Si Richard Matheson, à l'honneur du Bifrost 86 (en librairie dans deux semaines), est reconnu pour ses romans Je suis une légende et L'Homme qui rétrécit, il ne faut pas perdre de vue que notre auteur s'est fait connaître par ses nouvelles, à commencer par la toute première qu'il a publiée : « Journal d'un monstre ». Dans cette étude, version révisée d'un article paru dans le Bifrost 14, Francis Valéry passe ainsi en revue la production de jeunesse de Matheson, avec un regard souvent critique.
Version revue, juillet 2016.
Une première version de cet essai a été publiée dans Bifrost n°14, juin 1999.
Cet article fait partie d'un recueil d'une vingtaine d'essais sur la SF classique, à paraître aux Editions Rivière Blanche.
Une poignée de nouvelles aussi originales que percutantes a, dans la seconde moitié des années cinquante, révélé Richard Matheson au lectorat français. La plus connue est sans nul doute le célèbre « Journal d'un monstre », adaptée autant que traduite, et publiée en 1955 dans la revue Fiction. Ce classique, s'il en est, a été repris dans au moins sept anthologies et fut même édité sous la forme d'un élégant petit livre aux éditions Tchou (1988). La publication dans la très littéraire collection « Présence du Futur » de Je suis une légende (1955) puis de L'Homme qui rétrécit (1957), fait rapidement du nouvelliste incisif un romancier à succès, aussi à l’aise dans la Science-fiction que dans le Fantastique.
La popularité de Matheson s'accroit au cours des décennies suivantes, grâce à son implication dans le cinéma. Il scénarise les adaptations d'œuvres de Dennis Wheatley, Anne Blaisdell, Jules Verne, Fritz Leiber… et adapte Edgar Poe pour le compte de Roger Corman : House of Usher (1960), The Pit and The Pendulum (1961), Tales of Terror (1962), The Raven (1963). Mais le meilleur reste les adaptations de ses propres romans. Avec une mise en scène sobre mais d'une parfaite efficacité, des scènes inoubliables, une dimension psychologique rarement à ce point présente dans les films de SF, The Incredible Shrinking Man (Jack Arnold, 1957) rencontre un énorme succès. Mais Matheson n'est pas toujours à la hauteur d'une réputation désormais bien établie. En 1964, utilisant pour l’occasion le pseudonyme de Logan Swanson, et en collaboration avec William P. Leicester, Matheson scénarise son propre roman I am Legend. Réalisé par Sidney Salkow, le film sort sous le titre The last Man on Earth, avec Vincent Price. Ce sera un ratage retentissant ! Il faut attendre 1971 pour que Boris Sagal en donne une nouvelle version, cette fois sur un scénario de John William et Joyce Corrington. Avec Charlton Heston dans le rôle principal, The Omega Man connaîtra un immense succès. La carrière de Matheson à Hollywood sera longue et mémorable. Même si, dans les années quatre-vingt, il s'égarera quelque peu dans des superproductions sans grand intérêt comme Jaws 3-D (Joe Alves, 1983)
À la fin des années cinquante, Matheson a également pris d'assaut la télévision, ce qui se révèle un excellent choix stratégique. Partout où elle est diffusée, tant aux USA qu’ailleurs dans le monde occidental, la série The Twilight Zone (La Quatrième Dimension) passionne et marque les esprits. Le nom de Matheson sera associé à rien moins que seize épisodes, qu'il s'agisse d'adaptations de ses propres nouvelles (par lui ou par d'autres, en particulier Rod Sterling) ou de scénarios écrits spécialement pour la série.
Par ailleurs Matheson adapte des récits d’August Derleth pour la série Thriller et de Julian Symons pour Alfred Hitchcock Hour ; il signe des scénarios inédits pour Star Trek et Ghost Story, s'adapte lui-même pour Night Gallery tandis qu'il est adapté par Robert Bloch pour Journey to the Unknown. À noter encore son implication sur l'excellente série Kolchak : the Night Stalker ; Matheson est à l'origine des deux téléfilms faisant office de pilotes en signant d'abord le scénario de The Night Stalker (Dan Curtis, 1972) d'après le roman de Jeff Rice, The Kolchak Tapes, puis le scénario original de The Night Strangler (Dan Curtis, 1973). Matheson écrira d'autres scénarios pour Dan Curtis, dont une adaptation de Dracula en 1974. On lui doit également celui de l’étonnante (et sous-estimée) minisérie The Martian Chronicles en 1980, d'après Bradbury, dirigée par Michael Anderson et avec Rock Hudson dans le rôle principal. Un montage de trois heures de cette production modeste, mais très poétique et plutôt réussie, sera diffusé par la suite en vidéo.
Pendant ce temps, du côté de l’édition, Alain Dorémieux, qui a découvert l'homme et est tombé amoureux de son œuvre, conduit un remarquable travail éditorial, notamment avec deux anthologies chez Casterman – avant qu'un Richard Matheson réuni par Daniel Riche pour la série « Le Livre d'or de la science-fiction » ne vienne couronner le maître. À ce point, tout semble dit : Richard Matheson est une légende de la SF et du fantastique des années 50/70. Et pour faire bonne mesure, on en rajoute même un peu :
« Dès sa parution, [la nouvelle « Journal d'un monstre »] fut saluée comme un chef d'œuvre et valut à son auteur d'être tenu pour un maître par l'ensemble des amateurs de fantastique et de SF de langue anglaise » (Daniel Riche)
« L'Amérique découvrit Matheson et s'enflamma (…) succès phénoménal » (Daniel Riche)
« Cas rare et exemplaire que celui d'un auteur débutant à qui un court texte de quelques pages suffit pour s'imposer et se faire connaître comme un maître » (Alain Dorémieux)
« Cette histoire provoque un véritable électrochoc chez les lecteurs. Richard Matheson est mis sur l'orbite du succès. » (Denis Guiot)
Évidemment…
Mais lorsqu'on a tendance à se la jouer sceptique, et qu'un soupçon de polémique n'est pas pour vous déplaire, avouons-le… une telle unanimité a un rien le parfum du « too much » ! N'a-t-elle pas ?
