En l'an de grâce 1972, un musicien japonais fait paraître sous le surnom d’Electric Samurai un album titré Switched-On Rock, où il reprend au synthé des titres des Beatles, d’Elvis ou de Simon & Garfunkel. Quelque temps plus tard, il se met à sévir sous son propre nom : Isao Tomita. Sous des pochettes au charme SF des plus kitsch, il se lance dans une tâche :populariser au synthétiseur des grands airs du classique, pour un résultat… particulier, dont l'album Kosmos constitue le plus bel exemple.
Au bout d’un certain passé à écouter le rock à guitare, Jimi Hendrix, Dire Straits, Led Zep en tête, et à considérer avec dédain tout ce qui ressemblait à un clavier, votre serviteur eut une épiphanie en découvrant Kraftwerk : si Trans Europe Express fut une initiation, la révélation vint avec The Man Machine et son esthétique puissante, entre constructivisme et synthpop. Assez vite, Aphex Twin, Autechre, Boards of Canada, Depeche Mode et Brian Eno vinrent enrichir les playlists. Et votre serviteur de ressentir ce qui ressemblait fort à un coming out : ouais, les synthés, c’était cool. À bien y repenser, cela n’avait rien de fortuit : les musiques écoutées durant la jeunesse ont tendance à forger certains goûts ( cet article sur Slate explique le pourquoi du comment à ce sujet). Et tout cela tenait beaucoup à un musicien japonais répondant au doux nom d’Isao Tomita.
Remontons un peu dans le temps : le Big Bang, la grande inflation, les premiers atomes d’hydrogène et d’hélium, les premières étoiles… et les synthétiseurs Moog, mis au point par, devinez qui, Robert Moog en 1968. Un Big Bang à sa manière.
L’histoire de la musique électronique est une chose passionnante (autant que l’histoire de la SF, à sa manière), un sujet qui va lorgner autant du côté de la musique classique que de la pop culture. Les origines de la musique électronique sont à chercher dans les avant-gardes du XXe siècle : les Futuristes en particulier, avec L’Art des Bruits édicté par Luigi Russolo en 1913 ; Edgar Varèse et son « Poème électronique », les expériences du Groupe de Recherche Musical, ancêtre de l’actuel IRCAM…
Longtemps, les synthétiseurs ont cumulés les désavantages : lourds, chers, encombrants, se désaccordant facilement (un comble), trop souvent réservés à une poignée de mâles blancs composant des bruits chelous et se prenant un peu trop au sérieux – Francis Valéry en évoque quelques-uns par ici. Et quand ce n’était pas pour cette élite, les sons synthétiques étaient associés à des films de SF de série B – pensons à la partition de Planète interdite. Les synthétiseurs créés par Robert Moog représentèrent à ce titre une véritable démocratisation, et plusieurs musiciens vont s’en emparer, avec une préférence pour le MiniMoog, mis sur le marché en 1970.
Dans le lot, citons Walter Carlos (devenue Wendy Carlos depuis), à qui l’on doit la fameuse BO d’Orange mécanique et ses reprises de Beethoven. En octobre 1968, Carlos sort Switched-On Bach, album de reprises de Bach… au Moog, dans le but de populariser l’instrument et de lui donner quelque légitimité. Citons aussi Gershon Kingsley, dont le premier album solo indique la couleur : Music To Moog By. Paru en 1969 (la même année, par exemple, que Electric Ladyland de Hendrix), ce disque consiste pour bonne part de reprises de tubes pop au Moog… et d’un formidable morceau introductif, « Hey, Hey », qui justifie à lui seul l’écoute du disque. À vrai dire, on peut zapper la suite : « Hey, Hey » demeure d’une étonnante modernité ; le reste du disque est relativement inécoutable.
Et venons-en enfin à l’objet de ce billet : en 1972, un musicien japonais fait paraître sous le nom d’Electric Samurai un album titré Switched-On Rock. La parenté avec le disque de Walter Carlos est criante… même si, côté musique, cela ressemble plutôt à Gershon Kingsley, avec des reprises au synthé des Beatles, d’Elvis ou de Simon & Garfunkel. Le résultat prouve une certaine maîtrise des synthés, et se montre irrévérencieux (Simon & Garfunkel), agaçant (les Beatles) ou complètement délirant (Presley, dont les deux reprises sont folles en leur genre).
En 1974, Isao Tomita publie sous son propre nom Snowflake Are Dancing, des reprises de Debussy. Les disques suivants seront à cette aune : une pochette kitsch avec une illustration science-fictive au recto et, au verso (ou bien à l’intérieur), Tomita-sensei posant fièrement au milieu de ses instruments ; sur la galette de vinyle, des reprises de grands thèmes de la musique classique.
