Pour son 300e billet, l'Abécédaire file vers les confins du Système solaire — et même au-delà —, à l'écoute du Voyager Golden Record, ce disque d'or imaginé par Carl Sagan et fixé sur les sondes Voyager 1 & 2. Une capsule temporelle à destination des extraterrestres… mais aussi à nous-mêmes.
Voyager Golden Record, VA (NASA, 1977). 90 minutes.
Murmurs of Earth – The Voyager Interstellar Record, Carl Sagan, F.D. Drake, Ann Druyan, Timothy Ferris, Jon Lomber, Linda Salzman Sagan. Ballantine Books [1978], 273 pp. GdF.
The Farthest, Emer Reynolds (2017). 90 minutes (ou 121, suivant les versions), couleurs.
“To the makers of music—all worlds, all times.”
Que restera-t-il de l’humanité sur Terre dans dix ou cent mille ans ? Un million d’années ? Difficile à savoir… Mon optimisme inné m’incite à dire : pas grand-chose si ce n’est un tas de pollution, et peut-être quelques capsules temporelles laissées par des gens des XXe et XXIe siècles. Mais voici une autre question : que restera-t-il de l’humanité dans l’espace ? La réponse est plus aisée : des émissions radio, se diffusant à la vitesse de la lumière dans une sphère de plus en plus vaste, et quelques sondes se traînant à travers l’espace interstellaire. Une poignée d’entre elles arborent ce qu’on pourrait appeler des souvenirs de l’humanité.
Pour la sonde Pioneer 10 (prochaine étape : Aldébaran, dans deux millions d’années), lancée en 1972, c’est une plaque en aluminium dorée, représentant un couple d’humains, la sonde en question, le Système solaire et une poignée d’autres informations utiles. Cette plaque figure à l’initiative de l’astronome Carl Sagan – vulgarisateur scientifique pour qui j’éprouve une certaine admiration – de son épouse d’alors Linda Salzmann et d’Eric Burgess. Quelques esprits chagrins se sont plaints : pensez-vous, le couple représenté sur la plaque est nu ! Ça ne se fait pas d’envoyer du porno dans l’espace ! Oh, et pourquoi l’homme lève la main et pourquoi la femme a l’air soumise ? Et révéler la position de la Terre à partir de la fréquence de pulsars, est-ce une si bonne idée ?
Cinq ans après le lancement de Pioneer 10, Sagan a remis le couvert avec les deux sondes Voyager. À l’origine, il envisageait seulement une « modeste extension » de la plaque de Pioneer, a fait appel à un petit groupe de scientifiques… et d’auteurs de SF (Asimov, Clarke, Heinlein). De loin en loin, l’extension a pris une autre ampleur. Ce disque, c’est d’ailleurs que l’on retient surtout maintenant, au-delà de l’aspect scientifique de la mission : son côté mémento : les deux sondes portent toutes deux sur le flanc un même disque d’or et un appareil pour le lire. De l’or, nullement par préciosité mais parce qu’il s’agit d’un métal inaltérable et susceptible de rester tel quel jusqu’à ce que quelqu’un (ou quelque chose) le trouve – peut-être, un jour, dans très longtemps.
Le couvercle du disque comporte quelques schémas, qu’il vaut mieux être extraterrestre pour comprendre. Ou avoir été l’un des instigateurs du truc. Pour l’humain lambda (l’auteur de ces lignes, par exemple), ça ne veut pas dire grand-chose. On se heurte ici à l’un des problèmes incontournables (et incontourné) de la communication : comment se faire comprendre de créatures potentiellement très différentes de l’humain (même si le seul fait d’être vivant devrait comporter quelques invariants… sans compter les maths, qu’on peut supposer universelles) – Frédéric Landragin et Roland Lehoucq abordaient la question de l’astrolinguistique dans le Bifrost n° 92.
Sous le couvercle, un disque d’or donc, dont les deux faces comprennent images et sons. L’ouvrage collectif Murmurs of Earth, publié sous la direction de Carl Sagan, revient sur cette entreprise.