D'où une vague envie…
Peut-être serait-il amusant – voire instructif – de replacer la lorgnette dans le bon sens et d'examiner les choses d'un peu plus près et d'un œil dirons-nous « critique ». D'autant que… si mes souvenirs d’adolescent ne sont pas trop vivifiés par la nostalgie, il se pourrait bien que films et épisodes de la série télé, une fois n'est pas coutume, soient bien plus intéressants, au bout du compte, que les textes qui les ont inspirés ! Il se pourrait bien, ensuite, que la poignée de textes qui a conféré à Matheson sa stature constitue la pointe exposée au soleil d'une œuvre en forme d'iceberg globalement moyenne… les inédits publiés tardivement dans le Livre d'or ou dans des anthologies chez Néo ou Clancier-Guénaud étant parfois de bien peu d’intérêt. Il se pourrait même, enfin, que Matheson, comme quelques autres, ait assez largement bénéficié des attentions d'un traducteur aussi dévoué que stylé…
La publication du premier volume d'une intégrale des nouvelles de Richard Matheson, dans la collection « Imagine » de Flammarion, nous fournit le prétexte à une tentative de réévaluation des premières années d’écriture de l’auteur. Pour ce faire, on tentera de prendre les choses dans l'ordre, et en référant aux faits plutôt qu'aux « on dit ».
1950
« Born of man and Woman » apparaît à la fin du printemps 1950, dans le numéro daté summer 1950 de The Magazine of Fantasy and Science Fiction. C'est un texte discret – trois pages seulement – et la présentation qu'en font les éditeurs Anthony Boucher et J. Francis McComas est toute aussi discrète. « M. Richard Matheson vit à Brooklyn, il a 23 ans et il n'a jamais publié à ce jour ». La nouvelle est présentée succinctement – son narrateur étant décrit comme « un esprit comme vous n'en avez jamais rencontré dans un corps comme vous n'en avez jamais imaginé ». Un seul mot d'ordre est donné par les éditeurs : lisez !
Daniel Riche décrit « Journal d'un monstre » comme « une "lecture" du monde opérée par une créature authentiquement tragique dont nous devinons la monstruosité au travers du langage qu'elle emploie pour nous parler de ce qui nous est familier. Il y a l à un renversement de perspective (…) dont naît l'isolement du narrateur, par quoi se manifeste le caractère profondément angoissant de ce récit . »
Lorsque Maurice Renault et Jacques Bergier lancent la revue Fiction, en tant qu’édition française de The Magazine of Fantasy and Science Fiction, en octobre 1953, le texte vedette du premier numéro est « La guerre contre la Lune », une courte nouvelle d'André Maurois. L’écrivain est une référence. Il a alors soixante-huit ans et est membre de l’Académie Française. Il faut peu de doute que sa présence dans la revue contribue à la respectabilité littéraire du projet. On pourrait s’étonner de voir un texte d’un écrivain français, qui plus est une réédition, dans une revue se présentant comme l’édition française d’une revue étasunienne ? C’est que la nouvelle de Maurois a figuré, bien entendu dans une traduction en langue anglaise, au sommaire d’un numéro de F&SF – et le hasard faisant parfois curieusement les choses, il s’agit précisément de ce numéro daté summer 1950, dans lequel Richard Matheson a fait ses débuts. Que nous dit cette anecdote ? Simplement que tant Maurice Renault que Jacques Bergier, c’est-à-dire l’éditeur et le conseiller littéraire de Fiction, sont passés à côté de la nouvelle de Matheson et ne l’ont pas retenue pour être traduite et publiée dans Fiction.
Il faudra attendre que le jeune Dorémieux – on raconte qu’il est alors le fils de la voisine de palier de Maurice Renault, et que celui-ci l’a engagé pour faire quelques traductions, par sympathie – prenne un peu d’importance dans la revue et devienne capable de faire des propositions, pour que « Le Journal d’un monstre » soit finalement publié dans Fiction, plus de cinq ans après sa parution originale aux Etats-Unis. Dorémieux a en effet récupéré le stock de numéros de F&SF des archives et s’est mis à les lire, afin de repérer les textes qui auraient éventuellement échappé à la sagacité de sa hiérarchie – outre Matheson, on lui doit également la découverte de « Haunt », une excellente nouvelle d’A. Bertram Chandler[1]
Mais Dorémieux ne deviendra pas un inconditionnel de Matheson. Le deuxième texte que celui-ci publié « Third from the sun » sera jugé par Dorémieux comme étant une « nouvelle assez médiocre » – difficile de ne pas être d'accord : il s'agit pour l'essentiel d'un dialogue lent, insipide et convenu, entre les membres de deux familles s'apprêtant à fuir un monde dont ils pressentent la fin prochaine et inéluctable. Les voilà qui grimpent à bord d'une fusée expérimentale et décollent à destination de… la troisième planète à partir du soleil. Comprendre la Terre. « Third from the Sun » est un texte indigent qui serait aujourd'hui refusé par le moins exigeant des responsables de revues spécialisées.
Curieusement, l'adaptation en épisode de la Twilight Zone[2] est par contre d'un certain intérêt. Sur le plan de la plausibilité scientifique, la version télévisuelle est certes tout aussi indigente que la nouvelle : le nouveau monde est à seulement onze millions de miles de celui des personnages et c'est en captant nos émissions radios que ceux-ci comprennent que leur planète de destination est habitée et nommé par ses habitants « Terre ». Mais la psychologie des personnages est plus fouillée que dans la nouvelle et, en gagnant des noms, le scientifique à l'origine du projet, William Sturka (Fritz Weaver), et le pilote d'essai de l'engin expérimental, Jerry Riden (Joe Maross) gagnent en crédibilité et en épaisseur. Une bonne dose de suspense est également injectée dans le scénario de départ – d’une invraisemblable platitude – par l'adjonction d'un personnage négatif, Carling, un mouchard remarquablement interprété par Adward Andrews. En définitive, l’adaptateur n'a conservé que le titre et l'idée générale de la nouvelle de Matheson.
