« It’s a hard rain’s a-gonna fall » Bob Dylan
Il y a des anniversaires qu’on aimerait ne pas avoir à souhaiter. En ce début août, c’est le triste soixante-dixième anniversaire des attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, les deux seules et uniques fois que l’arme nucléaire a été déployée dans un contexte de guerre. C’est une évidence de le dire : espérons que cela ne se produise jamais plus. Pour traumatisante que fut ce double bombardement, il n’a pas empêché USA comme URSS de s’équiper en conséquences dans les années qui ont suivi. De fait, lors de la guerre froide, la menace d’un conflit généralisé – et nucléaire – a suscité un climat d’inquiétude, infusant dans la littérature et le cinéma.
Cet anniversaire représente l’occasion de se pencher sur trois films, marquants en leur genre, qui explorent les prémices et les conséquences d’une attaque nucléaire sur la Grande-Bretagne et les USA : La Bombe (The War Game, 1965) de Peter Watkins, Le Jour d’après (The Day after, 1983) de Nicholas Meyer et Threads (1984) de Mick Jackson. Le premier est un documentaire, produit par la BBC et sorti confidentiellement en novembre 1965, le deuxième un téléfilm américain diffusé en novembre 1983 sur la chaîne ABC, et le dernier un autre téléfilm, britannique, diffusé par la BBC en septembre 1984.
Avant la bombe
Les trois œuvres dont fait l’objet ce billet n’ont, malgré leurs qualités, rien de précurseurs : plusieurs films avaient déjà, par le passé, traité d’une guerre nucléaire, que ce soit dans ses causes ou ses conséquences : Five (1951) est le plus ancien, mais il ne faut pas omettre Le Dernier Rivage (1959), Alas, Babylon (1960), ou encore La Jetée (1962), ou surtout Dr Folamour (1964)… pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus significatifs.
La télévision n’était pas non plus en reste : en 1957, la chaîne CBS diffusait The Day Called X, un docufiction mettant en scène l’évacuation de Portland, Oregon, après qu’on ait détecté des bombardiers soviétiques, transportant des ogives, filant droit vers la ville. En une demi-heure, le court téléfilm montre l’exécution des protocoles pour assurer l’évacuation des civils et la continuité du gouvernement, et se termine sur une fin ouvert. Par certains aspects, ce docufiction préfigure les travaux de Peter Watkins : emploi de comédiens non-professionnels (ce sont ici les habitants et officiels de Portland qui jouent leur propre rôle), inserts d’émissions radiophoniques (où s’affiche le message « An attack is not taking place », afin d’éviter que les téléspectateurs ne paniquent), voix off narrant les événements tout en questionnant la nature des images montrées.
Trois trajectoires
La Bombe , Threads et Le Jour d’après sont les œuvres de trois réalisateurs très différents, aux filmographies respectives pareillement variées.
Le premier, Peter Watkins (1935-), est un cinéaste britannique, spécialisé dans le documentaire de fiction. Si ces premières œuvres relèvent du documentaire historique — notamment Culloden, qui traite cette bataille décisive entre l’armée britannique et l’insurrection jacobite écossaise à la manière d’un reportage de guerre —, il va bifurquer vers le futur par la suite. Gladiators/The Peace Game (1968) voit la guerre ramenée à un divertissement télévisé ; Punishment Park (1971) adopte à nouveau l’apparence d’un documentaire fictif, où l’on suit une équipe de télévision allemande s’intéressant à des militants, dont la condamnation prend une forme inattendue. L’œuvre la plus récente de Watkins s’intitule La Commune, Paris 1871 (2000), film de presque six heures, interrogeant plus loin encore les limites entre documentaire et fiction. Au cours de sa carrière, Watkins a été confronté à un ostracisme, dans sa lutte contre la « monoforme », c’est-à-dire les schémas narratifs dominants qui règnent à la télévision.
