Moomin et la grande inondation [Småtrollen och den stora översvämningen], Tove Jansson, roman traduit du suédois [Fin.] par Kersi Kinnumen. Le Petit Lézard, 2010 [1945]. 48 pp. GdF.
The Moominvalley in november [Sent i November], Tove Jansson, roman traduit du suédois [Fin.] par Kingsley Hart. Penguin Books, 1971 [1970].
Dans un précédent billet , votre serviteur avouait son amour pour les Moumines/Moomins (la graphie varie suivant la traduction) de Tove Jansson. L’objet de ce billet, Que crois-tu qu’il arriva ?, était un charmant album illustré, mettant en scène Moumine le Troll à la recherche de la Petite Mu. À la réflexion, pas forcément la meilleure porte d’entrée pour découvrir ce pan de l’œuvre de Tove Jansson, mais un chouette petit livre. L’on a souvent tendance à acclamer l’œuvre graphique de Tove Jansson : à raison, car ses dessins, qu’ils soient à l’aquarelle, au trait ou à la carte noire, sont des plus réussis. Davantage les illustrations de roman que les comic-strips, m’est avis. Des comic-strips qui se caractérisent par leur ton volontiers ironique, stigmatisant les travers de la vie moderne.
Mais cela ne doit pas cependant faire omettre que les Moumines sont d’abord nés dans des romans, neuf au total (huit plus un recueil en fait). Le premier, Moomin et la grande inondation, est paru en 1945 et le dernier, Sent i November, en 1970 – et demeure encore inédit en français. Les huit autres volumes sont toutefois disponibles et/ou trouvables d’occasion. Et je ne peux qu’en recommander la (re)(re)(re)lecture.
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Moomin et la grande inondation commence avec Moumine/Moomin le troll, errant dans une forêt obscure et terrifiante avec sa mère. Le père de Moumine a disparu depuis plusieurs mois, parti à l’aventure avec les Hattifnattes. Mais on arrive à la fin août, et il faut déjà penser à se trouver un abri pour l’hiver : les Moumines hibernent, ne supportant pas le froid. En chemin, ils rencontrent une petite créature timorée, une fillette logeant dans la lampe-tulipe de Maman Moumine, un vieil homme qui vit dans un jardin fait de bonbons… Une errance pas dénuée de dangers : un dangereux serpent, et surtout une pluie diluvienne qui provoque une inondation.
Première histoire des Moumines mais dernière en date à avoir été traduite en français, Moomin et la grande inondation est relativement bref. L’essentiel des personnages peuplant les romans ultérieurs n’apparaitra que dans Une comète au pays de Moumine. Ici, l’inénarrable Snif n’apparaît que sous le nom de « petite créature » et son caractère timoré et grincheux est tout juste esquissé. Moins qu’un roman introductif (les protagonistes sont là, mais n’ont pas encore leurs caractéristiques principales), c’est davantage une esquisse — qui laisse entrapercevoir de quoi sera faite la suite : des personnages aussi adorables que légèrement bizarres, une galerie de créatures n’empruntant à aucun folklore connu et au charme inédit, des catastrophes constantes mais toujours un happy ending. Et surtout une tendresse inimitable.
Bref, une novella sympathique, mais d’un intérêt mineur, surtout en regard de la suite. À la différence de certains romans ultérieurs, Moomin et la grande inondation n’a d’ailleurs pas bénéficié d’une réécriture.
Introuvable : en français, oui
Illisible : non
Inoubliable : non
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Quelques mots sur les autres livres des Moumines :
Une comète au pays de Moumine (1946, rév. 1968) est le premier roman traduit en français. En compagnie de Snif, Moumine entame une randonnée dans les montagnes, afin de gagner l’observatoire et d’interroger les astronomes sur la comète. Selon le rat Musqué, philosophe à ses heures, elle va heurter la terre. Ce que confirment les astronomes. En chemin, Moumine fait la connaissance du Renaclerican et des deux Snorques, compagnons que l’on reverra par la suite. L’approche de la comète fait reculer la mer, et lors du retour, les aventuriers traversent le lit asséché de l’océan. Expérience étonnante s’il en est. Tout s’achèvera avec un bon verre de grenadine.
Moumine le troll / Le Chapeau de magicien (1948) raconte un nouvel été dans la vallée des Moumines. À leur réveil au tout-début du printemps, Moumine, Snif et le Renaclérican partent se dégourdir les jambes et se rendent au sommet d’une montagne. Là, ils trouvent le chapeau de Magicien. Un chapeau magique, assurément. Tout ce qui tombe dedans en ressort transformé : des coquilles d’œufs deviennent des nuages, l’eau s’y change en grenadine et les gardons en oiseaux. Moumine en fera l’expérience malheureuse. L’histoire s’articule autour des aventures provoquées par ce chapeau…
Papa Moumine a comme loisir l’écriture de ses Mémoires. Celles-ci forment l’essentiel des Mémoires de Papa Moumine (1950, rév. 1968), un récit picaresque narrant les aventures de jeunesse du personnage. Amusant, ce roman se situe cependant un cran au-dessous des autres.
L’Eté dramatique de Moumine (1954) est un retour en forme. Le début rappelle pourtant Moomin et la grande inondation, avec une inondation qui emporte nos héros au loin. Moumine et sa famille trouvent refuge dans une étrange maison flottante, qui s’avère un théâtre. Mais les Moumines ne connaissent rien au théâtre. Tandis que Papa et Maman Moumine et leurs amis vont s’essayer à monter une pièce, processus irritant quoique gratifiant à la fin, le jeune Moumine et la demoiselle Snorque se retrouvent emprisonnés, pris par erreur comme ceux ayant vandalisé le zoo – le responsable n’est autre que le Renaclerican, qui n’a pas pire ennemi que le Gardien de zoo. Cet Eté dramatique… est un chef d’œuvre, hanté par une folie douce-amère, qui culmine dans le surréaliste chapitre où le zoo est ravagé par le Renaclerican.