Mais le principal intérêt de la version télévisuelle réside dans son esthétique. Tout est filmé en grand angle – même les gros plans sur les personnages sont filmés avec des lentilles de 28mm au lieu des habituelles 75mm ou 100mm utilisées pour ce type de plans. De fait, l'image se trouve déformée en permanence et certaines séquences, comme celle de la fuite en automobile, sont d'une indicible étrangeté. Cette manière de filmer donne au téléspectateur le sentiment très inconfortable d'être ailleurs – ce qui accrédite parfaitement la chute de l'épisode, lorsque le téléspectateur comprend qu'effectivement, cela ne se passait pas sur Terre.
« The Waker Dreams », troisième nouvelle publiée de Matheson n'a pas davantage d'intérêt que « Third from the Sun ». Aucune adaptation ne viendra sauver ce texte plat et convenu qui ressemble à un fond de tiroir d'un pulp des années 30, et détonne par rapport à l'excellent roman de Clifford D. Simak, Time Quarry, et aux nouvelles de James H. Schmitz, Raymond F. Jones, Sam Merwin Jr. ou Russ Rocklynne qui figurent au même sommaire de ce numéro de Galaxy Science-fiction, daté décembre 1950.
1951
D'une autre trempe est le texte suivant : « Clothes Make the Man ».
Parue dans le numéro de février 1951 de Worlds Beyond Science-Fantasy Fiction, cette histoire d'habits faisant l'homme, au sens strict de l’expression, apparaît étrangement annonciatrice d'une manière littéraire particulièrement excitante connue en France sous l'expression Réalisme Magique, et dont les maîtres d'œuvre les plus connus sont, pour l'essentiel, des écrivains sud-américains comme Julio Cortazar, Gabriel Garcia Marquez, A. Bioy-Casares ou Jose Luis Borges – ainsi que, dans une certaine mesure, l'italien Italo Calvino. Le Réalisme Magique est en quelque sorte l'illustration de « l'intrusion banalisée de l'inordinaire dans le quotidien »– le mot important dans cette formule étant banalisée. En somme c'est tout le contraire du fantastique, puisqu'ici tout ce qui peut arriver arrive donc, et nul jamais ne s'en étonne – à part le lecteur, bien sûr. Pour rapprocher deux courants littéraires n'ayant pas grand chose en commun, si ce n'est le fait de constituer des lignes de force majeures de la littérature contemporaine, même si assez largement ignorées des lecteurs francophones, le Steampunk [3] et le Réalisme Magique fonctionnent sur une même mise entre parenthèses de l'incrédulité (la fameuse suspension of disbelief de la critique shakespearienne) de la part des intervenants intérieurs au récit. Dans le Réalisme Magique comme dans le Steampunk, les choses se passent comme ça. En somme : c'est ainsi !
Il est assez piquant de découvrir en Matheson, écrivain des marges s'il en est, un précurseur d'une littérature relevant de ce que j'ai nommé ailleurs [4], et tenté de théoriser, l'Esthétique de la Fusion et qui est, me semble, l’une des spécificités les plus évidentes de la littérature contemporaine.
« Drink my Red Blood » ressortit quant à elle, à un fantastique plus traditionnel, non dénué pour autant d'une dimension nonsensique. Cette nouvelle est intéressante mais reste mineure. Elle a été publiée dans le numéro daté avril 1951 du magazine Imagination Stories of Science and Fantasy.
Parenthèse 1
Ouvrons ici une parenthèse : après avoir été publié dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction, Galaxy Science Fiction, Worlds Beyond Science-Fantasy Fiction, Imagination Stories of Science and Fantasy, Richard Matheson figurera cette même année 1951, aux sommaires d'autres magazines : Marvel Science Stories, Startling Stories, Thrilling Wonder Stories . En 1952, on le verra dans If, Worlds of Science Fiction et dans Fantastic. En 1953, ce sont Fantastic Story Magazine, Weird Tales, Amazing Stories, Fantastic Universe SF et Beyond Fantasy Fiction (sans compter les magazines de fiction policière) qui accueilleront ses nouvelles. L’auteur s’adresse à quasiment tous les magazines qui existent sur le marché. Mais la plupart du temps il ne fait que passer. À l'exception de Galaxy SF et de F&SF, Matheson ne publie en général qu'une seule nouvelle par magazine. Voilà une dispersion de prime abord bien étonnante, comme si l’homme voulait être partout afin que son nom soit connu par l’ensemble du lectorat – il est par ailleurs notable que les deux revues dans lesquelles il persiste sont celles qui paient le mieux leurs auteurs. De là à croire que Matheson envoyait aux revues de second plan, sans aucune volonté de s’installer durablement dans l’une ou l’autre, les manuscrits qui avaient été, au départ, refusés par les deux revues principales…
Il n’y aurait rien d’étonnant à cela. Au début des années cinquante, le marché est dominé par les revues qui offrent les paiements les plus attractifs : les auteurs leur soumettent en priorité leur production et les meilleurs textes se retrouvent fort logiquement dans leurs pages. Côté science-fiction, il est évident qu'un brouilleur de cartes comme Matheson qui se promène aux frontières des genres – et qui ne se soucie pas le moins du monde de plausibilité scientifique – n’a pas la moindre chance de trouver grâce aux yeux d'un éditeur rigoureux comme John Campbell et de se retrouver au sommaire d’Astounding SF, « la » revue de référence. Et puis soyons clairs : la SF de Matheson ne vaut généralement pas tripette ! Reste Galaxy Science Fiction. La revue vient de se lancer, elle cherche des textes et paie bien. Matheson est des premiers à soumettre des manuscrits à Horace L. Gold qui en retient deux – on l’a vu – pourtant assez médiocres. Le niveau de ce qui est proposé à la rédaction s'élevant, Matheson se retrouve provisoirement sur la touche. Il publiera encore deux nouvelles dans Galaxy Science Fiction, mais en 1952 seulement, et après avoir fait… des progrès !