Dans l’article introductif « For Future Times and Beings », Carl Sagan raconte la genèse du projet : pourquoi ne pas profiter de l’occasion de lancer un objet vers les confins du Système solaire pour y ajouter un petit souvenir de l’humanité. Sagan avait bien compris l’importance de la communication et du fait de nourrir la part de rêve qui sommeille en chacun de soi. Et la capsule temporelle qu’est le Voyager Golden Record en relève totalement. Si l’idée a jailli fin 1976, sa mise en œuvre a pris l’essentiel de l’année 1977, avec de longs et exaspérants moments d’attente et de discussions avec les uns et les autres. Tractations et compromis : ok, personne à poil sur les images ; ok, il y aura le son d’un bisou mais le plus chaste possible ; ok, on met un speech du Secrétaire de l’ONU… mais ne faut-il pas ajouter un discours du Président des USA ? Ah, et les membres de la Chambre des Représentants veulent aussi avoir leur mot à dire… Et pourquoi pas des chants de baleines ? Cela, tout en essayant d’être le plus universel possible dans le choix des informations présentées sur le disque, en dépit des biais inévitables et des disponibilités des uns ou des autres.
Frank « J’ai une équation à mon nom » Drake expose les difficultés à concevoir un message visuel intelligible. Ayant participé au message lancé depuis le radiotélescope à destination de l’Amas d’Hercule, le bonhomme sait de quoi il parle. Les différents messages codés qu’il cite m’ont tous paru partiellement abscons… mais je ne suis pas le destinataire, et, avec un peu de chance, les civilisations spatiopérégrines ressemblent à celles que Greg Egan évoque dans Diaspora ou Incandescence, à savoir des individus entièrement tournés vers la science et la connaissance, pour qui un tel message serait un amusant casse-tête à résoudre pour passer le temps.
Le peintre Jon Lomberg détaille le choix des images dans « Pictures of Earth ». Au total, 116 clichés figurent sur le VGR et on peut les admirer par ici. Lomberg aborde plusieurs aspects, parfois techniques – comment faire rentrer 116 images sur un disque a priori audio ? –, parfois culturels. La principale difficulté du projet était d’être universel : représenter la Terre, sa flore et sa faune, les humains, dans leur ensemble et ce qu’ils ont (enfin, les humains surtout) de plus noble. Sans pour autant fanfaronner (pas d’explosion nucléaire). Et sans oublier d’être clair et compréhensible. Lomberg explique également l’absence d’œuvres d’art (autre que la musique), personne ne se sentant assez compétent pour effectuer une sélection éclairée. De la même manière, rien de religieux : il fallait représenter toutes les religions ou aucune, et vu la place restreinte… ce fut aucune.
Avec « The Sounds of Earth », Ann Druyan (future épouse de Sagan au moment de la publication) expose une problématique similaire, orientée vers les bruits les plus représentatifs de notre monde. « Sounds of Earth », ce sont… des sons terrestres. Ou pas, pour commencer : il s’agit de la musique des sphères, ou plus exactement de la traduction en son de la vélocité des planètes, par l’intermédiaire des équations mises au point par Kepeler. Un grondement d’orage, le son de la pluie, des cris d’animaux, des oiseaux qui pépient, un téléphone qui sonne, une scie qui scie et un marteau qui martèle, une séquence en Morse au message significatif, le décollage d’une fusée, etc. Tout cela s’enchaîne dans une succession cohérente, allant du spatial au minéral puis au vivant. Néanmoins, bon courage à l’alien qui décodera cela. Sans aller jusqu’au cliché du Bug Eyed Monster qui interprètera ces sons comme une déclaration de guerre, certains invariants (ou supposés tels : la pluie, l’orage) permettent de deviner qu’il s’agit de simples sons et non d’un langage, mais… bon courage quand même. Cela d’autant plus que les images, sur le disque, ne figurent pas à côté des sons. (Impossible de ne pas penser aux araignées intelligentes de Dans la toile du temps d’Adrian Tchaikovsky, qui, face à leur premier humain, ne parviennent pas à communiquer avec lui… tout simplement parce qu’elles sont sourdes comme des pots.)
Entre les deux précédents chapitres se glisse « A Voyager’s Greetings», bref article de Linda Salzman Sagan qui revient sur la quête des salutations. Là encore, à juste titre, la question de l’universalisme du VGR : trouver le plus de locuteurs différents, et leur demander de saluer l’éventuel auditeur du disque. Ces salutations prononcées en cinquante-cinq langues humaines ont quelque chose plus touchant, dans leur naïveté (à ce titre, la salutation en turc me plaît beaucoup). À noter la présence de Nick Sagan, le fils de Carl, en dernière position.
