« Qu’est-ce que c’est qu’ce truc ? »
« Qu’est-ce que c’est qu’ce truc ? »
Et un beau jour, votre serviteur a découvert Stupeflip. Dans le genre « msique de barré, concept de tarénbsp;», j’en étais resté à Billy ze Kick, dont la moitié des chansons du premier album, Billy ze Kick et les Gamins en folie (1993 déjà), étaient traversées par un imaginaire commun à base de jeu de rôles et d’encraoudeurs. Et puis voilà, Stupeflip. À écouter leur premier album, titré justement Stupeflip, à une heure indue, j’ai eu l’impression de me retrouver projeté dans une dimension parallèle. Par la suite, plus rien n’a jamais été pareil.
Stupeflip : comme un mix entre stupéfiant et flippant. C’est un peu ça. C’est plus que ça. C’est…
« Qu’est-ce que c’est qu’ce truc ? »
À vrai dire, c’est encore le groupe qui se décrit encore le mieux, avec une terrorifiante chanson-manifeste dont les échos se retrouveront à travers le présent disque et le reste de la discographie du groupe :
« Ça t'prend par la croupe et te retourne comme une crêpe
C'est l'truc trapu qui prend aux tripes, t’as pas compris ?
[…]
Stupeflip Stupeflip c'est l'truc stupéfiant
Beaucoup d'travail comme pour un album d'Astérix
Stupeflip Stupeflip c'est l'truc stupéfiant
Ça t'agrippe, ça t'attrape et ça n'fait pas d'sentiment » (« Stupeflip »)
Le clip de cette chanson-titre est à l’avenant : une musique méchammant jusquauboutiste dans son minimalisme, esthétique déglinguée, punk, et carrément flippante. L’écoute des trois premières chansons de l’album permet de commencer à appréhender le concept sous-jacent – et qui justifie, vite fait, de loin, en y regardant pas de trop près, sa présence dans ce navrant Abécédaire. Stupeflip se présente comme l’émanation du C.R.O.U. (crew ?), une organisation « para-réfractaire et désintéressée », qui « n'aime pas toutes sortes de pouvoirs », « formée en 1972 » (ou peut-être 1993), et qui a pour but « entre autres, [de] terroriser la population / Et par là-même instaurer une nouvelle ère : l'ère du Stup. »
D’après l’intermède « Présentation du C.R.O.U. », celui se compose de trois membres : King Ju (qui, plus loin, fera l’objet d’une chanson : « L’Épouvantable Épouvantail »,), qui sévit aussi sous le nom de Flip « l’âme damnée du groupe », de Pop-Hip « la tête de turc »… et de Cadillac, qui n’est pas mentionné dans cette chanson-ci mais qui apparaît ultérieurement (la scatophile « The Cadillac Theory »). Plus loin sur l’album, « L.E.C.R.O.U. » revient sur la création du groupe : une autre profession de foi sur la signature du groupe auprès d’une compagnie de disque. Crainte d’une perte d’indépendance ? C’est prémonitoire, ou lucide, on y reviendra plus bas.
Le crou apprécie la mise en abîme : certaines chansons sont introduites par des dialogues où le crou se met en scène, reprenant à son compte et à sa manière les codes du rap. Ainsi, « Stupeflip » se présente comme une répétition d’un King Ju n’ayant guère pratiqué ; dans « Passe mon truc », il est question d’un type demandant à un DJ de passer sa K7. Le DJ ne le fait pas. Jusqu’au moment où le type s’énerve et met sa K7… ce qui nous amène à la chanson suivante, « Stupeflip Home Version », introduite par le même monologue que « Stupeflip ». Cette « Home Version » s’avère un peu plus douce, du moins musicalement, que celle présentée en début d’album.
Comme tout bon album, Stupeflip contient une aberration : le diptyque « Je fume pu d’shit »/« J’refume du shit » ressemble à une gentille chanson à texte qui, prise au premier degré, pourrait ressembler à une réponse cinglante à « L’Apologie » de Matmatah. À l’écoute du reste de la discographie, c’est là un titre particulièrement à part, pratiquement une anomalie. Le crou en est cependant fort conscient, et dans « Création de la deuxième ère du Stup », plus loin sur l’album, où cette chanson est (déjà) qualifiée de « grand tube maintenu reconnu ». Autre tube en puissance, « À bas la hiérarchie », brûlot punk dénonçant violemment la (non)vie dans les grosses enterprises – un brûlot qui reste conscient de son inutilité, hé, ce n’est qu’une chanson, ce n’est pas ça qui changera les choses. Mais ça défoule.