Côté fantasy, la problématique est un peu la même. La revue qui domine le marché est la toute récente The Magazine of Fantasy and Science Fiction. Matheson y publie quatre textes au cours de ses trois premières années de vie professionnelle. Il s'agit incontestablement du meilleur de sa production. F&SF a une édition française bien distribuée et qui fait partie d’un groupe éditorial de petite taille mais bien implanté sur ce qu’on appellerait aujourd’hui un marché de niche. La bénéficie grandement du succès de Mystère Magazine et, par ailleurs, du savoir-faire de son éditeur Maurice Renault et de l'intelligence éditoriale de son rédacteur en chef Alain Dorémieux. Les autres revues étasuniennes dans lesquelles publie Matheson ne disposent pas d’édition française. Fort logiquement, c’est donc le meilleur de la production du Matheson nouvelliste qui est traduit en France. Une chance immense pour l'image de l'auteur dans notre pays.
En réalité, le jeune Richard Matheson a vraiment beaucoup de chance. Voilà un écrivain débutant très inégal, produisant aussi bien des nouvelles à tout point de vue ringardes que de réelles fulgurances exploitant des idées novatrices, avec une écriture serrée au plus près, en imaginant des procédés littéraires nouveaux dans la fantasy. Mais l'alchimie tient du bricolage et l'imagination n'est pas toujours au rendez-vous. La plupart du temps, Matheson est entre les deux : pas franchement nul mais sans grand intérêt. Heureusement pour lui, le marché est en pleine expansion. Plusieurs revues au format « digest » se créent chaque et s'efforcent de trouver des auteurs – tandis que les vieux pulps s'épuisent à conserver les leurs. Il est alors extrêmement facile de publier. Les éditeurs les moins exigeants sont demandeurs de textes au minimum lisibles. Dans la pratique, on publie à peu près n'importe quoi – et curieusement à peu près n'importe quoi se vend. Relayée par Hollywood, la littérature de science-fiction connaît un nouvel Âge d'Or. Une sacrée chance pour le jeune Matheson qui place au rabais, dans des revues mineures ou dans des pulps essoufflés, les textes à l’évidence refusés par Galaxy et F&SF. Ca fait rentrer un peu d’argent, et ça maintient la machine en état de marche – tant il est évident qu’on apprend à écrire en écrivant, et que l’on est motivé pour continuer d’écrire que si l’on est publié.
1951: suite
Cette analyse correspond aux faits. Les textes publiés dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction sont effectivement les meilleurs de l'auteur : « Born of Man and Woman » en premier lieu, mais également « Through Channels », publié dans le numéro daté avril 1951, et « Dress of White Silk », dans celui daté octobre 1951.
« Through Channels » est le deuxième grand texte de Richard Matheson. Il exploite une idée aussi angoissante que saugrenue : celle d'un téléviseur se nourrissant de ceux qui le regardent. À nouveau, il y a ce renversement de perspective – et à nouveau l’auteur propose une formule à prendre au pied de la lettre : de même que l'habit fait l'homme, le tube cathodique se nourrit du spectateur. Innovation pour l'époque, au moins dans le domaine des littératures de kiosques, le texte est le compte-rendu de l’enregistrement d’un interrogatoire, rédigé dans une langue à peine écrite, avec une mise à plat totale du point de vue. Le plus surprenant est qu'avec aussi peu de moyens, en somme un stylo pour recopier une bande son, et avec une écriture aussi blanche et sans le moindre relief, le texte fonctionne à la manière d'une mécanique parfaitement huilée.
Autre réussite peu contestable, la très étonnante nouvelle « Dressed of White Silk » est une histoire de possession comme il est rare d'en lire, menée avec un sens achevé de la construction et du suspense. Et toujours cette approche de l'extérieur, par petites touches, par glissements de points de vue, par superposition des perspectives : voilà un texte davantage architecturé qu'écrit. Du grand art qui clôt avec brio un numéro du Magazine of Fantasy and Science Fiction qui s'ouvrait par un autre grand texte, « Of Time and Third Avenue » d'Alfred Bester…
À l'exception de « The Thing », première variation science-fictive crédible de Matheson même si construite sur une aberration scientifique [5] – les autres nouvelles publiées au cours de l'année 1951 sont peu mémorables.
« The Return » a toutefois le mérite de colorer de fantastique horrifique un motif classiquement science-fictif [6]. C’est un bel exemple de mélange des genres – mais le texte est trop long, la narration assez plate et le style plutôt vieillot. Rien d'étonnant à ce que cette novelette ait été publiée par Thrilling Wonder Stories, un pulp emblématique de l'Âge d'Or gernsbackien et arrivé en bout de course. Même commentaire pour Startling Stories – qui vaut toutefois pour les quelques bons, voire excellents, romans qu'on y trouve à la même époque, sous les plumes inspirées de Philip José Farmer (Les amants étrangers, 1952), John D MacDonald (Le Vin des Rêveurs, 1950), Jack Vance (La Planète géante, 1952) ou bien encore Leigh Brackett, Eric Frank Russell, Jack Williamson ou Henry Kuttner. Startling Stories est hélas moins performant du côté des nouvelles et celle que Matheson y publie dans le numéro daté juillet 1951, « Witch War » n'a pas vraiment d'intérêt.
L'année 1951 s'achève pour Matheson par un texte très peu connu « Mountains of the Mind » que l'on trouve au sommaire du numéro daté novembre de Marvel Science Stories. Non reprise dans le recueil Born of Man and Woman, oubliée par les anthologistes, curieusement absente de cette édition pourtant supposée intégrale, « Mountains of the Mind » est une novella découpée en six chapitres – une distance atypique dans l'œuvre d'un écrivain plus à l'aise sur la forme courte, voire très courte. Il s'agit d'un texte de SF plutôt archaïque dans lequel un homme abandonne tout pour traverser un continent, au volant de sa voiture, pour rejoindre un complexe camouflé à l'intérieur d'une montagne. L'homme reçoit des images mentales et est guidé par une voix dans son cerveau : une machine immense produit en effet de sondes accordées avec certains cerveaux humains.
On sait qu'en 1971, Richard Matheson signera, à partir d'un de ses textes, le scénario du téléfilm Duel, première réalisation d'un débutant doué et promis à un bel avenir : Stephen Spielberg. Ce dernier n'a jamais caché son admiration pour l'œuvre littéraire de Richard Matheson. Faut-il alors voir dans la première partie de Rencontre du Troisième Type, colossal succès de ce même Spielberg, cette fois scénariste et réalisateur, en particulier dans l'errance du personnage interprété par Richard Dreyfuss, une réminiscence de « Moutain of the Mind » ?
