Richard Matheson, guide de lecture horrifiant

Guide de lecture |

En attendant le 27 avril et la sortie du Bifrost 86 consacré à Richard Matheson, nous vous proposons une plongée dans les archives de la revue avec le désormais traditionnel guide de lecture bis : de fait, l'auteur de Je suis une légende n'a jamais eu de cesse d'intéresser l'équipe critique de Bifrost comme en témoigne ce récapitulatif…

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Intrusions et La Poupée à tout faire

Suite de l'intégrale (ou peu s'en faut) des nouvelles de Richard Matheson – avec au total cinq volumes prévus. Francis Valéry s'étant longuement et patiemment intéressé aux textes composant le premier volume (cf. « La Légende Matheson 1950-1952 »), nous nous intéresserons aux suivants de façon plus succincte. Au sommaire de ces deux opus, 30 nouvelles, offrant une bonne perspective des différentes facettes de Matheson. Tout d'abord, il y a bien sûr ces récits ancrés dans la banalité du quotidien, que l'auteur va imperceptiblement faire dévier vers quelque chose d'autre : c'est un homme qui ne se souvient plus de l'endroit où il a garé sa voiture (« L'Enfant trop curieux »), c'est un enfant qui pleure dans le noir (« Tina a disparu »), quelqu'un dont soudain personne ne semble se souvenir (« Escamotage »), ou un coup de fil anonyme (« Appel longue distance »). Dans ce registre, popularisé au petit écran par la série Twilight Zone, Matheson passe pour un maître. Ce n'est pas le seul auquel il s'est essayé. Certes, lorsqu'il s'adonne à la nouvelle humoristique, les résultats sont plus mitigés. Tantôt il sort la cavalerie lourde (« Funérailles », où un employé des Pompes Funèbres reçoit la visite de divers personnages de la mythologie fantastique, ou « Une tripotée de donzelles », pochade sans grand intérêt mettant en scène une nouvelle forme de prostitution), tantôt il ressasse de vieilles plaisanteries éculées (« Cher journal », relatant les tracas de la vie quotidienne à diverses époques ; « L'homme qui avait créé le monde », le titre dit tout). Parfois, aussi, le résultat est plus convaincant, comme dans « Miss Poussière d'Étoiles », que n'aurait pas renié Robert Sheckley ou « Une Armée de conspirateurs », narrant les malheurs d'un paranoïaque.

D'autres textes, pas forcément les moins intéressants d'ailleurs, relèvent d'une S-F ou d'un fantastique des plus classiques : « Le Dernier jour » ou « Descendre », côté S-F symptomatiques des peurs des années cinquante, « La Maison du crime » ou « Paille humide » dans le registre fantastique. À l'inverse, un texte comme « Danse macabre » surprend, tant il s'apparente plus volontiers à la science-fiction de la décennie suivante. Enfin, plus anecdotique, on trouvera dans ces volumes une nouvelle policière, « Toilettes pour hommes seuls », ainsi qu'un western, « Le Conquérant ». Le résultat est aussi varié qu'intéressant.

Philippe Boulier
Critique parue in Bifrost n° 19

 

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Miroir, miroir…

Additif à l'intégrale des nouvelles de Matheson publiée en cinq volumes dans la même collection, ce recueil comprend huit textes récents inédits en français. Les spectres de la solitude et de la vieillesse planent sur ces récits ; c'est une femme obnubilée par sa beauté qui ne cesse de se regarder dans sa glace, obsession que Matheson rend terrifiante par un habile renversement de perspective donnant à voir la situation… en miroir ; c'est un homme qui se réveille seul au monde, dans une cité fantôme, trame classique sur laquelle l'auteur tente une variation stylistique. La solitude pousse également une buraliste à s'immiscer dans la vie privée d'un écrivain par le biais de son courrier expédié en poste restante. Tout passe : les objets technologiques qui font la fierté de l'homme moderne ne sont plus que des pièces de musée qui ennuient les élèves en visite.

Parfois, Matheson exploite encore des veines classiques, comme ce coup de fil à un truand résistant à un assaut policier, dont on devine vite l'identité de l'interlocuteur, ou ce champion de base-ball qui a vendu son âme au diable mais refuse d'en payer le prix. Peu originale également, l'histoire de ce physicien irradié au plutonium, qui se retrouve propulsé à travers le temps dans le corps d'un condamné à mort et qui n'a que deux heures pour prouver sa bonne foi avant l'exécution de la sentence. Mais il sait aussi adapter ses propos aux thèmes plus récents : les dangers de la prédiction de l'avenir, qui tuent la surprise et l'attente, sont ici exploités de façon science-fictive, à partir des miracles de la génétique.