Un hiver dans la vallée de Moumine (1957) voit notre héros se réveiller tout début janvier, à cause d’un rayon de lune. Traditionnellement, les Moumines hibernent de novembre à avril, mais Moumine ne parvient pas à se rendormir. Il quitte le nid douillet de sa maison et s’aventure dehors ; la vallée enneigée se révèle sous un autre jour. La mélancolie commence déjà à poindre, comme lors de cette nuit de Grand Froid : un écureuil étourdi reste dehors et meurt, touché par la Dame du Grand Froid. Il a peut-être vu quelque chose de beau avant de mourir, mais ne s’en souviendra pas. Une nouvelle réussite, où pointe déjà une mélancolie inattendue.
Contes de la Vallée des Moumines (1962) nous propose neuf histoires : le Renaclerican qui, en quête d’inspiration pour une chanson, fait une rencontre ; un « whomper » un peu trop imaginatif ; une Filigonde qui craint les catastrophes et dont la vie prend sens lorsqu’une tempête frappe sa maison ; Moumine qui trouve le dernier, et minuscule, dragon du monde ; un Hémule qui ne rêve que de tranquillité et qui se retrouve à monter un parc d’attraction pour enfants silencieux ; une fillette, si timide qu’elle est devenue invisible ; la jeunesse de Papa Moumine, parti avec les Hattifnattes…
Après Un hiver…, il faudra attendre huit ans avant de pouvoir lire un nouveau roman. Papa Moumine et la mer (1965 ; la ressemblance du titre avec le roman de Heminghway est volontaire) est un livre essentiel pour appréhender Sent i November. Dans ce roman, Papa Moumine se monstre insatisfait de sa vie dans la vallée, et persuade sa famille de déménager. Où ça ? Sur une île battue par les vents, où se dresse un phare abandonné. Où est passé le gardien ? A-t-il fui ? La famille prend possession des lieux, et s’y installe de son mieux. Drôle de roman, d’une tonalité étonnamment adulte et sombre. Les émotions y sont complexes, insaisissables… Papa Moumine et la mer tranche de manière singulière avec les romans qui le précèdent.
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Mais que se passe-t-il dans la vallée des Moumines, lorsque ceux-ci partent en expédition vers cette île lointaine ? C’est le sujet de Sent in November, dont le titre pourrait se traduire par « fin novembre ». Ce roman, outre son caractère ultime, a ceci de particulier qu’il ne met pas en scène les Moumines. De fait, il se déroule en même temps que Papa Moumine et la mer, mais se concentre sur d’autres personnages (comme George R.R. Martin l’a fait avec les tomes 4 et 5 de sa « Geste de glace et de feu » ;-)
En novembre, il pleut. En route vers le sud, le Renaclerican décide de revenir vers la maison de son ami Moumine pour retrouver l’inspiration. Dans le même temps, d’autres personnages entraperçus dans d’autres textes font également chemin vers cette vallée joyeuse : il y a Grandpa-Grumble, aux trois-quarts sénile ; la folle Filigonde à moitié dépressive et maniaque de la propreté ; l’Hémule, non moins toqué et asocial que la Filigonde ; Toft (tibou ?), petit orphelin vivant sous une bâche ; la Mume, désireuse de revoir sa jeune sœur, la Petite Mu (par contre, exit Snif et la Demoiselle Snorque). Quelle n’est pas leur déconvenue de découvrir que les Moumines ne sont plus là. La famille a disparu, sans laisser un mot.
« Somewhere in the empty house someone shut a door. How can there be so many sounds in an empty house, Fillyjonk thought. Then she remembered that the house was full of people. But somehow she still thought it was empty. »
Les six invités vont d’abord attendre, vainement, le retour des Moumines, avant de tenter de reformer l’équivalent d’une famille. Dysfonctionnelle, forcément. La Filigonde échoue à reprendre le rôle de Maman Moumine et enchaîne les crises de nerf, le tibou se perd dans la lecture d’ouvrages scientifiques et s’invente un monstre gigantesque rôdant aux alentours ; l’Hémule essaie de construire une cabane pour Papa Moumine mais ne parvient pas à grand-chose…
« The Hemulen looked at all this and tried to remember what Moominpappa was like. He tried to remember the things they had done together and what they had talked about, but he couldn’t.»
Sans conteste, Sent in November est le plus curieux – et le plus adulte sûrement – de tous les textes consacrés aux Moumines. La moitié des personnages est, au mieux, bizarre ; l’autre complètement timbrée, dérangée, névrosée, asociale… L’humour décalé est toujours présent, la fantaisie aussi, mais quelque chose semble cassé. Une ambiance tristounette pèse sur le roman : malgré les efforts du Renaclerican et de ses compagnons, la vallée joyeuse des Moumines ne le redeviendra pas. Manière d’adieu à ses créatures pour l’auteure ? Âgée d’une cinquantaine d’années au moment de la publication de ce roman, Tove Jansson ne reviendra plus guère dans la vallée des Moumines par la suite : deux livres d’illustration en 1977 et 1980, Den farliga resan (« Le voyage dangereux ») et Skurken in Muminhuset (« Un scélérat dans la maison des Moumines »). Par la suite, Tove Jansson va se consacrer à la littérature adulte — on ne manquera pas d’en reparler.
Et on ne peut qu’espérer que cet ultime roman des Moumines finira par paraître un jour en français.
Introuvable : oui en français
Illisible : non
Inoubliable : oui