Parenthèse 2
Ce tour d'horizon critique des premières années de notre auteur achevé, ouvrons une nouvelle parenthèse – et ce à propos de cet écrivain qu’une première nouvelle, à la fois « chef d'œuvre », « coup de tonnerre » et « Électrochoc », aurait « mis sur l'orbite du succès », « imposé et fait connaître comme un maître »… pour reprendre quelques commentaires cités ci-avant.
À l’exception du Magazine of Fantasy and Science Fiction qui annonçait l’intégralité de son sommaire sur sa couverture, l’usage de l’époque voulait que ne soient signalés en accroche de couverture que les auteurs les plus vendables, commercialement parlant, et/ou les textes considérés comme les plus importants : en particulier le (court) roman lorsque le numéro en proposait un.
Soyons clairs : Matheson n'a jamais eu l'honneur de voir figurer son nom en couverture des magazines dans lesquels il publiait. En février 1951, les vedettes annoncées de Worlds Beyond sont Jack Vance et Lester del Rey ; en avril, c'est Geoff St. Reynard qui fait la couverture d’Imagination ; en mai le Special Feature annoncé en couverture de Marvel Science Stories est une controverse à propos de la Dianétique avec des interventions de Hubbard, Del Rey et Sturgeon, tandis que le roman vedette est de Betsy Curtis ; en juillet, Wallace West et Leigh Brackett font la couverture de Startling Stories ; en octobre Thrilling Wonder Stories met à l'honneur Fletcher Pratt, Kendell Foster Crossen et Jack Vance ; enfin, en novembre, suprême injure, Marvel Science Stories annonce son sommaire en couverture en ces termes : Latham, Bradbury, Asimov, Leiber, Pratt, Gallun, Vance, Tenn, others. Notons que Leiber et Pratt figurent dans ce numéro pour des contributions rédactionnelles à une controverse sur le contrôle de la population – les annoncer en couverture sans autre précision relève un peu de l’arnaque au lecteur…. mais ce sont des noms d'auteurs connus et appréciés, donc vendeurs. Ce qui n'est sans doute pas le cas de Mack Reynolds et de… Richard Matheson, puisque ces deux auteurs forment la totalité des « others ». Fait sans précédent, bien que signant le texte annoncé en tête de sommaire, dans la catégorie reine du court roman, Matheson n'est même pas annoncé en couverture et n'a pas droit, non plus, à l’illustration de couverture. Il faut donc se rendre à l'évidence : après avoir pourtant publié une dizaine de nouvelles dans sept magazines différents, Richard Matheson est considéré par les décideurs du marché de la SF en pleine expansion, comme un auteur de dernière catégorie, tout juste bon à boucher des trous dans les sommaires. Il est donc inutile de le mettre en avant sur la couverture, les lecteurs n'ayant même pas remarqué son existence. Les publications de l'année 1952 ne changeront rien à ce statut d’auteur au rabais. Les vraies vedettes de l’époque sont Vance, Del Rey, Brackett, Pratt, K. F. Crossen, Leiber…
Comme trop souvent, les critiques et historiens français de la science-fiction ont, au fil des années, construit une légende autour de Richard Matheson, brodant sur le motif imaginaire du jeune premier surdoué ayant connu un succès foudroyant. Matheson était jeune – mais certainement pas surdoué ! Et il faudra attendre que le cinéma et la télévision s'intéressent à lui (et réciproquement) pour que son nom se détache de la masse des contributeurs interchangeables des revues de fantasy ou de science-fiction.
D'où vient cette légende ? À l'évidence des pages de la revue Fiction où officiait, dans les années cinquante et soixante, une assez jolie brochette d'affabulateurs notoires. En définitive, loin de nous l'idée de nous en plaindre. Après tout, le réel est assez triste pour que des vrais et purs artistes comme Jacques Bergier ou Alain Dorémieux aient succombé à la tentation de s'employer à le rendre conforme à leur mythe personnel. Mais un demi-siècle plus tard, il serait temps que certains historiens de la SF (voire même de simples commentateurs) fassent l'effort de reprendre leur copie après s'être constitué par eux-mêmes une « culture SF » conforme aux faits, et cessent d'accréditer des rumeurs et des contrevérités assénées par leurs aînés.
1952 : destination science-fiction
L’année 1952 est marquée par un changement d'orientation radical dans la production de Matheson. Après avoir musardé entre SF et fantasy, l'auteur semble avoir fait son choix : ce sera la Science-fiction. Au moins pour un temps. Nul doute que ce choix est purement stratégique. Le Science-fiction est le genre dominant et dès lors que l'on maîtrise à peu près la construction d'un récit et sa coloration par une gadgeterie science-fictive, il est sans doute plus « facile » de rédiger des textes de SF acceptables, plutôt que de se montrer vraiment convaincant dans le registre du fantastique, a fortiori dans la forme courte. Le fantastique est une littérature en demi-teintes et sans doute plus subtile que la Science-fiction. Les personnages étant au centre de la problématique, la dimension psychologique y est essentielle – alors que la Science-fiction des années cinquante n’est souvent qu’une littérature du « décor », et à l’intérieur de ce décor évoluent des personnages stéréotypés, manquant de profondeur. Dans la pratique, le fantastique s’avère être une littérature plus « littéraire » que la Science-fiction. Or, littéraire, Matheson ne l'est que par à-coups. Des quinze textes qu'il publie en 1953, seul « Disappearing Act » est parvenu jusqu'aux pages très sélectives du Magazine of Fantasy and Science-fiction. Même score médiocre pour sa production de 1952 : un seul texte dans F&SF, relevant d'ailleurs de la pure Science-fiction.