De nombreuses vignettes s’intercalant entre les chansons, où se construit peu à peu la stup-mythologie (« Le crou ne mourra jamais », « Présentation du crou », « Explication n°1 », « Crou Nostalgie », etc.). Ce sont là des vignettes mid-tempo au rythme lourd et à l’ambiance angoissée et angoissante. Atmosphère poisseuse, beats déglingués et maladifs : en fin d’album, « Annexion de la région Sud » récapitule les grands thèmes de l’album – les différentes ères du Stup, les maisons de disque, la hiérarchie – et se termine dans des rires déments.
Au fil des chansons, Stupeflip déploie donc un imaginaire bien personnel, passablement cradingue, flippant et paranoïaque. Il est question d’une maléfique menuiserie (« La menuiserie, cette entité démoniaque, créatrice de sons… »),, de différentes ères du stup, de différentes régions (Est, Ouest, Sud, Nord) annexées les unes après les autres. Le deuxième album proposera d’ailleurs une carte pour replacer tout ça.
Le mystère autour de Stupeflip ne se dévoile que peu à peu – mais est-il vraiment nécessaire de tout savoir ? Qui veut savoir qui se cache sous le masque moche de King Ju ? Le crou estime que non :
« Ah Stupeflip, Stupeflip, qu'est ce que c'est ce truc ?
Ils veulent des explications, mais ils sauront rien !
Z'ont pas compris qu'il faut garder qu'un tout petit peu d'mystère
Exactement comme le mystère au chocolat » (« L.E.C.R.O.U. »)
Mystère au chocolat qui fera d’ailleurs l’objet d’une chanson, « Les clés du mystère au chocolat », sur l’album suivant. Bref.
Au-delà de la gaudriole punk/grunge se dissimule (à peine) une profonde mélancolie, l’aliénation du monde contemporain. Là où Florent Marchet, dans Bambi Galaxy, réagit à l’inhumanité de notre monde par la dépression et la fuite – dans l’espace ou les paradis artificiel –, Stupeflip fait mine de se baser sur un monde imaginaire… mais c’est bien du nôtre dont il s’agit. Stupeflip y réagit par des chansons abrasives, provocatrices, célébrant la révolte et les freaks. De fait, avec « Les Monstres », King Ju fait sa déclaration d’amour envers les… eh bien, les monstres et autres créatures bizarres, pour qui le chanteur masqué ressent une affection certaine.
Musicalement, Stupeflip mélange les genres : un tiers de hip-hop, un tiers de punk, un tiers de rock, un tiers de synthpop, un tiers de chanson française. À peu près. « Y'a des orgues Bontempi et des caisses claires qui claquent […] Des samplers, des guitares et puis 2 p'tits connards / Qui fument et qui fument et qui fument en jouant de la guitare. » Potaches à la première écoute, à prendre au premier ou au ixième degré (ou, mieux, les deux à la fois), les chansons sont portées par des mélodies efficaces – tantôt du gros rock, tantôt des ritournelles ineptes – et font la part belle aux jeux de mots et aux références, tant externes qu’internes. De fait, il semble évident que King Ju – Julien Barthélémy à la vie civile – avait d’emblée en tête bon nombre d’éléments constitutifs de la mythologie du crou. Résultat : un premier album solide d’une grande cohérence tant thématique que musicale, à écouter et réécouter – de préférence à des heures indues.
Après ce premier disque éponyme, Stupeflip a continué à sévir : Stup Religion est sorti en 2005, centré – comme son nom l’indique fort justement – sur la religion, doté d’une atmosphère moyenâgeuse. Un disque d’ailleurs qui, dès ses premières secondes, tisse le lien avec le précédent, en reprenant la même ritournelle bancale. Moins grunge que Stupeflip, Stup Religion montre un crou persévérant avec bonheur dans son délire, s’amusant de leur reconnaissance. Après cet album, Stupeflip, viré de chez BMG, autoproduira les deux suivants, The Hypnoflip Invasion et Stup Virus. Ce dernier disque, quatrième et ultime du crou, a été financé via une campagne de crowdfunding fin 2016, pour le moins couronnée de succès : la somme requise a été levée en deux heures et la campagne a terminé à près de 1000 % (joli record). De quoi terminer en beauté l’existence de Stupeflip.
« Stup a changé ma vie. » (« La religion du stup »)
Au fil de ses années d’existence, restant obstinément fidèle à lui-même — qu’importent les maisons de disques –, le crou Stupeflip est parvenu à générer une importantes base de fans (dont votre serviteur, assez récemment), attirée par l’univers délirant et le devenir de ses membres, personnages à part entières dont l’histoire se dessine, petite touche par petite touche au fil des disques. Pas un mince exploit, pour un crou prenant plaisir à insulter son public lors de sees premiers concerts.
Introuvable : non décidément
Inécoutable : au-delà du bien et du mal
Inoubliable : tellement