À la recherche d'une lettre X adéquate, on se plonge dans l'écoute des six biographies musicales composées par Klaus Schulze pour son dixième album, logiquement intitulé X. De Friedrich Nietzche à Heinrich von Kleist en passant par Frank Herbert, le musicien allemand y déploie le meilleur de lui-même…
X, Klaus Schulze (Brain, 1978). 6 morceaux, 116 minutes (un peu plus sur les rééditions).
Trouver des œuvres dont le nom débute par X n’est, en temps normal, pas une partie de plaisir. En matière de musique, je dénombre cependant sept albums ayant pour titre la 24e lettre de l’alphabet : Kylie Minogue, Ed Sheeran, INXS, Chris Brown, Def Leppard et Agnez Mo ont tous sorti un album titré X. Klaus Schulze aussi. Or, on n’avait pas encore parlé de Klaus Schulze dans cet Abécédaire et c’est désolant.
Dixième album de ce que l’on qualifie volontiers de magicien des synthétiseurs, X a toute sa place dans ce tour d’alphabet placé sous le signe du nombre 10. Cela, d’autant plus qu’il y a matière à dire au sujet de Schulze, prolifique musicien dont le dernier album en date, Silhouettes, est sorti en 2018 (en toute discrétion, ai-je l’impression).
Musicien allemand né en 1947, Klaus Schulze a fondé le groupe Psych Free puis a participé aux débuts de Tangerine Dream. Bon, il fallait remplacer un batteur, ça tombait bien, il était là. Une brève participation qui se terminera peu avant la sortie du premier album de la bande menée par Edgar Froese, Schulze préférant voler de ses propres ailes plutôt que de les rogner. Avec Manuel Göttsching (dont j’avais évoqué le E2-E4) et Harmut Enke, il fonde le groupe Ash-Ra Tempel, dans le but de créer une musique dépassant le cadre étriqué du rock… mais un groupe aussi peut représenter une structure étriquée. Il quitte ainsi Ash-Ra Tempel peu après la sortie du premier album en mars 1971. On est parfois mieux en solo. En août de l’année suivante, Schulze sort son premier disque, Irrlicht (« feu follet » dans la langue de Jean-Michel Jarre), un disque réalisé sans le moindre synthé… Suivent Cyborg (1973), ambitieux double album, Blackdance (1974) et Picture Music (1975), des disques envoûtants qui se caractérisent par leur travail sur l’ambiance et les textures plutôt que celui sur le rythme et les mélodies. Les choses changent avec les superbes Timewind (1975) et Moondawn (1976). D’une part, musicalement ; d’autre part, en termes de réception critique : le succès et la reconnaissance arrivent enfin tous les deux. Les deux volumes de Body Love (1977), bande-son pour le film pornographique éponyme de Lasse Braun (ne vous fiez pas à ce nom à consonances suédoises : le réalisateur était italien), ont une approche (forcément) plus organique. Quant à Mirage (1977 aussi – une bonne année qui a vu aussi la sortie de Low et "Heroes" de David Bowie et les débuts des Talking Heads avec ‘77), c’est à mes yeux oreilles un chef d’œuvre, à la puissance émotionnelle inégalée.
Que faire ensuite ? Oups, ça, c’est la question qui viendra en 1979, après la sortie de Dune (oui, comme le roman de Frank Herbert), et dont la réponse verra Schulze délaisser ses synthés analogiques pour adopter les synthés numériques, choix qui conduira à un changement radical de son.
Mais en 1978, Schulze décide tout simplement de voir les choses en grand : son dixième album est double, et proposera sur ses quatre faces six « biographies musicales ». La pochette, un brin énigmatique, le montre au beau milieu de ses instruments : sur l’image, la frontière entre le corps du musicien et ses instruments est floue, Schulze donnant l’impression de littéralement faire un avec ses synthés. Le dos de la pochette précise que notre musicien joue grosso modo de tout (Moog, Minimoog, Polymogg, Mellotron, ARP Odyssey…), à l’exception des percussions – ça, c’est Harald Grosskopf. Pochette qui indique aussi :
« Dieses Werk ist meinen ach so lieben Synthetizern gewidmet.
Cette œuvre est dédiée à mes synthétiseurs bien aimés. »
Dans le livret accompagnant l’album, un Schulze reconnaissant se livre et y raconte brièvement sa dizaine d’années de carrière musicale – les albums, leur réception, les tournées, les collaborations. Un bref article de K.D. Mueller complète les propos de Schulze et se conclut par un extrait de l’interview du musicien :
« Meine Musik entsteht nur aus meiner Empfindung heraus. Was zu hören ist, das sind meine Gedanken und Empfindungen, die ich zwar bearbeite und musikalisch gestalte, die ich aber nicht systematisiert habe.
Ce sont mes sensations qui donnent naissance à ma musique. Cela que l'on entend, ce sont mes pensées et mes sensations, que j'ai certes retravaillés et mis en forme musicalement mais que je n'ai pas systématisé. »
Cela est bel et bon, mais X, ça donne quoi ? « Friedrich Nietzsche » ouvre le disque. Bon, pas besoin de présenter l’auteur de cette célébrissime petite phrase « Was mich nicht umbringt, macht mich stärker » et de deux-trois autres trucs pas forcément idiots. On entend d’abord le souffle du vent, auquel se joint un chœur avant que le morceau n’aligne une rythmique trépidante qui va le porter au long de la vingtaine de minutes suivantes. Sur cette rythmique caracolante, Schulze va broder ses solos de synthés ; le résultat est puissant et emporte son auditeur avec lui.