C’est également un récit relevant clairement du genre qui est publié dans le numéro de janvier de Imagination Stories of Science and Fantasy, sous le titre transparent de « Letter to the Editor ». Il s'agit effectivement d'une lettre envoyée par l’écrivain Richard Matheson au rédacteur en chef de la revue, William L. Hamling, dans laquelle le premier explique au second qu'il ne peut plus écrire. À cela une bonne raison : il est en train de se produire des « choses » pour le moins bizarres – et le plus bizarre c'est que ces « choses » proviennent, en réalité, des dossiers préparatoires du prochain roman de l'auteur. De fait, il apparaît que l’écrivain Richard Matheson a littéralement anticipé la guerre des mondes qui vient de débuter « pour de vrai ». Ses notes, rédigées au long des dernières années, décrivent ce qui est en train de se produire ! « Comment cela : en train de se produire ? » s'étonnera le lecteur de l'époque, en se précipitant vers sa fenêtre, pour vérifier… avant de revenir à sa lecture, rassuré de constater que tout semble aller pour le mieux. L’explication ne tarde pas : le rédacteur en chef s’est rendu compte que la lettre qu’il a reçue, et qu’il publiée, a été postée le 6 novembre 1955 – le cachet de la Poste faisant foi, selon la formule d’usage. Or, nous sommes en train de lire le numéro de janvier 1952d’ Imagination Stories of Science and Fantasy. Cette lettre provient donc du futur !
« Letter to the Editor » n'est pas à proprement parler un récit épistolaire – on réserve en général ce qualificatif aux récits fonctionnant sur un échange de courrier entre plusieurs protagonistes. Mais le ton y est et le principe plus qu'esquissé. La nouvelle épistolaire est un genre apprécié des lecteurs anglo-saxons. On en trouve dans les fanzines, dans les « one-shot » édités à l'occasion des conventions, dans les anthologies, dans les revues ouvertes à l'humour – l’écriture épistolaire faisant bon ménage avec ce dernier.
Peut-être jugé trop « fanique », c’est-à-dire s'adressant davantage aux fans qu'aux lecteurs sérieux, « Letter to the Editor » ne fut pas reprise dans le premier recueil de Matheson, Born of Man and Woman, mais seulement dans un recueil ultérieur, le premier de la série des Shock Waves (Dell, 1970), sous le titre « Advance Notice » et dans une nouvelle version où les références internes au genre ont été gommées, et de fait bien moins savoureuse. C’est malheureusement cette version édulcorée qui a été utilisée pour les deux traductions françaises de cette nouvelle.
Le pas en direction du véritable récit épistolaire est franchi dans la nouvelle suivante « SRL AD ». Il s'agit d'un échange de courrier assez croustillant entre cinq personnages : un étudiant en astronomie, son camarade de chambre, un de ses professeurs, une vénusienne cherchant un mari et le responsable du service des petites annonces du journal dans lequel la vénusienne a passé une annonce matrimoniale. C'est proprement hallucinant. Les quiproquos sur les noms propres et sur la langue (expressions familières, vocabulaire détourné) foisonnent ; le suspense est remarquablement entretenu ; l'humour est permanent et bien dosé. Bien que publié dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction, ce texte pourtant très réussi fut écarté par Alain Dorémieux, tant pour publication dans Fiction que pour ses anthologies consacrées à l’auteur, publiées chez Casterman. Il fut traduit très tardivement dans une anthologie parue au Livre de Poche. Le détail est révélateur. Avec un bel ensemble, les éditeurs français détestent la science-fiction humoristique – alors que les lecteurs en raffolent. C’est avec une extrême prudence que l’on traduit des œuvres comme celles de Douglas Adams ou de Terry Pratchett, ce dernier n’ayant d’ailleurs été traduit que longtemps après être devenue une énorme star dans les pays anglo-saxons, et qui plus est par un éditeur de moyenne importance. Le succès de ces traductions ne change rien à la donne : on a réellement l'impression que les éditeurs français prennent la Science-fiction trop au sérieux pour accepter que l'on en rie, que l'on joue avec ses codes, que l'on détourne ses motifs (pour la plupart des clichés qui ne méritent pourtant rien d’autre que d’être détournés), en somme qu'on la dynamite de l'intérieur ! Ceci explique que pour un Fredric Brown, des dizaines d’écrivains d’importance – citons Cyril M. Kornbluth ou Eric Frank Russell – soient à ce point sous-estimés dans notre pays. Et quand un Matheson se risque avec succès dans une manière humoristique, nos éditeurs le boudent !
Et rebelote, serions nous tentés de dire avec « The Foodlegger » publié en avril dans Thrilling Wonder Stories. Il s'agit d'une seconde aventure du professeur Robert Wade et de sa machine à voyage dans le futur – on se souvient qu'il était mort dans le premier épisode également publié par Thrilling Wonder Stories, mais bon… c'est de la Science-fiction ! Cette fois-ci, Wade atteint un futur qui apparaîtra comme bien terrifiant à tout lecteur non anorexique : on s'y nourrit uniquement par injection. Voilà qui promet bien des ennuis pour le héros qui a pris soin d’emporter avec lui un petit en-cas bien de chez nous – et qui donc se consomme par ingestion buccale. Le texte est plaisant et reste lisible, en dépit d'un ton un peu vieillot et de sa longueur un tantinet excessive. Mais qu'un héros puisse se tirer d'affaire - et en somme être sauvé – par une barre de chocolat est une morale assez réjouissante et qui nous satisfait pleinement.
Cette seconde aventure du professeur Robert Wade pourrait bien être remarquable pour des raisons autres que littéraires. Une rapide relecture de « The Return » fait apparaître une allusion discrète à « The Foodlegger ». Avant de s'embarquer pour le futur lointain dans lequel il trouvera la mort, Wade rappelle qu'il a effectué un premier saut d'un siècle dans le futur – ce qui correspond à la situation décrite dans « The Foodlegger ».
Le rédacteur en chef de Thrilling Wonder Stories, Samuel Mines, aurait- il publié les deux récits dans le désordre ? C'est peu probable. À en croire les archives de l'auteur, « The Foodlegger » a bien été écrit après « The Return » – en somme en profitant d'une possibilité offerte par le premier texte. L'allusion dans celui-ci d'une expérience « transtemporelle » antérieure autorisait le personnage à revenir la vivre sur le papier, a posteriori.
À ce stade, Matheson parait avoir semé des indices dans un certain nombre de textes, afin de les connecter les uns aux autres, constituant peu à peu une mythologie personnelle centrée sur la ville de Fort, dans l'Indiana.
