Pour le premier billet de cette rubrique « De A à Z », j’évoquais la tétralogie « Ambient » de Brian Eno. Pour le deuxième billet, on va élever un peu les enjeux et parler non pas d’une tétralogie mais d’une tétralogie de tétralogies, une tétralogie au carré : Balade au Bout du Monde, série de bandes dessinées scénarisées par Makyo, illustrées par différents artistes.
Cette Balade, ce ne sont pas moins de dix-sept albums publiés entre 1982 et 2012 – ce à quoi ceux qui savent compter me feront remarquer qu’une tétralogie de tétralogie devraient compter seize unités et non dix-sept. Certes, les règles d’arithmétiques demeurent les mêmes, mais Makyo a rajouté un épilogue à sa sage, portant ainsi le nombre total d’albums à dix-sept.
Considérations mathématiques à part, La Prison, premier album du cycle nous présente Arthis Jolinon, photographe de métier. Pris d’un mal-être existentiel, le jeune homme décide de partir loin de Paris, loin de sa compagne Anne, direction : le bout du monde. Lequel bout du monde s’avère un marais, quelque part en France. Hébergé dans l’hôtel d’un village proche du marécage, Arthis y croise une inconnue, une jolie brune, elle aussi photographe. Leurs regards se croisent un matin, par objectifs interposés. Et voilà qu’un cavalier tout droit issu d’un cosplay un peu trop réaliste surgit des sous-bois et kidnappe l’inconnue. Quelques instants plus tard, c’est au tour d’Arthis d’être enlevé à son tour. Lorsqu’il reprend ses esprits, c’est au fond d’un cachot, dans une prison ressemblant à celles dessinées par le Piranèse en son temps. Dans cette geôle labyrinthique vivent des hommes, tous retenus prisonniers en ce lieux pour s’être aventurés un peu trop loin dans le marécage du bout du monde. Une société totalitaire a fini par y naître, sous la férule d’un abbé (mais vous connaissez le proverbe concernant son habit). Par la suite, Arthis n’a de cesse de tenter de fuir – chose à laquelle il parvient, ou croit parvenir, dans Le Grand Pays, lorsqu’un passage est creusé dans une paroi. Et ne donnant que sur une autre prison, celle-là habitée par des femmes. Mais c’est en ce lieu que se trouve une nouelle échappatoire. Quand Arthis réussit enfin à quitter la geôle, c’est pour arriver en plein cœur d’un uniers moyen-âgeux : le royaume de Galthédoc, enclave coupée du monde par les impénétrables marais depuis plusieurs siècles. Un royaume qui ne connait pas la paix pour autant, car déchiré par des dissensions et des intrigues faisant l’objet des deux albums suivants, Le Bâtard et La Pierre de folie.
Ce premier cycle pose les bases de l’ensemble de la Balade : le royaume de Galthédoc, la pierre de folie, le personnage d’Arthis et les femmes qui gravitent autour de lui. Des éléments que l’on retrouvera par la suite (mais n’anticipons pas). L’ensemble constitue une jolie réussite, en dépit d’un deuxième album un peu faible et d’un scénario parfois un brin trop confus. Il n’empêche : la prison gigantesque où erre Arthis contient son lot d’images frappantes. Et ses mésaventures dans le royaume de Galthédoc s’avèrent prenantes.
Les dessins de ce premier cycle sont dûs à Laurent Vicomte, qui n’est pas exactement le dessinateur le plus prolifique du monde de la BD franco-belge — outre la Balade…, il a publié le dyptique Sasmira, remarquée pour le délai inhabituellement long entre la parution du premier et du second tome (oh, juste quinze ans). Si seulement dix-huit mois séparent La Prison duGrand Pays et Le Grand Pays du Bâtard, il aura fallu attendre trois ans pour lire La Pierre de folie. Sur la Balade…, son style gagne en assurance au fil des albums : trait plus vif, couleurs moins lavasses. Mais sa propension à dessiner des femmes maniérées à l’extrême peut lasser.
La fin du premier cycle nous laissait un Arthis en sale posture : hanté par la pierre de folie, il finissait enfermé dans un asile psychiatrique. Aussi soudainement que sa névrose a commencé, elle s’achève dans Ariane, premier volet du deuxième cycle. Le jeune homme tente de reprendre les fils de sa vie, mais en cinq ans, le monde et ses amis ont changé ; le photographe s’exile alors dans une ville anonyme, quelque part en province, à la recherche d’un sujet photographique. Ce sujet, ce sera cette belle inconnue aux yeux verts qui semble avoir du mal à être elle-même. Dans A-Ka-Tha, Arthis va découvrir que l’inconnue, qu’il baptise Ariane faute de connaître son nom, entretient une étrange relation avec sa vieille tante, Karine Evans. Cette dernière n’a d’autre ambition que d’atteindre et comprendre un autre bout du monde, qui n’a rien de géographique : la mort. Grâce à une méthode particulière de méditation indienne, Evans est capable d’échanger son corps avec celui d’un autre. Quant à Ariane, elle apprend que son père, qu’elle croyait mort, serait vivant en Inde. Nos protagonistes vont y converger, dans les deux albums suivants, La Voix des maîtres et Mahrani…
Pour ce deuxième cycle, Makyo confie le pinceau à Eric Hérenguel. Moins maniaque que son prédécesseur Vicomte, Hérenguel permet la publication d’un album par an entre 1992 et 1995 – ce qui ne signifie en rien une baisse de qualité. Au contraire, le dessin est vif et expressif, avec une belle mise en couleur : teintes peu saturées pour le côté français des aventures, et exubérance colorée pour l’Inde (c’est facile mais ça marche). Côté scénario, proposer quelque chose de différent du premier cycle est un choix assumé, mais le résultat est un brin inférieur aux aventures d’Arthis dans Galthédoc. Disons simplement que le mysticisme hindou imprégnant ce deuxième cycle peut rebuter. L’arc narratif des quatre albums tient la route, en dépit d’un dernier album plus faible : rajouter un élément faussement important en toute fin de cycle s’avère rarement une bonne idée.
