Après Eden, l'on poursuit notre exploration des œuvres de Stanislas Lem avec L'Invincible. Dans ce roman de 1964, l'auteur polonais met un équipage humain en prise avec une forme de vie et d'intelligence radicalement autre… N'y a-t-il d'autre possibilité que la confrontation ?
L’Invincible [Niezwyciezony], Stanislas Lem, roman traduit du polonais par Anna Posner. Presses Pocket, coll. « SF », 1972 [1964]. 224 pp. Poche.
Et l’on poursuit notre exploration de l’œuvre de Stanislas Lem, en faisant quelques entorses d’ordre alphabétique à la lecture chronologique des œuvres de l’auteur : lorsque L’Invincible sort en 1964, Lem a déjà publié Solaris ainsi que Retour des étoiles et Mémoires trouvés dans une baignoire (ces deux derniers feront l’objet de billets ultérieurs dans ce tour d’abécédaire).
À la différence de Feu Vénus, Éden ou Solaris, dont le titre fait référence à la planète théâtre des événéments, L’Invincible est ici un vaisseau spatial – l’un des meilleurs vaisseaux de guerre qu’il soit. Gigantesque et surarmé, ce croiseur de seconde classe est censément à même de faire face à bon nombre de périls.
Lors d’un début rappelant celui d'Alien (de loin), on voit les astronautes de l’ Invincible s’éveiller : le vaisseau se dirige vers la planète Régis III, où l’on suppose que le Condor, jumeau de l’ Invincible, a disparu. Planète éclairée par une géante rouge moribonde, Régis III a tout du monde mort ; ses continents sont déserts, et c’est à peine si on y trouve des traces de vie. En revanche, curieusement, la vie subsiste dans les océans mais les créatures marines ont une crainte inexpliquée de tout ce qui provient de la surface. Retour à la surface, justement : l’équipage de l’Invincible y remarque, outre de la roche et du sable, des concrétions métalliques à l’origine inexplicable, et finit par découvrir l’épave du Condor, curieusement amochée, comme avec un papier de verre géant. À bord du vaisseau ne reste plus qu’un unique survivant, au cerveau hélas lavé… De fil en aiguille, l’équipage finit par supposer l’existence d’une « nécrosphère» : des essaims de machines auto-réplicantes, dépourvues de but après la mort de leurs créateurs des millions d’années plus tôt, ayant fini par entrer en compétition avec les espèces animales puis contre elles-mêmes, jusqu’à aboutir à une division en deux « espèces », un embranchement végétal (formé par les concrétions) et un embranchement animal (les essaims), cette dernière ayant fini par emporter le conflit.
Pourquoi le terme « nécrosphère » ? Parce que ces choses ne sont pas vivantes au sens strict du terme, il s’agit là « d’une nécro-évolution, une évolution de la matière non-vivante » (p. 169) Les scientifiques à bord de l’Invincible élaborent des hypothèses, se basant sur d’hypothétiques extraterrestres ayant créé des macro-automates ainsi que ces minuscules créatures métalliques :
« Il est tout de même extraordinaire que des créatures dotées d’une intelligence supérieure, autrement dit ces macro-automates, n’aient pas eu le dessus […]. Ce serait là une exception qui confirme la règle qui veut que l’évolution aille dans le sens de la complication, du perfectionnement de l’homéostase… les questions de l’information, de son utilisation.
– Ces automates n’avaient pas la moindre chance précisément parce que, dès le début, ils étaient si hautement développés et si compliqués […]. » (p. 126)
D’un point de vue romanesque, L’Invincible est un roman passablement dépouillé, au même titre qu’Eden : le contexte extérieur est tout juste esquissé, l’essentiel de l’intrigue se déroule sur Régis III ; même s’ils ne sont pas tout à fait interchangeables, les membres d’équipage n’ont guère d’importance et aucun ne reste durablement en mémoire (au moins ont-ils des noms, à l’inverse d’Eden). Sur plusieurs aspects, le roman accuse son âge : les bibliothèques de livres à bord de l’astronef, le fait de se poser directement sur Régis III sans préférer une petite reconnaissance orbitale, un équipage uniquement masculin, à se demander qu’il est advenu de l’autre moitié de la population humaine…
Au-delà de ses défauts formels, L’Invincible vaut surtout pour sa thématique. En 1964, le thème des machines auto-réplicantes n’est pas nouveau dans la science-fiction, et Wikipedia fait remonter leur apparition à 1943 avec la nouvelle « M33 in Andromeda » d’A.E. Van Vogt, qui formera les derniers chapitres de La Faune de l’espace. Néanmoins, si l’on se fie à la liste fournie par l’encyclopédie collaborative, Lem est le premier à les faire figurer au sein d’un roman, fût-il bref. Par la suite, ces machines envahiront également la science-fiction, des « Berserkers » de Fred Saberhagen aux « Inhibiteurs » d’Alastair Reynolds en passant par Spin. Cette même liste wikipédienne y rajoute avec enthousiasme les virus informatiques : bon, c’est pousser le bouchon un peu plus loin. Bref, Lem présente ces machines auto-réplicantes comme un danger si laissées à elles-mêmes. Surtout, il questionne les notions de vie, d’évolution et d’intelligence : peut-on considérer vivant un objet capable de s’auto-répliquer ? Sur Terre, la question se pose au sujet des virus. Peut-on également considérer intelligent des créatures inertes, idiotes seules mais capables de stratégies réunies en grand nombre ? La vie biologique est-elle une finalité ?
Sans surprise, la communication avec la nécrosphère est impossible. Comment raisonner avec quelque chose qui n’est pas intelligent, ou plutôt, dont la forme d’intelligence défie les humains. C’est l’occasion pour Lem de déployer toute une quincaillerie science-fictive, à savoir l’arsenal défensif de l’Invincible comportant notamment une sorte de tank automatisé doté d’un terrifiant canon à antimatière. Une telle pyrotechnie surprend de prime abord – ce n’est pas l’action qui étouffe Solaris – mais on se souviendra que Feu Vénus ou Eden ne sont pas dénués de combats lourds. À propos du tank affrontant le nuage de machines autoréplicantes :
« Si les attaquants avaient été des créatures humaines, le massacre qu’ils subissaient auraient sans doute contraint les rangs suivants au seuil de l’enfer déchaîné. Mais le mort combattait le mort […]. » (p. 154)
Enfin, Lem fait se questionner les humains face à leurs propres actions et celles de l’essaim :
« C’est tout à fait que si les autres [du Condor] avaient été tués par un orage ou un tremblement de terre. Aucune intention consciente, aucune pensée hostile ne se sont dressées sur notre route. Un processus inerte d’auto-organisation… est-ce que ça vaut la peine de gaspiller toutes nos forces et toute notre énergie afin d’anéantir cette chose […] ? Combien de phénomènes semblables, stupéfiants, échappant à la compréhension humaine, le Cosmos ne renferme-t-il pas ? Est-ce que nous devons partout nous rendre avec cette énorme puissance de destruction à bord de nos navires, afin de briser tout ce qui est contraire à notre façon de comprendre ? » (p. 169)
Le roman se termine sans réelle conclusion, Lem laissant le lecteur aussi désemparé que les membres d’équipage de l’Invincible.
Introuvable : d’occasion
Illisible : non
Inoubliable : oui