« Voyager’s Music » de Timothy Ferris (fiancé à ce moment-là à Ann DruyanToi aussi découvre avec le VGR les histoires de cœur de Carl Sagan) s’attarde quant à lui sur le choix des morceaux de musique inclus. Si la musique est mathématique , si les mathématiques sont la meilleure façon de communiquer entre espèces intelligentes, alors Bach a toute sa place sur le VGR. Ce long article explique chaque morceau, tant la raison de son inclusion sur le disque que son contexte. La question de l’universalisme du disque a, comme on peut s’en douter, conduit à des décisions pas faciles : mettre trois morceaux de Bach et deux de Beethoven a forcément altéré l’ambition d’être le plus divers possible. Tant pis pour Debussy, et bienvenue aux musiques issues d’Azerbaïdjan ou du Pérou – chose qui doit beaucoup à l’ethnomusicologue Alan Lomax. En fin de compte, ce sont quatre-vingt-dix minutes de musique, originaire de tous les continents, qui ont été gravées sur le VGR, avec l’aide de celui qui n’était alors qu’ingénieur du son, un certain Jimmy Iovine (à qui l'on doit la production de quelques albums — Born to Run de Bruce Springsteen ou Born this Way de Lady Gaga — ou les casques Beat). La nature même du disque a nécessité un peu de réflexion : comment caser autant de minutes sur un support, d’une taille semblable aux 33 tours ? La solution a été de graver à une vitesse moindre (16⅔ tours/minutes). Bref.
On peut écouter ce « Earth’s Greatest Hits » et le VGR dans son ensemble par ici.
Carl Sagan termine l’ouvrage avec « The Voyager Mission to the Outer Solar System », article qui récapitule les connaissances de l’époque sur le Système solaire et s’interroge sur les réponses que les sondes Voyager pourront y apporter. Évidemment, cette partie du livre est celle à avoir le plus mal vieilli… même si elle conserve un intérêt « archéologique» en témoignant des connaissances et hypothèses d’une époque. À l’origine et avant que Sagan n’intervienne pour suggérer l’ajout d’un disque, cette mission avait un but uniquement scientifique : celui de faire un « grand tour » du Système solaire, pour étudier les planètes externes. En dépit des progrès de l’optique, Jupiter et Saturne demeuraient des taches floues dans les télescope, et Uranus et Neptune n’étaient guère plus que des points. Pioneer 10 et 11 avaient permis d’en savoir plus sur les deux géantes gazeuses majeures mais… cela restait peu. Lancée le 20 août, Voyager 2 a filé vers Jupiter mais a été rattrapée par Voyager 1, lancée le 5 septembre, qui a rapporté une splendide moisson d’images des systèmes jovien (avec le scoop du volcanisme sur Io) et saturnien (Titan !). Voyager 2 s’est servi de l’assistance gravitationnelle de Jupiter pour foncer vers Uranus (oh, elle a basculée) et Neptune (c’est bleu !). Les images sont par ici.
Leur mission principale achevée, l’une et l’autre sonde ont filé vers les tréfonds du Système solaire – Voyager 1 a pris un joli portrait de famille le 14 février 1990 (que j’évoquais par ici) et est devenu le premier artefact humain à franchir officiellement les limites du Système solaire, trente-sept après son lancement. Plutôt recommandable en son genre, le documentaire The Farthest revient sur cette aventure scientifique, retraçant au passage une quarantaine d’années d’aventure spatiale.
Actuellement, les deux sondes se situent à plus d’une centaine d’unités astronomiques de la Terre, dans l’espace interstellaire donc. Prochaines étapes : Gliese 445 pour Voyager 1, les lointains environs de l’étoile Ross 248 pour Voyager 2.
Sur Terre, le Voyager Golden Record a bénéficié d’une réédition, si l’on peut dire : une version à écouter chez soi, fournie sans la sonde spatiale mais avec un livret explicatif à la place. J’ai hésité… mais ça coûtait cher, j’avais dépensé mes sous pour acquérir l’intégrale en vinyle des œuvres de M. Pokora et je me demandais surtout si j’avais d’écouter ça. (Mais avis aux amateurs.)
À vrai, ce « Earth's Greatest Hits » s'écoute très bien, en vertu de l'excellence des choix musicaux — et écouter ces musiques traditionnelles ou « Johnny B. Goode » en se disant que ces morceaux voyagent à plus de 15 000 km/s a quelque chose de particulier…
Évidemment, ces deux disques sont avant tout un message à nous-mêmes, un rappel de notre passage dans cet Univers. Le pire que l’on puisse leur souhaiter est que quelqu’un ou quelque chose les retrouve et soit à même de « lire les passions / qui, gravées sur ces objets sans vie, survivent encore ».
Introuvable : les deux disques ayant dépassé les frontières du Système solaire, oui, un peu…
Inécoutable : heureusement qu’il y a YouTube et les rééditions
Inoubliable : c’est fait pour durer