Dans la version originale de X, « Georg Trakl » faisait 5’25" ; sur la réédition en disque compact, le morceau complet atteint les 26 minutes et ça n’est pas un mal pour ce morceau dédié au poète austro-hongrois Georg Trakl. Représentant de l’expressionnisme (mouvement qui va au-delà de la seule peinture), Trakl meurt dans les premiers mois de la Première Guerre mondiale (suicide ?). Après l’enthousiasme de « Friedrich Nieztsche », ce deuxième morceau se montre plus mélancolique – en dépit d’une ligne de basse que l’on pourrait qualifier de sémillante – et sa sensibilité se fait élégiaque dans son dernier tiers.
Est-il besoin de présenter l’auteur de Dune ? « Frank Herbert » débute par un fracas. Rythme soutenu, synthés endiablés : un sentiment d’urgence exaltée imprègne ce morceau – comme si on chevauchait Shaï Hulud à travers les sables d’Arrakis. Imparable.
« Friedeman Bach » doit son nom au fils aîné de Jean-Sébastien B. Lui-même musicien, Wilhelm Friedeman est, des quatre fils Bach devenus musicien, celui qui eut le moins de succès – apparemment, parce qu’il marchait trop dans les pas de son père. Avec son rythme lourd et son ambiance empesée, le quatrième morceau de X laisse facilement imaginer Wilhelm Friedeman Bach au crépuscule de sa vie. Au bout de cinq minutes arrive un violon, dont les quelques notes répétées inlassablement, vont apporter à ce titre un sentiment d’imminence ; autour, cordes, synthés et percussions s’agitent dans le manque le plus total de discipline. Il va se passer quelque chose mais quoi ?
Le deuxième disque se fait plus planant, les deux morceaux qui le composent — une face chacun, logique – s’avèrent par conséquent plus amples. « Ludwig II von Bayern », consacré au souverain, prend son temps. La première moitié du morceau, portée par un orchestre lointain, alterne cacophonie et violon solitaire ; la seconde partie se recompose : un chœur (bon, pour être exact, des synthés sonnant comme des chœurs) s’élève et déplace l’auditeur vers un terrain plus aérien… quitte à s’y égarer et s’y ennuyer un peu, avant que de lourdes percussions annoncent le mouvement final du morceau. Ces dernières minutes tendent au sublime, dans le sens romantique du terme. Majestueux, forcément. Et superbe.
Dans le livret, quelques pages de partition de ce morceau s’avèrent des plus intéressantes à observer, moins pour la partition elle-même (que je ne sais de toute façon pas lire) que pour les graphiques sur papier millimétré qui les surplombe et qui souligne la composante étonnamment visuelle des morceaux.
Néanmoins, Schulze réserve le meilleur pour la fin. « Heinrich von Kleist », dédié au dramaturge allemand, surprend, avec ses sonorités plus organiques. Le premier tiers (ce morceau frôle aussi la demi-heure) est un exercice de virtuosité orchestrale ; la deuxième partie, avec ses cordes lancinantes et hypnotiques, fait mine de marquer le pas avant que, dans la troisième partie, les percussions ne reviennent pour ramener l’auditeur vers de célestes hauteurs. Hypnotique, entêtant, ce dernier morceau tutoie l’excellence et termine X de la façon la plus splendide qui soit.
Atmosphérique, organique (quelle excellente idée que d’avoir samplé un orchestre), puissant et riche en émotions, X a tout du chef d’œuvre accompli par un maître en pleine possession de ses moyens.
Premier constat : chez Schulze, plus c’est long, plus c’est bon ;
Deuxième constat : il n’y a pas beaucoup de femmes à avoir influencé l’ami Klaus ;
Le choix des titres autorise la recherche de constantes : on a ainsi deux personnalités du XVIIIe siècle (Bach et von Kleist), deux du XIXe (Nietzsche et Ludwig II) et deux du XXe (Trakl et Herbert) ; des six, un est anglophone (Herbert) et les autres germanophones ; six individus effectuant des activités variées… quoique relevant essentiellement des œuvres de l’esprit (un philosophe, un poète, un écrivain, un musicien et un dramaturge… sans oublier un souverain amateur des arts) ; un seul était encore en vie au moment de la sortie du disque (Herbert), les autres étant rarement décédés de vieillesse (Nietzsche : syphilis ; Trakl : possible suicide ; Ludwig II : possible suicide ; von Kleist : suicide ; seul Bach est mort de vieillesse mais pas vraiment au terme d’une existence remplie de joie et de bonheur). Schulze, fort heureusement, a échappé au sort fâcheux, de bon nombre de ces individus : désormais septuagénaire, le musicien a gagné respect et reconnaissance. Le pire qu’on puisse lui souhaiter est de se retrouver un jour immortalisé de pareille manière.