Après le deuxième cycle, Makyo ne chôme pas, et enchaîne avec le troisième, dont la parution s’échelonne de 1997 à 2000. La question qui se pose aux lecteurs d’alors (et à votre serviteur quand il a ouvert le troisième tome de l’intégrale) est de savoir où se dirige Makyo ? Reprendre le fil du premier cycle et retourner à Galthédoc, ou poursuivre dans la veine du deuxième cycle, et s’aventurer vers un autre bout du monde, géographique, mystique ou autre ?
Les V éritables laisse planer le doute pendant bon nombre de pages. Arthis est de retour à Paris, dans un état heureusement moins lamentable qu’au début du deuxième cycle. Tandis qu’il cherche un sujet pour un livre photographique, la capitale est frappée par des attentats très ciblés : les sectes se livrent une guerre sans merci, à coups d’explosifs (mais pas seulement : on s’y bat fort bien à l’épée). Deux grandes factions s’y affrontent : des néo-Cathares d’un côté, des extrémistes chrétiens de l’autre. Et Arthis s’y retrouve impliqué, bien malgré lui, lorsqu’un ancien ami-ennemi, membre de la Nouvelle Église cathare, lui demande de les aider à trouver refuge en Galthédoc…
L’aspect visuel de ce troisième cycle est assuré par Michel Faure, dessinateur assez prolifique depuis ses débuts à la fin des années 70. Un trait solide, même si on peut déplorer la tendance de Faure à donner à Arthis des traits trop carrés – où est passé le frêle photographe des débuts ? Le premier tome tient la route, mais le deuxième, Blanche, s’égare dans une sous-intrigue inutile ; l’intérêt revient dans Rabal le Guérisseur, où le premier cycle est remis en perspective. L’œil du poisson conclut ce troisième cycle avec un certain bonheur, en dépit d’une conclusion un tantinet foireuse, à base d’apocalypses et de prophéties. La Balade avait réussi jusque là à s’en passer, dommage.
Entre 2003 et 2008, Makyo publie le quatrième et dernier cycle de la Balade. Un cycle minéral, au vu des titres :Les Pierres levées, Pierres invoquées, Pierres envo ûtées et Pierres de vérité. Michel Faure cède la place à NG Laval, dont il s’agissait de la première œuvre (et qui a par la suite participé à quelques séries). Le trait est vif et expressif, très dynamique, impeccable pour les décors et les scènes d’action, mais malheureusement parfois trop sommaire pour les visages.
Le gros problème de ce quatrième cycle consiste en son scénario. Sous prétexte de boucler la boucle, Makyo tâche d’élaborer des explications à des éléments qui auraient très bien pu demeurer dans le mystère : justifier comment le royaume de Galthédoc est coupé du reste du monde, expliquer la nature du nain Rabal… Là-dessus se greffe une intrigue où Arthis se retrouve pris entre plusieurs feux. D’un côté, une autre secte chrétienne déterminée à faire advenir un second Messie, de l’autre le roi de Galthédoc, qui ne tient plus le photographe pour son meilleur ami. En jeu, le sort du royaume. Pour l’aider dans sa mission, Arthis peut compter sur Rabal et ses pierres – la pierre de folie, enjeu du dernier album du premier cycle. L’on obtient une dernière tétralogie confuse, où ce qui se veut grandiose se vautre dans le ridicule. Dommage, encore.
Enfin, Makyo convoque les anciens dessinateurs (à l’exception de Vicomte) pour l’Epilogue (2012), censé clôturer définitivement la Balade – nouer les derniers fils d’intrigue et apporter une conclusion. Et… c’est assez raté, malgré des intentions que l’on veut imaginer louables. Le feu d’artifice final ressemble plutôt à un pétard mouillé, la faute à une intrigue qui a tout l’air d’une énième péripétie d’Arthis, qui doit retourner une énième fois à Galthédoc – ici, afin de retrouver son fils, kidnappé. Seule la dernière dizaine de pages constitue l’épilogue attendu, et encore… pour un résultat mièvre. La fausse bonne idée est le partage de la BD entre plusieurs dessinateurs, choix graphique qui n’apporte absolument rien. Chaque dessinateur s’occupe d’une quinzaine de planches consécutives avant de laisser sa place au suivant : une répartition des tâches bêtement scolaire, sans le moindre intérêt narratif. Et l’ensemble est unifié par une mise en couleur marronasse du plus moche effet.
En somme, la Balade au bout du monde de Makyo & cie représente un projet étonnant dans la bande dessinée au vu de son ambition et de sa structure. La découverte d’un royaume oublié du monde en plein cœur de la France : une manière de rééchanter un morne quotidien urbain. Dommage que, à la lecture, l’ensemble s’avère plus inégal : après un excellent premier cycle, ce sont des albums plus inégaux qui se succèdent, avec un deuxième cycle en décalage dans le projet d’ensemble, jusqu’à sombrer dans une franche médiocrité et un mysticisme de pacotille (bon, on est encore loin des délires abscons d’un Jodorowski, mais quand même). Gardons surtout en tête l’excellent premier cycle de cette Balade.