Imprononçables 2

L'Abécédaire |

En attendant d'entamer le prochain volet de l'Abécédaire en fin de semaine, on s'intéresse de nouveau à une poignée d'albums ayant pour point commun leur titre imprononçable. Ici, quelques artistes un chouïa underground : David Bowie, Beak (alias l'échappée d'un membre de Portishead) et Godspeed You! Black Emperor!

Et une nouvelle fournée d’albums au titre imprononçable, une ! (Pour mémoire, la première est par là.)

Il ne sera pas question du « Love Symbol Album » de Prince, parce que je n’ai pas grand-chose à dire sur Prince, ni du quatrième album de Led Zeppelin, dont le titre consiste en quatre symboles ésotériques, parce que beaucoup de choses ont déjà été dites sur ce disque (sur Wikipedia, chacune des huit chansons a droit à sa propre page !), ni du dixième album du groupe allemand d’electro-indus KMDFM, lui aussi consistant en symboles. L’on va plutôt s’intéresser à des trucs plus obscurs… en commençant par un certain David Bowie…

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★, David Bowie (Sony Music, 2016). 7 morceaux, 40 minutes.

Si, après une décennie de quasi-silence discographique, chaque nouveauté de Bowie faisait l’actualité ces dernières années (The Next Day, sa version Extra, le best-of Nothing Has Changed assorti de l’inédite « Sue (Or In A Season of Crime) »), le décès inopiné du musicien le 10 janvier a placé son ultime album sous les projecteurs – et permit de prendre mesure, si besoin était, de son influence sans pareille dans la musique pop occidentale.

★ n’est pas un titre imprononçable à proprement parler, il s’agit plutôt de la stylisation graphique de « Blackstar ». Je ne suis pas sûr d’avoir beaucoup d’eau à rajouter au moulin, mais le Thin White Duke demeure mon péché mignon. Dans la première version de cet article, rédigée peu après le fuitage de l’album et donc avant la mort de Bowie, j’y exprimai ma crainte que cette pochette, la seule où le visage du chanteur n’apparaît pas, représente quelque forme de point final à une discographie exceptionnelle (en dépit de quelques déchets dans les années 80 et d’une portée moindre depuis les années 90). Pour un point final, c’en est un. Et quel point final.

★ était-il cependant envisagé par Bowie comme un album final ? Rien n’est moins sûr, le producteur Tony Visconti ayant annoncé récemment que le musicien avait comme projet d’enregistrer de nouvelles chansons – mais son cancer l’a pris de cours, c’est à craindre. Quoi qu’il en soit, le décès de Bowie a changé la donne quant à l’écoute de ★ : ce qui semblait avant juste être des allusions à la mort, pas rares dans les chansons du Thin White Duke, ont acquis un tout autre relief après.

★ donc. Sept titres pour quarante minutes de musique, un album plutôt ramassé, dont la concision rappelle Station to Station – excellente disque qui, d’ailleurs, fêtait ses quarante ans en ce même mois de janvier. L’album commence donc par la chanson-titre, « Blackstar », l’une des plus longues jamais composées par Bowie. À l’opposé de l’héroïsme caracolant de « Station to Station », c’est là une introspection aussi cryptique que crépusculaire, peut-être un ultime clin d’œil à Scott Walker, dont la pièce centrale du dernier album solo, le déstabilisant Bish Bosch, faisait la part belle à une naine brune : « SDSS14+13B (Zercon, A Flagpole Sitter) ». Étoile noire contre naine brune, deux astres n’émettant aucune lumière – j’extrapole, mais les deux musiciens s’admiraient et s’inspiraient mutuellement. (Scott, ne nous lâche pas !)

« ‘Tis Pity She Was A Whore » et « Sue (Or In A Season of Crime) », toutes deux retravaillée par rapport à la première version sortie quelques mois plus tôt, passent en mode frénétique, et bien que plaisantes, souffrent de la comparaison avec la chanson qu’elles encadrent : « Lazarus », élégiaque au possible. Les paroles comme le clip laissaient, avant, une impression de malaise, confortée après. « Look up here, I’m in heaven / I’ve got scars that can’t be seen» : effectivement… Lazare s’est, paraît-il, relevé d’entre les morts : Bowie se contente d’accéder à une forme d’immortalité : mourir deux jours après la sortie de cet album crépusculaire semble avoir eu pour effet de graver ★ dans le marbre et de sacraliser davantage encore Bowie.

« Where the fuck did Monday go ? » chante Bowie sur « Girl Loves Me », prémonitoire par hasard : avait-il prévu que la nouvelle de son décès serait annoncée un lundi ? Un titre solide, à la rudesse inhabituelle, chanté dans une sorte de nadsat. Suit « Dollar Days », ballade délicate.