Un parcours tout autre pour Nicholas Meyer (1945-), romancier cinéaste américain peu prolifique mais reconnu entre autres pour son travail sur la franchise Star Trek, dont il a scénarisé et réalisé les deuxième et sixième volets, et scénarisé le quatrième. Lorsqu’il tourne Le Jour d’après, Meyer venait juste d’achever le tournage éprouvant de Star Trek II, La Colère de Khan (pas le meilleur film de la série, auquel on préfèrera les 4 et 6, bien plus réussis). On lui doit également quatre pastiches romanesques de Sherlock Holmes, tous traduits en français, notamment La Solution à 7%, qu’il va porter lui-même à l’écran (Sherlock Holmes attaque l’Orient-Express en France).
Quant à Mick Jackson (1943-), réalisateur de téléfilms et documentaires au début de sa carrière, il se tourne vers Hollywood dans les années 90, en tournant des films de plus gros calibres : Bodyguard avec Whitney Houston et Kevin Costner, Volcano avec Tommy Lee Jones… Threads se base cependant sur un scénario de l’auteur britannique Barry Hines, crédité d’emblée de jeu (le nom de Mick Jackson n’apparaît qu’au générique de fin).
L’heure ‘H’
Lorsque sort La Bombe, en 1965, c’est lors d’une période chaude de la guerre froide : l’édification du mur de Berlin remonte à trois ans plus tôt, deux ans pour la crise des missiles de Cuba. Néanmoins, le documentaire ne sera montré au public britannique que vingt ans plus tard, bien après la sortie du Jour d’après et Threads. Ces deux dernières œuvres, quant à elles, sont diffusées au début des années 80, dans une nouvelle période de tension : invasion soviétique de l’Afghanistan fin 1979, crise des euromissiles, regain de la course aux armements, la politique étrangère musclée et l’Initiative de Défense Stratégique de Ronald Reagan… Avec pertinence, ces trois films s’inscrivent dans leur contexte géopolitique.
Trois approches
Les deux films anglais adoptent la forme du documentaire fictif, le « documenteur ». Un genre qui fait florès aujourd’hui et qui a tendance à se confondre avec le « found footage ». La Bombe évolue sur une ligne fine entre le documentaire fictif et le documentaire : les images cherchent à recréer une impression de réalité, Watkins emploie des comédiens non-professionnels, mais le commentaire est en décalage, souligne la fictivité des images vues : « Ceci est une conséquence possible d’une guerre nucléaire », rappelle régulièrement la voix off. Des placards, affichant faits ou citations, apparaissent régulièrement à l’écran. Threads poursuit dans cette approche documentaire (des placards et une voix off sont aussi présents), mais adopte plus volontiers l’angle de la fiction : on y suit de véritables personnages, notamment deux familles, une prolétaire et une de la classe moyenne. Un personnage principal se dégage : la jeune Ruth, qui veut se marier avec son petit ami, qui l’a mise enceinte. Elle puis son enfant vont gagner en importance au fil du film.
Le Jour d’après a quant à lui la forme d’un film, mais avec une réalisation très en retrait. On pense dans les premières minutes à un documentaire/docufiction, dépourvu de commentaire, mais les personnages, le montage, invalident peu à peu cette hypothèse : on est bien dans un téléfilm. D’autant que celui-ci fait appel à des acteurs professionnels, notamment Jason Robards (Il était une fois dans l’Ouest, Les Hommes du président…). On suit là aussi différents personnages : une jeune fille qui veut se marier avec son petit ami, qui l’a mise enceinte ; son redneck de père ; un médecin plein d’abnégation.
Faits et circonstances
Si ces trois œuvres adoptent une forme et une approche différentes, le fond demeure cependant similaire, tant dans le contexte menant à un conflit nucléaire que ses conséquences.