Ce recueil peu innovant n'ajoute ni ne retranche rien à l'œuvre de Matheson mais prouve que l'auteur n'a rien perdu de sa force d'écriture et de son art de la chute. Les inconditionnels ainsi que ceux qui n'ont pas lu ses textes majeurs y trouveront leur compte.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 32

 

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Journal des années de poudre

Un western dans une collection fantastique, quelle horreur ! Brûlons immédiatement auteur, éditeur, traducteur et correcteurs avant de vouer leurs âmes maudites et malfaisantes aux 666 abysses des enfers. Non ? Bon…

Drôle d'idée, donc, de la part de la collection « Lunes d'encre » que d'éditer Journal des années de poudre d'un certain Richard Matheson… Drôle d'idée, mais finalement pas si inadéquate, dans la mesure où la politique maison vise à défendre des auteurs, et que le Richard Matheson en question n'est globalement pas si inconnu dans le petit monde des littératures de l'imaginaire. Drôle d'idée, peut-être, mais le western a cette petite tradition « pulpesque » qui n'est pas sans rapport avec la S-F la plus académique, ce qui fait que bon, que voulez-vous ma bonne dame…

Bref, le lecteur lambda est en droit de s'interroger, mais également en droit de lire ce livre qui n'a d'autre ambition que le simple divertissement. Et s'il s'agit immanquablement d'un Matheson mineur, la fan ultime ne pourra pas s'empêcher de l'ajouter aux œuvres complètes, tandis que le néophyte trouvera ici une porte d'entrée adéquate au « mystère Matheson »… De quel mystère s'agit-il ? Tout simplement de la technique (qui relève de la magie pure et simple) propre à l'auteur qui veut que toute personne qui lise un de ses bouquins ait le plus grand mal à lâcher la chose avant la fin… Pour ça, rien que pour ça, n'importe quel Matheson vaut le coup.

Et l'histoire, au fait ?

Prenez l'Ouest sauvage, ajoutez-y un peu de poussière, du réalisme (mais pas trop quand même), deux ou trois colts et un fusil à canon scié. Secouez. Voilà.

Journal des années de poudre conte les aventures de Clay Halser. Des aventures sanglantes que le lecteur découvre via le journal d'Halser, légèrement amputé par le journaliste qui a récupéré les cahiers après la mort brutale de l'auteur. De cet amas de papier, quelques 300 pages sont extraites, 300 pages qui résument le monde des cow-boys à elles seules. Honneur hypocrite, brutalité gratuite et stupide, mort et déchéance forment les cercles vicieux dans lesquels évolue Clay Halser, légende de l'Ouest malgré lui, tour à tour Marshall, acteur (dans la troupe de théâtre narrant ses aventures – tout comme l'a un jour fait Monsieur Buffalo Bill himself), redresseur de torts, mais avant tout pauvre type victime de la renommée. Car les légendes sont fatiguées, fatiguées de perdre femmes et enfants, fatiguées de bouffer de la poussière et du plomb, fatiguées d'avoir continuellement peur et de voir leurs rares amis crever en saignant.

À la fois pathétique et loufoque, l'histoire de Clay Halser est une relecture somme toute vivifiante de l'Ouest, semblable (d'une certaine manière) à la vision décapante d'un Sergio Leone.

Oui, certes, la chose ne va pas très loin, mais dans la catégorie roman de gare efficace, il est difficile de faire mieux. Avis.

Patrick Imbert
Critique parue in Bifrost n° 34

 

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Légendes de la nuit

On ne présente plus Richard Matheson, auteur américain culte à qui l'on doit quantité de nouvelles, romans et autres scénarios (ciné et télé), tous caractérisés par leur très grande efficacité. Opus « rassembleur », Légendes de la nuit réunit quatre romans, l'ensemble formant un panorama assez juste de la vie littéraire de l'auteur. Ainsi, le célébrissime Je suis une légende (écrit en 54) précède le poétique Le Jeune homme, la mort et le temps (1975), avant Otage de la nuit (1989) et À sept pas de minuit (1993). Outre une politique éditoriale axée sur la publication d'inédits, la collection « Lunes d'encre » poursuit ainsi en parallèle un chemin « omnibus », après la sortie des intégrales des nouvelles de Dick, le rassemblement de « La Forêt des Mythagos », certains romans de Bradbury ou l'édition définitive de L'Echiquier du mal. On ne peut que s'en féliciter, même si le prix des pavés ne va pas forcément sans suffocation. Rappelons aux plus râleurs que les livres « Lunes d'encre » sont beaux, bien finis, bien fichus, et qu'ils vieillissent remarquablement bien quand on les compare aux poches, rapidement jaunis après achat.