Le héros malheureux de « Mad House » est professeur de lettres au Fort College – tandis que le héros de "SRL AD" y est étudiant en astronomie. Ce dernier décrit d'ailleurs Fort College comme « un établissement subventionné par un vieux con plein aux as qui s'est entiché de la prose de Charles Fort. »
Il est clair qu'il se passe des choses curieuses sur ce campus très… fortéen – comme son nom l'indique ! Dans « Mad House », il est fait référence à certaines recherches relevant de la parapsychologie menées par un collègue du personnage principal. Il n'y aurait donc rien d’étonnant à ce que Robert Wade soit lui aussi professeur sur ce même campus – à la tête d'une équipe travaillant sur le voyage dans le temps.
L'élaboration d'une telle mythologie personnelle, avec des personnages et lieux récurrents, utilisés dans des textes indépendants mais semés de références croisées, est un projet littéraire magnifique. Mais il passe en général très au-dessus de la compréhension de la critique spécialisée française, souvent bien étriquée, qui a le déplorable réflexe d’y voir une manière de dissimuler un défaut d'imagination. Alors que c’est l’inverse ! Les critiques reportent souvent sur les auteurs leurs propres manques et errements – ce n’est pas pour rien qu’on les considère souvent, à juste titre, comme des écrivains ratés, auto-légitimant de manière désespérée leur pitoyable existence sur le dos des authentiques créateurs. Créer « sa » ville est pourtant un exercice naturel dans la SF classique américaine.
Coïncidence amusante, c'est à nouveau dans l'Indiana, dans la petite ville d’Eerie, que furent situés, en 1991, les dix-neuf épisodes de la série Eerie, Indiana (Marshall et Simon en français) à laquelle fut associé Joe Dante. Le monde est petit, n'est-il pas ? Et le hasard souvent… objectif !
Sautons des pages de Thrilling Wonder Stories dans celles de Galaxy Science Fiction pour deux nouvelles : « Lover, when you are near me » (mai 1952) et « Shipshape Home » (juillet 1952).
La première est une relation du séjour de David Lindell, agent de la compagnie commerciale interstellaire Wentner, sur Station Quatre, une planète surnommée la Maison de fous des trois lunes.
La population locale, les Gnees, travaille pour la Wentner. Tandis que les « mâles », des humanoïdes craintifs apparemment abrutis et au comportement bovin, travaillent du matin au soir en échange de quelques épices, l'unique "femelle" du comptoir est au service de l'agent en poste – en tant que femme à tout faire. Curieusement, sur cette planète, la Wentner relève ses agents au bout de six mois, alors que la durée normale d'une mission sur les autres comptoirs est de deux ans. En étudiant les agendas de ses prédécesseurs, Lindell s'aperçoit qu'à l'exception du premier, un certain Jefferson Winters qui fut ici vingt ans plus tôt, tous les agents qui se sont succédés sur Station Quatre sont devenus rapidement à moitié fous !
Lindell ne tarde pas à comprendre que les Gnees sont soumis à une forme de matriarcat mental – si les mâles sont à ce pont éteints, c'est pour résister à la domination télépathique des femelles. La pression constante qu’exerce la Gnee – dotée qui plus est d'autres pouvoirs parapsychiques – sur Lindell transforme peu à peu la vie du terrien en un véritable enfer. Le fautif de tout cela est le premier agent qui, on le comprend peu à peu, fit de la femelle extraterrestre sa maîtresse. Depuis, celle-ci pratique une forme particulièrement redoutable de harcèlement sexuel envers les successeurs de Jeff.
Réussite totale, « Lover, when you are near me » recèle plusieurs niveaux de lecture. De prime abord, il s’agit d’une Science-fiction à la coloration exotique, un courant dans lequel s’illustrera un Jack Vance – mais une lecture plus subtile montre qu’il s’agit, en réalité, de la transposition d'une situation commune dans la littérature coloniale. Station Quatre est une nouvelle Afrique dans l'espace. Les Gnees sont des « nègres » des étoiles, la Wentner une banale entreprise d'exploitation coloniale et David Lindell l'agent de l’exploiteur. À un niveau encore plus subtil, est posée la problématique des relations sexuelles entre races – dans le sens qu'avait encore ce mot dans les années cinquante où l'on estimait que certaines caractéristiques physiques, telles que la couleur de la peau, divisaient les hommes en plusieurs races. Alors que Jeff fit naturellement et ouvertement de la femelle Gnee sa maîtresse, comme n'importe quel colon français ou belge en A.O.F. ou au Congo, dans la première moitié du vingtième siècle, David Lindell est profondément dégoûté par une telle union et l'idée mentale du corps dénudé de la Gnee lui donne la nausée. On retrouve là l’état d'esprit des rares colons établies dans les colonies anglaises où « l'utilisation sexuelle » des femmes africaines était jugée choquante – non pas d’un point de vue moral, mais véritablement d’un point de vue physiologique. Ce qui n'empêchait sans doute pas son existence, mais dans l'ombre.
Au terme d'un voyage en Afrique Noire dans les années trente, Georges Simenon publia une série de reportages [7] dans lesquels étaient abordées, entre autres, les différences de statut de la femme indigène dans les colonies anglaises et francophones, et l'extrême hypocrisie anglo-saxonne à ce sujet. Sans chercher évidemment le moins du monde à justifier ou à légitimer a posteriori le colonialisme francophone, force est de constater que le petit colon français, tout paternaliste et exploiteur qu'il fut, ne pratiquait généralement pas ce racisme primaire en forme d'apartheid courant dans les colonies anglaises.
Dans ce texte, en bon anglo-saxon auto-satisfait, Richard Matheson indique clairement ses choix. En faisant de la « négresse », décrite physiquement comme un monstre avec des archétypes parfaitement racistes, sa maîtresse, Jeff l’a pervertie. Il lui a donné le goût de "l’homme blanc" et en a fait une dévoreuse d'hommes ! David Lindell en fait les frais et il est donc présenté comme une pure victime. Alors que, dans les faits, il est l'agent d'une entreprise qui maintient un peuple en esclavage en pillant les ressources naturelles d'une planète.
