Où l'on termine ce tour d'Abécédaire avec Lucius Shepard et son recueil Zone de feu émeraude, démonstration de son talent en six nouvelles, entre États-Unis, Amérique du sud et espace interplanétaire, entre (réalisme) fantastique et science-fiction…
Où l'on termine ce tour d'Abécédaire avec Lucius Shepard et son recueil Zone de feu émeraude, démonstration de son talent en six nouvelles, entre États-Unis, Amérique du sud et espace interplanétaire, entre (réalisme) fantastique et science-fiction…
Zone de feu émeraude est un recueil original, sans réel équivalent anglosaxon, qui compile sept nouvelles, publiées par Lucius Shepard entre 1986 et 1987 dans différents magazines (Asimov’s, F&SF) et anthologies, et qui fait suite à La Fin de la vie (pour ce que nous en savons) et Le Chasseur de jaguar pour ce qui relève de la traduction des novellas de notre auteur dans nos contrées.
La première nouvelle du recueil donne son titre à ce dernier. « Zone de feu émeraude » nous plonge dans la jungle guatémaltèque, où le jeune soldat Douglas Quinn vient de perdre toute son unité ; égaré dans cet enfer vert, il possède cependant assez de provisions et munitions, de quoi tenir quelque temps. Un autre soldat égaré, prénommé Mathis, prend alors contact avec lui. Celui-ci hante la jungle depuis plusieurs années et, avec les siens, semble vénérer quelque déesse : la reine, « celle qu’est dans la lumière ».
« La nuit qui tombait était semblable à celle de la reproduction de Rousseau avec sa lune comme un globe jaune qui sculptait toute une géométrie d’ombres et de lumières dans le feuillage ? Une nuit pour les tigres, les dames mystérieuses et les noirs desseins. » (p. 32)
Si la trame est classique – la proie devient chasseur –, Shepard y insuffle son originalité dans ce huis-clos étouffant dans une jungle folle. Toute ressemblance du Guatemala avec le Temalagua sera purement accidentel. Si aucun dragon ne laisse planer son influence délétère sur la jungle, celle-ci est néanmoins hantée par des soldats, comme morts intérieurement, mus seulement par la croyance en l’esprit de cette mystérieuse déesse. L’aspect guerrier du récit préfigure La Vie en temps de guerre, que Shepard publiera peu après.
« Dernière Valse à Nadoka » emmène le lecteur sur les traces de Hayes, un musicien en cavale. « Croyez-en mon expérience[…], les filles, c’est rien que des ennuis » explique Hayes. Nadoka, c’est ce « bled paradigmatique » perdu au fin fond de l’Oklahoma où il atterrit. Dans le rade où il pose ses fesses en attendant de repartir, les jukeboxes ont un effet saisissant. C’est là aussi qu’il tombe raide dingue amoureux d’Ainsley, la serveuse. Une préfiguration du roman Louisiana Breakdown ? Une nouvelle prenante, à l’atmosphère étouffante.
Avec « L’Aragne solaire », on s’aventure dans l’espace à la suite de Carolyn et Reynolds. Elle, c’est l’épouse du second. Leur couple est atypique, voire dysfonctionnel, quelque peu à l’image de Reynolds, scientifique aux raisonnements peu orthodoxes. Lorsque le couple arrive sur la station Hélios, en orbite proche autour du soleil, c’est l’occasion pour Reynolds de vérifier ses théories : l’homme est persuadé que notre Soleil abrite la vie, en particulier une créature qu’il nomme aragne solaire. Existe-t-elle ou est-ce le fruit de sa folie ? Un texte qui m’a fait pensé à une nouvelle (mais quel titre ?) de Bernard Werber, où l’auteur des Fourmis imagine la vie sur le Soleil. Prémisses semblables mais résultats différents. Cette nouvelle, l’une des plus ouvertement SF du recueil,
Retour dans la jungle amazonienne avec « L’Arcevoalo ». L’arcevoalo, c’est cet homme sans passé qui quitte la forêt amazonienne, créé par cette dernière pour gagner la ville de Manaus et détruire l’humanité. La plume de Shepard, excellemment servie par William Desmond, se fait lyrique. Qu’on en juge par cette phrase introductive :
« Un matin, près de cinq cents ans après la guerre de Septembre, dont les effets avaient transformés l’Amazone en un pays de sortilèges, un jeune homme au teint olivâtre et aux traits délicats, les cheveux noirs et courts, s’éveilla sur un lit de fougères à peu de distance de la ville en ruine de Manaus. » (p.117)
« L’Arcevoalo » prend les atours d’un conte cruel pour les temps futurs. Le jeune homme, qui adopte le nom de João Merin Nascimento en mémoire d’un soldat portugais dont il serait une sorte de réincarnation, est ainsi doté d’un pouvoir magique, celui de faire en sorte que les gens l’aiment, mais ce don n’a rien d’inépuisable. Il va s’en rendre compte lorsqu’il va s’amouracher de la superbe Sylvana. Et sa mission ? Sans cesse, il la repousse… À la fois histoire d’amour empoisonnée, récit d’un renoncement où la nature, aussi résiliente qu’obstinée, s’entête à lutter contre les humains, « L’Arcevoalo » est une superbe nouvelle, l’un des sommets de Zone de feu émeraude.