Légendes de la nuit est un livre à réserver aux fans de Matheson et à ceux qui veulent une bibliothèque complète. À la lecture des quatre romans qui composent la chose, on est frappé par la facilité avec laquelle Matheson nous ballade d'une page à l'autre, sans jamais nous laisser le temps de lâcher le bouquin. De fait, la lecture de Légendes de la nuit est agréable, intéressante et parfaitement divertissante. Sur le fond, on reste néanmoins sceptique. Les histoires sont généralement prévisibles et parfois même évidentes, pour ne pas dire mal foutues. Le principal reste que « Ça marche », et il n'y a rien à ajouter.

Ainsi, Je suis une légende met en scène le dernier homme sur terre, assiégé chaque nuit par des hordes de vampires. Son unicité en fait un objet de légende, et c'est évidemment lui qui doit assumer le statut de monstre dans un monde où le vampire incarne la normalité. Pas bête, drôle, mais très largement surestimé, Je suis une légende reste un roman « À lire », ne serait-ce que pour l'habileté de son scénario. De scénario, il est justement question avec Matheson, ses livres étant presque des objets cinématographiques. Chacun de ses romans ferait un excellent film (ce qui a d'ailleurs été le cas, pour certains), sans jamais être inoubliable d'un point de vue strictement littéraire. Matheson est avant tout un fantastique réservoir à idées… Le Jeune homme, la mort et le temps est un cas à part, avec l'histoire d'un jeune homme mourant, amoureux d'une actrice des années 20, dont l'obsession lui fera remonter le temps pour une brève rencontre avec son amour. Habile, poétique et exempt de la quincaillerie corollaire au voyage temporel, le roman est sans doute le plus réussi des quatre, malgré l'évidence du scénario et l'absence de surprise.

De son côté, Otage de la nuit révèle un travers de Matheson qu'on pourrait appliquer à Dick : certains romans sont plutôt mauvais, mais feraient des nouvelles formidables. On suit ici l'ordinaire d'un couple en crise dans une maison de vacances sur la côte Est. Hanté par un adultère récent, l'homme ne peut résister à l'attraction sexuelle de la belle Mariana, dont le statut de fantôme est évident dès son apparition. Moyen, faible par endroits, Otage de la nuit est largement passable, même si les « possessions » sont assez réjouissantes.

Terminons par À sept pas de minuit, qui montre l'étendue du talent de Matheson. Avec cette histoire de mathématicien confronté à un glissement de réalité et embarqué dans une rocambolesque histoire à la James Bond, l'auteur s'en donne à cœur joie. Pas un cliché qui ne soit présent, mais balancé avec une telle ironie et un tel sens du rythme qu'on s'étonne que le texte n'ait pas déjà donné une adaptation cinématographique (patience, ça va venir).

Au final, Légendes de la nuit est un livre forcément nécessaire pour le fan de S-F. Insistons sur la publication chez Flammarion de l'intégrale des nouvelles de Matheson (avec une réédition en poche chez J'ai Lu, idéale pour les pauvres – et ils sont nombreux), tout en précisant que Légendes de la nuit ne jure pas à côté. On aime ou pas Matheson, mais il faut reconnaître son talent et son importance dans le petit monde des littératures de l'imaginaire.

Patrick Imbert
Critique parue in Bifrost n° 34

 

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Je suis une légende

Robert Neville est le dernier homme sur Terre. C’est du moins ce que tout semble indiquer. Mais il n’est pas seul pour autant. Chaque nuit, ils se massent aux abords de sa maison. Et son voisin Ben Cortman est là, qui l’appelle : « Neville ! Viens, Neville ! » Mais Ben Cortman et ses semblables n’ont plus rien d’humain. Ce sont des vampires. Victimes d’une étrange épidémie qui a balayé la planète entière, ils n’ont absolument rien de surnaturel en dépit des apparences. Mais ce sont bien, pour Neville, des monstres, des prédateurs assoiffés de son sang. Sa femme elle-même n’est-elle pas sortie de sa tombe pour tenter de le tuer…?