La Bombe met en scène des tensions grandissantes entre USA et URSS à Berlin. La Chine attaque la République du Viêtnam ; les USA se préparent à répliquer ; l’URSS et la RDA menacent d’envahir Berlin-Ouest si Washington ne se rétracte pas : Washington n’en démord et la moitié occidentale de la ville est donc investie. Deux divisions de l’armée américaine contre-attaquent mais se retrouvent bien vite en sous-nombre. Le président américain autorise alors l’OTAN a employer l’arme atomique contre l’URSS. Lors de cette période, la Grande-Bretagne se prépare à l’éventualité d’un conflit, et prend les mesures adéquates pour éloigner les habitants des potentielles cibles : déloger puis reloger les habitants, les inciter à bâtir des abris. Ce qui ne se fait pas sans anicroches, malgré les discours se voulant rassurant. Quelques instants après l’attaque nucléaire américaine, l’Union soviétique réplique en tirant des missiles sur plusieurs cibles stratégiques anglaises. Les conséquences sont fatales pour ceux situés près des explosions : cécité, vague de chaleur, maladie des rayons. Il faut ensuite gérer l’après : soigner les blessés, du moins ceux qui peuvent l’être ; nourrir la population malgré les pénuries et les sols irradiés ; faire face aux émeutes et aux protestations des civils…
Le Jour d’après met à nouveau Berlin au cœur des tensions grandissantes entre l’URSS et les USA. L’Union soviétique se prépare à envahir le secteur occidental. Troupes de l’OTAN et soviétiques s’affrontent, ces dernières en ressortent victorieuses et filent vers la France. Pour empêcher l’Europe de tomber aux mains des Soviétiques, les USA répliquent par l’envoi d’ogives nucléaires sur les divisions russes. Des ogives tirées depuis une base militaire du Kansas. A Lawrence, Kansas, et Kansas City, Missouri, non loin de cette base, personne ne voulait croire à la guerre, malgré des reportages télévisés de plus en plus alarmants. Le conflit interrompt le quotidien : une ogive nucléaire russe explose au-dessus de Kansas City, générant une impulsion électromagnétique dévastatrice, avant que des missiles ne pilonnent les environs. Le temps d’alerte est bref, il faut se terrer le plus vite possible, puis attendre la fin des retombées radioactives. Du moins, si c’est possible ; il est urgent de soigner les gens, malgré l’absence des appareillages électriques, grillés par l’EMP.
Dans Threads, c’est l’Iran qui est à l’origine du conflit nucléaire, et fait des USA les responsables. Un coup d’état, supposément causé par les Américains, amène les Soviétiques à occuper militairement une partie du pays. Intimidation et ultimatums se suivent, mais personne ne cède. Les destructions répondent aux destructions, jusqu’à l’emploi d’ogives nucléaires. A la différence du Jour d’après et de La Bombe, le conflit nucléaire ne se résout pas en une poignée de minutes : il s’étale ici sur quatre jours. Trois mille mégatonnes sont échangées, dont deux cent dix retombent sur la Grande-Bretagne. Centré sur la ville de Sheffield, le téléfilm montre les efforts des habitants pour survivre dans une Angleterre bien vite en proie à un hiver nucléaire, et montre les conséquences de l’attaque sur une période d’une douzaine d’années.
Tandis que la voix off de La Bombe annonce les faits, dans Threads et Le Jour d’après, le contexte est donné par les bulletins radio et les nombreuses télés allumées, toujours opportunément sur les chaînes d’infos. Moyen facile et pratique de contextualiser sans trop alourdir le récit.
Les trois œuvres ont en commun de montrer longuement la vie avant le conflit, afin de poser les personnages (du moins, dans le cas du Jour d’après et de Threads) et les conséquences de ce dernier, sur une échelle plus ou moins longue : quelques mois pour La Bombe et Le Jour d’après, une douzaine d’années pour Threads. Dans les visions de Watkins, Meyer ou a détérioration de l’ordre public est inévitable : en Angleterre, ce qu’il reste du gouvernement peine à maîtriser les débordements (émeutes de la faim en particulier) et emploie la manière forte (exécutions sommaires des éléments séditieux). Si le gouvernement survit dans La Bombe, on semble revenu à un simili-Moyen-Âge post-apocalyptique à la fin de Threads : des individus ignorants, parlant une langue dégénérée. Le Jour d’après voit les Américains se replier sur de petites structures communautaires, le gouvernement fédéral demeurant loin et peu efficace.