L’album se conclut par « I Can’t Give Everything Away », titre évoquant « Always Crashing In The Same Car » sur le cultissime Low et qui n’aurait pas déparé sur ‘Hours…’, album certes faiblard. Une ultime chanson qui apparaît désormais un aveu d’impuissance face à l’inexorabilité de la maladie. À moins que tout ne soit pas fini : des rumeurs courent, selon lesquelles des chansons inédites soient publiées d’ici les prochaines années.

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>>, BEAK> (Invada, 2012). 10 morceaux, X minutes.

Continuons du côté des grosses pointures avec >> de Beak>. Beak>, c’est le side-project de Geoff Barrow, le mec à tout faire de Portishead (batterie, clavier, guitare, samples). Après le retour surprise du groupe en 2008 – le troisième album, pertinemment titré Third, mettant un terme à onze années de quasi-silence –, Barrow s’est lancé dans l’aventure Beak>, en compagnie de deux autres musiciens. Un premier album éponyme est paru en 2009 et, parce que le trio avait de la suite dans les idées, un deuxième a suivi en 2012 : le présent >>, que je vous mets au défi de prononcer. Deux signes supérieurs à ? Deux guillemets simples vers la droite ? Deux chevrons mathématiques droits ? Signe Avance Rapide ? Allez savoir… On parie que l’éventuel troisième disque du groupe sera titré >>> ? D’ici que Portishead se décide à presser la touche « avance rapide », Beak constitue une alternative des plus écoutables (sans oublier Out of season, le superbe album solo de Beth Gibbons, la chanteuse du groupe).

>> contient dix morceaux, vingt si l’on ajoute le disque bonus. Musicalement, on pense à du Portishead qui aurait mangé du tigre (lequel aurait auparavant gobé Beth Gibbons) ou à du Pink Floyd passé au filtre d’un krautrock rentre-dedans, sans l’aspect lysergique de la musique de la bande à Gilmour et Waters.>> est sombre et ne rigole pas trop : pour un peu, on penserait aussi à Joy Division et son plombant Unknown Pleasure. Si les sept minutes « Wulfstan II » constituent l’un des sommets de l’album, inquiétantes, épiques, façon dark side of Echoes, les autres morceaux ne sont pas en reste.

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Sur le disque bonus, la qualité demeure au rendez-vous, avec dix morceaux, essentiellement instrumentaux, coulés dans le même moule granuleux que le disque originel. Pour l’exemple, citons « Failand », dont les onze minutes de plus en plus furieuses et bruitistes évoquent un Godspeed You! Black Emperor! Justement, ce collectif canadien a sorti un disque, flanqué lui aussi d’un titre imprononçable…

La page du disque…
… et celle du disque bonus.

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f♯ A♯ ∞, Godspeed You! Black Emperor! (Kranky, 1997). 3 morceaux, 61 minutes.

« Fa dièse La dièse infini », c’est ainsi qu’on pourrait appeler ce deuxième album du collectif canadien Godspeed You! Black Emperor! Deuxième album, mais premier à bénéficier d’une véritable diffusion.

En ce qui me concerne, j’ai découvert le groupe avec Don’t bend! Ascend!, album paru en 2012, faisant suite à un hiatus de dix ans. Et quel album… Quatre morceaux comme autant de blocs sonores, massifs et furieux, dont une tuerie – je ne me suis pas remis des fulminantes vingt minutes de « We Drift Like Worried Fire ». Post-rock, dark ambient, rock expérimental : difficile de faire rentrer la musique de Godspeed You! Black Emperor! dans une case.

Face au surpuissant Don’t bend! Ascend!, f♯ A♯ ∞ pâlit toutefois quelque peu de la comparaison. Différemment structurés, ses trois morceaux ne sont pas d’inexorables montées en puissance, achevant de planter l’auditeur face à un mur sonore ; dans ce deuxième album, les morceaux louvoient, alternant phases de calme voire de silence avec furies instrumentales, des voix monocordes font office de chant. Dans l’ambiance désolée qui introduit « The Dead Flag Blues », on verrait bien des tumbleweeds roule-bouler sur des plaines enneigées… « East Hastings », passées ses cornemuses introductives, est un morceau lent et mélancolique qui monte peu à peu en puissance, jusqu’à un libérateur moment de pur défoulement… avant de se terminer façon morceau d’outre-monde (avec un moustique vers la 33e minute). Enfin, « Providence », long de près d’une demi-heure, tour à tour épique, tragique (et silencieux dans les dernières minutes avant une résurgence surprise) conclut en beauté l’album.

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