Parce que relire les classiques ne fait pas de mal, on s'intéresse ici à l'origine des robots, avec la pièce fondatrice R.U.R. – Rossum's Universal Robots de l'écrivain tchèque Karel Čapek. Au programme, des androïdes, leurs émois et leur inéluctable révolte…
R.U.R. – Rossum’s Universal Robots [R.U.R. – Rossumovi univerzální roboti], Karel Čapek, pièce de théâtre traduite du tchèque par Jan Rubeš. Éditions de la Différence, coll. « Minos », 2013 [1920]. Poche, 224 pp.
Lors du précédent tour d’alphabet, on s’était intéressé à Robots après tout de Katerine, album célébrant à sa manière la déshumanisation de nos vies et faisant un clin d’œil au passage à Human After All, avant-dernier album en date du duo masqué Daft Punk — qui, à une époque, s’étaient plu à déclarer qu’ils avaient subi une transformation en robots. Des robots, donc. Pourquoi ne pas donc aller à l’origine des choses ? À savoir, l’œuvre où le terme « robot » est apparu pour la première fois : R.U.R., pièce de théâtre de l’auteur tchèque Karel Čapek (1890-1948). Au passage, rappelons que le terme « robot », basé sur la racine slave robota (travail), a été forgé par Josef Čapek, le frère de Karel. On (ou du moins, le lecteur lambda de science-fiction) connaît désormais Karel Čapek essentiellement pour cette œuvre, mais il serait dommage de négliger le reste de sa production : les romans La Guerre des salamandres et La Fabrique d’absolu relèvent des mauvais genres qui nous intéressent et s’avèrent plus que dignes d’intérêt.
Comme le rappelle fort justement la préface de Brigitte Munier introduisant cette réédition de R.U.R. (la première traduction, signée Hanuš Jelínek, date de 1924 ; l’actuelle traduction de Jan Rubeš date de 1997, lorsque la pièce a été rééditée aux Éditions de l’Aube) forme le chaînon essentiel entre les récits du XIXe siècle mettant en scène des humains artificiels — Frankenstein de Mary Shelley et L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, mais on pourrait aussi citer certaines nouvelles de E.T.A. Hoffmann et Poe, aux côtés desquelles figure R.U.R. dans l’anthologie L’Homme fabriqué : récits de la création de l'homme par l'homme , proposée par Jean-Paul Engelibert en 2000 — et les robots de la science-fiction du XXe siècle, à commencer par ceux d’Isaac Asimov. Un chaînon où s’opère la transition entre le robot unique, fait maison pour ainsi dire, et la production industrielle de machines d’apparence humanoïde.
R.U.R. donc, pièce écrite par un jeune Čapek — 30 ans lors de sa parution. La pièce se divise en un long prologue suivi de trois actes (en fait, ç’aurait pu être quatre actes ; ou alors trois actes suivis d’un épilogue — mais qui suis-je pour juger les choix de construction de l’auteur ?).
Et donc RUR, c’est le nom de la firme fondée par ces messieurs Rossum, firme qui a bâti sa fortune sur les robots inventés par le vieux Rossum à partir de protoplasme artificiel. Sauf que le vieil inventeur n’arrivait à rien. Est alors arrivé son neveu, ingénieur, qui a simplifié la chose. Pourquoi chercher à insuffler des sentiments complexes dans le cerveau d’une créature destinée à trimer au turbin ? Les robots sont ici humains artificiels sans âme ni sentiments. Aux yeux de Harry Domin (un nom de famille pas très subtil), actuel directeur de l’entreprise, ils sont destinés à abolir le travail et permettre à l’humanité de s’occuper d’autres choses — ô glorieuse oisiveté, ô gaie créativité libérée du fardeau du travail. En visite sur l’île où se trouvent les usines de production de robots, Hélène Glory, fille du président de la Ligue de l’Humanité, ne voit pas les choses de cette manière et veut défendre les robots ; elle s’offusque de la différence de traitements entre eux et les humains de chair et de sang. Harry cherche à la convaincre puis à la séduire.