Et Neville de se battre pour survivre. Le jour, quand les vampires sombrent dans leur étrange coma, il arpente la ville déserte, seul, bardé de croix et armé de pieux, quand il n’améliore pas les défenses de sa maison aux fenêtres barrées et surchargées de gousses d’ail. Neville tue pour survivre. Et il s’interroge ; il cherche à comprendre la raison de l’existence de ces vampires : d’où viennent-ils ? Comment l’épidémie s’est-elle propagée ? Pourquoi est-il immunisé ? Pourquoi cherchent-ils à boire le sang des humains ? Pourquoi ont-ils ces réactions face à l’ail et la croix ?

Ainsi débute Je suis une légende, sans doute le plus célèbre roman de Richard Matheson avec L’Homme qui rétrécit. Célèbre pour ses qualités intrinsèques, mais aussi pour son abondante postérité, notamment cinématographique : Je suis une légende a été adapté trois fois pour le grand écran (avec beaucoup de libertés… pour ne pas parler de trahison pure et simple, notamment dans le dernier exemple en date) ; de plus, en « rationalisant » le vampirisme – une voie qu’emprunteront par la suite d’autres auteurs à leur manière, tels Theodore Sturgeon (Un peu de ton sang) et Dan Simmons (Les Fils des ténèbres), pour n’en citer que deux –, et en décrivant ce cadre post-apocalyptique (l’anticipation est à court terme…) d’une planète submergée par une épidémie transformant les humains en monstres, Richard Matheson a contribué à façonner le concept moderne du zombie (George A. Romero et John Russo n’ont jamais caché s’être inspirés essentiellement de ce roman pour créer La Nuit des morts-vivants). C’est dire l’importance de Je suis une légende, roman séminal comme on n’en lit que rarement.

Mais, au-delà de cet héritage, Je suis une légende est avant tout un très grand roman d’horreur comme de science-fiction (davantage que de fantastique, justement du fait de la rationalisation du vampirisme – qu’on la juge convaincante ou pas). Et même, osons le terme, un chef-d’œuvre du genre, dont la lecture marque durablement.

Dès les premières pages, où Matheson fait preuve d’un réel talent pour l’attaque en force, le lecteur est immédiatement accroché et s’identifie bien vite à Neville, le dernier homme sur Terre. Sa détresse est palpable à chaque page, au-delà des seuls impératifs de la lutte pour la survie. Car Neville est bel et bien humain, avec ses faiblesses. C’est un homme triste et reclus dans sa solitude autant qu’un combattant, un homme qui a perdu sa famille dans le drame, et que seul l’instinct de conservation semble encore rattacher à la vie. Ce qui, sans surprise, l’amène régulièrement à sombrer dans la dépression et l’alcoolisme… Mais le pire est probablement que Neville reste de temps à autre sensible à de futiles espoirs ; ainsi dans cette magnifique séquence, tout simplement déchirante, où Neville rencontre un chien errant et tente de s’en faire un compagnon…

Car Neville est bien au centre de Je suis une légende, ainsi que ce titre magnifique, justifié par une conclusion bouleversante, le laisse déjà entendre. Et tandis qu’il s’interroge, avec méthode, sur la raison d’être et l’origine des vampires, le lecteur franchit une étape supplémentaire et questionne pour sa part l’homme, le sens de sa vie, sa place dans le monde. Et le court roman « de genre » de se transformer en subtile allégorie, riche en niveaux de lecture.

Palpitant, Je suis une légende est un bref roman cauchemardesque que l’on dévore littéralement, en l’espace d’une nuit (bien sûr…). Les scènes marquantes pullulent, très visuelles pour certaines d’entre elles. Et l’on tremble et l’on souffre à maintes reprises pour ce héros malgré lui…

Plus de cinquante ans après sa parution, Je suis une légende n’a pas pris une ride et reste un des sommets de la littérature vampirique. Un classique incontournable à la lecture indispensable.

Bertrand Bonnet
Critique parue in Bifrost n° 60

 

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D’autres royaumes

Si D’autres royaumes, publié originellement en 2011, n’est pas l’ultime roman du vétéran Richard Matheson, son édition en France quelques mois à peine avant sa mort lui confère quelque peu, par la force des choses, une allure de testament littéraire. Et on ne fera pas de mystère : c’est pour le moins regrettable. On n’y retrouve guère en effet le brillant auteur de, entre autres, Je suis une légende et L’Homme qui rétrécit. Et l’on fait régulièrement la grimace à la lecture de ce livre de trop, qui tient sans doute un peu de la catharsis, mais donne aussi (surtout ?) la fâcheuse impression que son auteur n’y croit pas – et, par voie de conséquence, le lecteur pas davantage.