En 1978, la même année que X de Klaus Schulze et que The Man-Machine de Kraftwerk, deux jalons en leur genre, Tomita sort son cinquième album : Kosmos. Allez savoir pourquoi, de toute la discographie du Japonais, c’est celui qui m’a le plus marqué. Reconnaissons que sa pochette a quelque chose de fascinant.
Dans l’intérieur de la pochette, Isao Tomita explique non sans lourdeur sa manière de procéder :
« I often use the analogy of an artist’s palette to explain about synthetizer music. First, an idea comes to my mind, and in order to express that idea in reality I use the synthetizer. This is almost like a painter who mixes his own colors using paints of some original colors in order to express the images in his mind. I try to create certain 4-dimensional images in space, and I imagine in my mind a hall that can hold about 1,000 peope. Therefore, space is integral and become the basis for my sound images in this collection. »
Suit la description de chaque morceau. Un discours un peu gonflé, étant donné que ses disques ne contiennent aucune composition originale, juste des réarrangements électroniques.
Bref. Appuyons sur la touche lecture, en nous rappelant que 1978, année de sortie du disque, est aussi l’an 1 après Star Wars. Et c’est donc avec le thème principal du film de George Lucas que débute Kosmos… mais en mode funky-disco sinon, ce n’est pas drôle. Vers la fin du morceau, deux synthés droïdes s’essaient à reproduire la « Lettre à Élise » de Beethoven, parce que POURQUOI PAS.
Un grondement tellurique introduit le medley « Space Fantasy » avant que retentissent les premières notes de « Also sprach Zarathoustra » de Richard Strauss. Le morceau enchaîne « La Chevauchée des Walkyries » avec l’ouverture de Tannhäuser de Richard Wagner, puis conclut avec une reprise de « Also sprach… » Cher bon goût : va au diable, bisous.
La face A de Kosmos se poursuit avec « Pacific 231 » du Suisse Honegger, morceau rendant hommage à la puissante locomotive du même nom, et se termine avec l’inquiet « The Unanswered Question » de Charles Ives.
La face B commence avec le fameux adagio du « Concierto de Aranjuez » de Rodrigo, dont l’aspect dramatique de la mélodie est régulièrement désamorcé par l’inclusion de sonorités incongrues. Le morceau évoque, pour Tomita, les dessins de Nazca. Admettons. On reste dans le mélancolique avec la (fameuse) « Chanson de Solveig », dont je m’interroge sur l’éventuel aspect ironique. – notamment l’inclusion d’une séquence hors de propos en fin de morceau. Changement d’ambiance avec l’enjoué « Hora Staccato » du compositeur roumain Grigoraș Dinicu. Ambiance forcément marine pour « The Sea Named Solaris », pièce de résistance qui conclut le disque et se base sur deux pièces de Bach.
On peut interpréter la démarche d’Isao Tomita d’au moins deux façons. D’un côté, la volonté de légitimer les synthétiseurs, l’air de dire : « Écoutez, on peut jouer des airs classiques avec les Moogs et les séquenceurs Roland. » De l’autre, un côté iconoclaste : on peut reconnaître au Japonais cette constante, celle de ne rien respecter et de n’établir aucune hiérarchie. Beethoven s’introduit chez John Williams, lequel côtoie Jean-Sébastien Bach ; Wagner et Strauss sont associés sur un même morceau, sûrement parce qu’ils partagent le même prénom ; Edvard Grieg suit Joaquin Rodrigo, parce que la musique n’a pas de frontière.
L’ensemble permet – ou plutôt, a permis – une démocratisation de la musique classique. Sous des pochettes faisant très « science-fiction de série B » et des arrangements synthétiques ridicules plus souvent qu’à leur tour, Tomita a gentiment désacralisé la musique classique : non, ce n’est pas qu’une affaire de vieux barbons bourgeois. En associant classiques intemporels et pièces d’artistes moins connus (ici, les noms de Ives ou Dinicu évoquent sûrement moins de choses que Strauss ou John Williams), il poursuit ce travail de popularisation. Si donc son œuvre a donné envie à quelque auditeur de découvrir ensuite les versions originales des pièces et d’aller plus loin, on peut considérer la mission comme accomplie.
Néanmoins, il est sûr que le temps n’a pas arrangé l’affaire : quarante ans après sa parution, Kosmos est désormais difficilement écoutable, sauf pour s’amuser.
Introuvable : en ligne ou d'occasion pour le vinyle
Inécoutable : oui
Inoubliable : oui !!!!