un parti dont le nom semble inspiré de celui de Beppe Grillo. Les mécanismes simplistes et pervers du populisme sont démontrés à chacune des interviews de la politicienne.
C’est peu dire que Years and Years se montre plombant. Située pour l’essentiel au niveau du citoyen moyen, la série nous montre des gens ballotés par les événements, face auxquels il est difficile de ne pas réagir autrement que par une indignation… suivie de la résignation. Des événements au caractère un peu trop réaliste… Les curseurs ne sont pas poussés assez loin pour qu'on se dise, à la fin de chaque épisode, qu’il ne s’agit que d’une fiction et que rien de tel ne pourra jamais nous arriver, allons bon, qu’allez-vous imaginer par là, mon bon monsieur, vous regardez trop de dystopie. Chacun des épisodes est plus sombre que le précédent, jusqu’à ce que le dernier épisode relâche la tension d’une manière libératrice.
Voyons le bon côté des choses : la série se montre optimiste en montrant que Trump quitte le pouvoir après son second mandat (en 2016, il ne semblait pas savoir le nombre maximum de mandats, et plus récemment, il réclamait deux ans supplémentaires because, hey, l’enquête russe) ; d’accord, les papillons ont disparu, mais si rien n’est dit sur les abeilles, cela signifie peut-être qu’il en reste ; l’altération du climat se traduit surtout par des pluies diluviennes au Royaume-Uni et un peu d’érosion côtière, non par des sécheresses à répétition comme en cet été 2019. Et les méchants sont punis à la fin.
Un sans-faute ? Presque. La première phrase entendue dans la série (en exergue de ce billet) donne le ton : Years and Years sera une série politique. Pourquoi alors ce délire transhumaniste à côté de la plaque lors des dernières vingt minutes de l’épisode final ? Si l’arc représenté par le personnage de Bethany n’était pas le plus fort, c’est assez embarrassant de voir la série se vautrer en lui consacrant sa conclusion… Difficile d’adhérer au happy end.
Il n’empêche. Porté par un casting parfait et une réalisation impeccable, Years and Years s’empare de thématiques actuelles et les déploie pile comme il faut pour brosser un portrait effrayant de l’avenir. À voir s’il s’agit d’un avertissement ou d’une prophétie…
« Do you remember years ago, we used to think the news was boring? (…) The news would come on and we'd just yawn. Now we hide. I have to hide my eyes, literally. It's like at school, when they tell you about the olden days, with Sun Kings and plays and people electing pigs. It's coming back, it's happening again. We were lucky for a bit, born in the '80s. We had, like, 30 years, the first 30 years of our lives.
– Couple of wars.
– Yeah, all right, but you and me, we had a nice time. Basically, we had a really nice time. Turns out we were born in a pause. »
J'espère que Years and Years aura le bon goût de s'en tenir à ses six épisodes. Le projet de Russell T Davies est de décrire les quinze prochaines années, avec pour matériel de base le monde de 2019. Cela fait de Years and Years une série excessivement pertinente en 2019. En 2020, des choses auront sûrement changé, en bien ou en mal : il me paraît donc difficile de conserver la même pertinence pour ce qui deviendrait alors une uchronie.
Bref. Tout le mal que l’on peut souhaiter à cette série, c’est qu’elle reste une dystopie. Pas que, dans cinq ans d’ici, on se prenne à la trouver trop optimiste dans les perspectives qu’elle envisage.
Introuvable : non
Irregardable : dans la mesure où chaque épisode est plus flippant que le précédent, oui…
Inoubliable : oui