Dix ans s’écoulent ; l’acte I peut commencer. Domin a épousé Hélène — même si celle-ci n’était pas du partante à la base (on peut constater que la notion de consentement a énormément progressé). Les robots sont désormais partout… Certes, ils sont toujours parfois sujets à d’étranges « spasmes robotiques » mais à part ça, tout va bien, merci. Sur l’île, Hélène, Domin et les autres vivent une petite vie tranquille, oisive et ennuyeuse. Créative ? Pas vraiment. Plus inquiétant est l’absence de nouvelles en provenance du continent. Alors que Domin veut créer une nouvelle sorte de robots — non plus des robots universels mais des robots nationaux, destinés à chacune des nations —, voilà que les androïdes se révoltent. Avec un seul mot d’ordre : exterminer l’humanité. L’acte II s’intéresse aux tractations entre les humains : que faire ? On notera que, charitablement, Domin épargne un vote crucial à Hélène, de manière à la ménager — comme si les femmes étaient des êtres trop fragiles pour prendre de grandes décisions. Quant à l’acte III, il traite des conséquences tardives de la révolte des robots… et ce n’est pas joyeux. À moins que ?…
La pièce s’achève sur ce qui pourrait passer pour un happy end. Enfin, peut-être.
En dépit d’aspects trèèèès datés (tout ce qui a trait au personnage d’Hélène et à son traitement par les autres humains), R.U.R. s’avère d’une lecture réellement intéressante. Pièce de théâtre oblige, l’essentiel de l’action se déroule dans le seul cadre du bureau de Harry Domin ; l’île et l’usine sont à l’arrière-plan ; le reste du monde aussi. Et on le sait bien depuis le Docteur Moreau (mais c’est valable aussi pour L’Invention de Morel ou Plan d’évasion d’Adolfo Bioy Casarès), les îles sont des lieux super pratiques pour y faire n’importe quoi en toute impunité. À noter que, dans sa première traduction, le titre de la pièce est traduit en Rezon's Universal Robots : Rossum, en tchèque, s’apparente à « rozum », raison/sens commun/sagesse. Pas sûr que le vieux Rossum, son neveu ou Domin en aient à revendre…
Čapek s’interroge sur bon nombre de grandes notions : la vie, le travail, ce qui définit l’humain, la volonté d’émancipation des masses laborieuses — ici donc représentées par les robots, destinés à devenir des sous-prolétaires dénués de sentiments. Quand les robots, fragiles et peu polyvalents, se retrouvent équipés d’un vague embryon de sentiments, c’est là que ça merde. Le dramaturge tchèque se questionne également sur l’atavisme : les robots exterminent les humains, tout comme les humains l’ont fait (le font encore) à tout ce qui leur faisait de l’ombre — raison pour laquelle la plus grosse bestiole sur Terre pourrait bientôt s’avérer… la vache. Mais cette considération bovine nous éloigne des robots, qui ne pètent pas et n’émettent pas de méthane.
Encore que ? Y a-t-il des processus biologiques dans les créations des Rossum ? Les robots de R.U.R., que presque rien ne vient différencier des humains, sont construits à partir de protoplasme et de muscles/tendons/organes artificiels. Rien à voir avec les constructions mécaniques que l’on verra ensuite chez Asimov et consorts. À leur manière et sous le seul détail de l’apparence, ils préfigurent par exemple ceux que l’on voit dans la série Westworld. Et n’oublions pas que le robot Maria dans le célèbre Metropolis de Fritz Lang prendra lui aussi bien vite l’apparence d’une femme de chair et de sang.
Comme évoqué plus haut, le dramaturge tchèque ne se sentait pas tenu par la nécessité du happy end ; La Guerre des salamandres se termine par une Terre ravagée par les amphibiens, et il va de même ici. En plus de l’inventivité de la pièce, cette fin amère contribue sûrement à la rendre mémorable. Cadre restreint, personnages bien caractérisés, intrigue rondement menée, R.U.R. possède encore une relative fraîcheur et se lit bien, pas seulement sous l’aspect archéologique — et je suis curieux de savoir ce que peut donner une représentation théâtrale.
En somme, un classique qu’il fait bon de découvrir.
Introuvable : non
Illisible : c’est du théâtre mais en dehors de ce détail, c’est lisible ;-)
Inoubliable : EXTERMINATE!