Dans « Exercice spirituel », on suit le parcours d’un pasteur doté – du moins le croit-il – d’un pouvoir lui permettant de connaître et de revivre les péchés de ses fidèles ouailles. Il va entreprendre de libérer leurs pulsions, de gré ou de force. Surtout de force. Une plongée en apnée dans les tréfonds obscurs de l’âme humaine, mais néanmoins pas mon texte préféré du recueil.
« Aymara » nous ramène en Amérique centrale, non plus le Guatemala mais le Honduras. Plus jeune, le journaliste William P. Corson a publié un article intitulé justement « Aymara » au sujet de ce mercenaire américain (personnage réel au demeurant), Lee Christmas, qui a œuvré pour l’indépendance politique du Honduras. D’après les dires d’un ancien compagnon de route de Christmas, toute cette fibre révolutionnaire celui lui est venu des suites de sa rencontre avec Aymara, une femme prétendant débarquer du futur. Une quinzaine d’années après la publication de cet article, Corson va découvrir que celui-ci a des répercutions sur l’activité des révolutionnaires honduriens… et que les scientifiques américains ont un projet de machine à voyager dans le temps. Il rencontre bientôt la belle Ivie (un nom peu anodin), dont le nom de guerre est Aymara. Encore un texte centraméricain où Shepard mêle avec brio science-fiction, avec le trope du voyage temporel (et du potentiel paradoxe qui l’accompagne), et réflexions politiques – ici, la doctrine Monroe et l’ingérence politique des USA dans leur pré carré. Brillant et vertigineux.
« Delta Sly Honey » conclut le recueil en revenant à la thématique militaire de « Zone de feu émeraude» : basé à Loc Nimh en pleine guerre du Viêtnam, le narrateur nous raconte l’histoire de ce soldat préposé à la morgue, Randall J. Willingham. Celui-ci a un peu pété un fusible et, lors de son temps libre, se plaît à dégoiser à la radio, s’adressant, entre autres diatribes contre la guerre, à des escouades disparues. Jusqu’au jour où il reçoit une réponse. Jusqu’au jour où le sergent-chef Moon prend méchamment Randall en grippe. Randall disparaît, revient. Le drame n’a plus qu’à se dérouler. Un récit fantastique
Plusieurs thématiques se dégagent : le couple, comme unité dysfonctionnelle (dans six des sept nouvelles – il n’y en a pas dans la dernière –, aucun ne fonctionne), et surtout l’Amérique centrale/du Sud, terrain d’exploration qui inspire particulièrement Shepard – rien d’étonnant à ce que les trois meilleurs textes du recueil prennent pour cadre cette zone géographique, soumise à l’influence US mais tâchant de s’en libérer.
Ce sont là des textes de (relative) jeunesse de l’auteur, Shepard n’ayant commencé à publier qu’en 1983. Et, mazette, quel talent ! Une écriture ample, qui frappe juste, avec le sens du détail et quelques échos des textes à venir. Et un joli zeste de fantastique ou d’imaginaire : si l’argument de genre est parfois mince, toujours Lucius Shepard parvient à accrocher son lecteur.
Sans plus d’ambages, c’est là un superbe recueil.
On pourra également se reporter avec profit à la critique de Laurent Leleu, parue dans le Bifrost 51 dédié au créateur du dragon Griaule.
Introuvable : oui, seulement d’occasion
Illisible : au contraire
Inoubliable : oui