J'ai à plusieurs reprises avancé l'idée selon laquelle la science-fiction exotico-spatiale des années 50 n'est pas une transposition dans l'espace du western, comme on le prétend souvent, mais s’avère plutôt une résurgence de la littérature coloniale. Il est évident que nombre de romans de Jack Vance (Tschaï) ou Robert Silverberg ( Les Profondeurs de la Terre) doivent bien davantage à Kipling ou Conrad qu'à H.G. Wells. Cette nouvelle fascinante illustre parfaitement cette théorie.
Également publiée dans Galaxy Science Fiction, « Shipshape Home » relève de cette science-fiction ancrée dans le quotidien et fonctionnant sur le décalage, qui fit les beaux jours de la revue. Le texte reste aujourd'hui très lisible, même si certaines ficelles sont aussi grosses que des câbles. Et puis elle prend avec humour le contre-pied du machisme culturel banalisé à l'époque par Hollywood, où les personnages féminins ne sont bons qu’à pousser des cris de terreur, tandis que le héros, le doigt sur la couture du pantalon et le menton fièrement relevé, sauve la situation en deux coups de cuillères à pot. Le personnage masculin de « Shipshape Home » est bel et bien un macho moyen considérant sa femme comme une cruche à moitié hystérique – mais c’est pourtant elle qui a raison. Et la seconde chute du récit montre que l'homme a tort sur toute la ligne.
Immeuble piégé et texte piégé : la science-fiction de Matheson est ici en phase avec celle de Philip K. Dick ou de Robert Sheckley, comme elle l'était, dans le texte précédent, avec celle de Jack Vance ou de Henry Kuttner.
Poursuivant dans une veine ouvertement science-fictive, Matheson publie dans le numéro daté novembre de If, Worlds of Science Fiction, « Brother of the Machine ». Comme nombre de nouvelles de notre auteur, le texte fonctionne sur un renversement de perspective - mais il relève de cette même science-fiction archaïque (elle l'était déjà dans les années cinquante) que « Third form the Sun » ou « The Waker Dreams ». On est ici très loin des réussites exemplaires d'un Alfred Bester sur le même motif du renversement de point de vue humain/androïde.
Nous avons vu que les femmes ont rarement la part belle dans les nouvelles de Matheson. Ses personnages sont assez fréquemment des intellectuels plus ou moins ratés, dans le genre petit professeur rêvant d'être écrivain, et rendant leur épouse responsable de leur médiocrité et de leurs échecs. Le texte le plus exemplaire de ce point de vue reste la novella « Mad House" ». Paru début 1953, ce texte, bien que figurant dans ce volume, échappe à notre propos : la production 1950/52 de Matheson. On trouve toutefois ce même mépris du personnage/écrivain pour la femme dans « To Fit the Crime », dernière nouvelle publiée par Matheson au cours de l'année 1952, dans le numéro daté novembre/décembre de Fantastic. Longtemps inédite en France, cette courte nouvelle est présentée pour la première fois dans Derrière l'écran.
« Faut-il que je sois, moi qui sculpte les mots avant de les animer du souffle même de la puissance, enchaîné à cette idiote bardée de clichés ? » se demande Iverson Lord à propos de sa femme, alors qu'il est en train de mourir. La punition (éternelle?) du sculpteur de mots sera en proportion de son arrogance.
Détail intéressant, ce même numéro de Fantastic comporte une petite présentation de Matheson. Il est rapporté que l'auteur a vendu sa première nouvelle à sa mère, pour la somme de 8 cents, et que son destin fut arrêté lorsque sa sœur lui offrit, pour son treizième, une machine à écrire.
« Sans Smith-Corona, je serais probablement devenu plombier » commente Matheson. Plombier contrarié par le sort mais écrivain majeur de la SF et de la fantasy des années 50/60, Richard Matheson est à découvrir ou à redécouvrir puisque les traductions ont été revues pour cette édition, afin de mieux coller au texte original. Le premier volume de cette édition intégrale est donc de ces incontournables se devant de figurer dans la bibliothèque de tout honnête homme.
Bibliographie
1950
1 « Born of Man and Woman »", The Magazine of Fantasy & Science Fiction, volume 1 n°3, summer 1950
2 « Third from the Sun », Galaxy Science Fiction, volume 1 n°1, 10.1950
17 « Brother to the Machine », If, Worlds of Science Fiction, 11.1952
18 « To Fit the Crime », Fantastic, volume 1 n°3, 11/12 1952
Références françaises
Richard Matheson : Derrière l'écran, nouvelles 1, Éditions Flammarion, collection "Imagine" dirigée par Jacques Chambon, mars 1999, 335 pages.
[1] J'ai sous les yeux l'exemplaire de F&SF ayant appartenu à Alain Dorémieux, avec l'annotation de sa main de ces deux textes en page de sommaire.
[2]Third from the Sun est l'épisode 12 (par ordre de production) de la première saison 1959/60, première diffusion : 8 janvier 1960 ; scénario Rod Sterling ; direction : Richard L. Bare ; directeur de la photographie : Harry Wild.
[3] La situation a bien changé, au moins pour le steampunk, depuis l’écriture de cet article à la fin du millénaire précédent (note additionnelle de 2016).
[4] Voir la chronique « Mes Cahiers Rouges » de la revue Ténèbres ainsi que, de manière plus allusive, dans les pages littéraires de L'Humanité, à propos de la nouvelle génération d'écrivains venus des marges pour prendre d'assaut le mainstream – ou d'écrivains apparus dans le mainstream mais dotés d’une culture comparable à celle des auteurs de genre : Houellebecq, Darrieussecq, Ravalec, Faye…
[5] On est ici dans une SF à la Bradbury où la poésie remplace aisément les diplômes universitaires…
[6] À noter la formidable illustration de Poulton où l'on voit la reconstruction de l'épouse du personnage principal se dissoudre, dans un rictus d'horreur, les os apparaissant peu à peu sous les chairs.
[7] Dans L'heure du Nègre, collection « Afriques », Éditions DLM, dans lequel j’ai réédité en 1996 ces récits de voyage, accompagnés de photos d'époque et d'un matériel rédactionnel critique.