Alexander White, plus connu sous le nom de plume d’Arthur Black, sous lequel il a commis des dizaines de romans d’horreur lamentables, a 82 ans. Né avec le siècle, il nous narre ici les étranges événements qu’il a connus quand il en avait 18, aux environs de la fin de la Première Guerre mondiale. Engagé dans les forces américaines pour faire bisquer son horrible paternel, Alex connaît l’horreur des tranchées. Et c’est sur le front qu’il fait la rencontre de Harold Lightfoot, un jeune soldat anglais. Les deux hommes se lient d’amitié, et, avant de décéder, Harold suggère à Alex de se rendre dans son village natal, Gatford, au nord de l’Angleterre.

Démobilisé en raison d’une grave blessure, Alex, qui ne tient pas à revoir son père à Brooklyn, obéit bientôt aux dernières volontés de son camarade. Il loue un cottage dans ce village qu’il trouve à première vue somptueux, mais la petite vie paisible qu’il entendait y mener est vite perturbée par d’étranges superstitions locales : on lui dit que la forêt avoisinante est le domaine des fays, du petit peuple, autrement dit, et qu’il ne faut surtout pas s’enfoncer dans les bois en quittant le chemin… Mais il fait aussi, lors d’une promenade, la rencontre de Magda, ravissante femme qui fait une mère de substitution idéale… mais qui a la réputation d’être une sorcière. Cartésien comme son horrible père, Alex ne croit guère à ces racontars. Il a tort, bien entendu…

Sur ces bases pour le moins stéréotypées, Richard Matheson tisse dès lors une intrigue cousue de fil blanc, ce qui n’exclut hélas pas quelques incohérences ou invraisemblances ; D’autres royaumes mêle le genre féerique classique, teinté d’horreur, avec le genre sentimental, se complaisant dans la description d’amours aussi ambiguës que pénibles. Tout ça sent le complexe d’Œdipe, pas qu’un peu… et ça ne convainc guère, laissant bien vite une amère impression en bouche.

Le problème essentiel de D’autres royaumes ne réside pourtant pas dans cette dimen-sion. Le roman est prévisible, peu crédible en même temps, pas très bien construit, affligé de personnages en carton-pâte, et donne, à tort ou à raison, l’impression d’avoir déjà été lu cent fois, en mieux. Certes. Mais le véritable drame est ailleurs : en effet, Richard Matheson semble s’y complaire dans le style laborieux d’un écrivain d’horreur gothique à dix balles. Exorcisme ? Peut-être… Mais c’est rapidement insupportable, notamment du fait des incessants appels au lecteur qui parsèment chaque page ou presque de ce roman imbuvable. Arthur Black intervient en effet régulièrement pour commenter ce qu’il écrit, jugeant telle phrase bonne, telle autre mauvaise, quand elles sont toutes affligeantes. Le lecteur est sempiternellement pris à témoin, et bien vite n’en peut plus.

On est très loin, ici, du grand Richard Matheson, conteur d’exception qui a su nous régaler à maintes reprises avec son astucieux sens du récit ; on n’y retrouve pas davantage la finesse dans la caractérisation de ses meilleures productions ; ne reste au final qu’une mauvaise parodie du genre, donnant l’impression que Richard Matheson se moque de lui-même, et par la même occasion du lecteur.

« Comment aurais-je pu écrire ce livre si ma cervelle baignait entièrement dans les eaux du gâtisme ? », demande Alexander White/Arthur Black à un moment ; le lecteur, ici, ne peut pas vraiment s’empêcher de faire la grimace… De même, plus loin : « Arthur Black me collerait d’office dans une maison de repos pour auteur en fin de carrière. » Douloureuse confession…

Disons-le, même si c’est difficile, voire cruel, du fait de la proximité du décès de Richard Matheson – on aimerait se montrer charitable, voir en D’autres royaumes un roman au pire médiocre –, mais le fait est que ce livre est calamiteux de bout en bout. La forme est atroce, le fond sonne creux. L’hommage plus ou moins déguisé ne séduit pas, et tourne à la parodie laborieuse. Livre sans intérêt, livre inutile, livre de trop, D’autres royaumes ne sert guère la mémoire d’un auteur que nous avons connu tellement brillant. Aussi vaut-il mieux s’abstenir de lire cette erreur de vieillesse, qui n’aurait probablement jamais dû être publiée.

Bertrand Bonnet
Critique parue in Bifrost n° 72

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