Après la bombe
Proposé à la BBC par Peter Watkins lui-même, La Bombe ne sera cependant pas diffusé avant deux décennies. Selon le réalisateur, la BBC aurait paniqué et montré secrètement le documentaire à des officiels du gouvernement d’alors (membres du Bureau de l’intérieur, du Ministère de la Défense), ce qui aurait valu à La Bombe sa censure partielle : le documentaire n’est pas diffusé à la télévision, mais seulement projeté qu’en de rares occasions. L’accueil de la presse est mitigé, les uns soutenant la décision de la BBC de ne pas montrer de telles images au public britannique, les autres criant au chef d’œuvre.
De fait, La Bombe est d’un réalisme cru et demeure, cinquante ans après, toujours aussi saisissant. Tourné en noir et blanc, le documentaire ne fait guère appel aux effets spéciaux (lors des explosions atomiques, les tons s’inversent brièvement), ce qui explique qu’il ait moins vieilli que Le Jour d’après ou Threads.
Non moins horrible dans ses images que le film de Watkins, Threads apparaît moins frappant que La Bombe. Le téléfilm traine en longueur, à trop vouloir situer le contexte géopolitique et présenter ses personnages, qui peinent à emporter l’adhésion. Son intérêt se situe davantage dans la représentation réussie de l’hiver nucléaire comme l’une des conséquences à long terme de l’attaque, sans omettre la déliquescence de la civilisation. Threads remportera d’ailleurs plusieurs BAFTA en 1985. On peut cependant que le téléfilm, censé se dérouler au printemps, peine à cacher ses prises de vue hivernales : fin mai, les gens sont vêtus d’épais manteaux, leur souffle fait de la buée, et les arbres sont dénudés…
On peut adresser de semblables reproches au Jour d’après : un rythme lent, une image moche, des effets spéciaux peu réussis (emploi intensif de stock-shots ; des champignons atomiques réalisés par une goutte d’encre tombant dans un liquide : à défaut d’être réaliste, le résultat est poétique). De légers défauts qui ne vont pas empêcher le téléfilm de recevoir de très bonnes critiques et surtout d’être vu par une grande partie de la population américaine le soir de sa diffusion. Le Jour d’après va marquer les officiels américains, notamment ce bon vieux Ronald Reagan, qui l’avait vu en avant-première : le téléfilm aurait influencé le président américain sur sa politique en matière d’armement nucléaire. Le Jour d’après aurait également été diffusé en URSS.
Retombées
Au sein d’une production cinématographique axée, dans les années 60, sur le pré-apocalyptique, La Bombe s’en distingue par son approche documentaire/documenteuse ainsi que le réalisme de sa représentation, et a atteint aujourd’hui le rang de classique, figurant parmi les œuvres les plus connues de Peter Watkins. Dans les décennies 70 et 80, le cinéma s’oriente davantage vers le post-apocalyptique, traitant des conséquences plus ou moins lointaines d’une guerre nucléaire ayant mené à la disparition de la civilisation (souvent occidentale) : Le Jour d’après et Threads s’en démarquent, tourné vers ce qu’on pourrait nommer le « per-apocalyptique », c’est-à-dire : avant l’apocalypse. Sans atteindre l’intensité de La Bombe ni le statut de chefs d’œuvres, ces deux téléfilms s’avèrent convaincants.
Depuis l’effondrement de l’URSS, un conflit atomique n’est plus guère à craindre – du moins entre les USA et la Russie. La menace nucléaire serait plutôt à voir du côté d’états en délicatesse avec le reste de la communauté internationale, en particulier des USA, comme l’Iran ou la Corée du Nord, qui parviendraient à se doter de l’arme atomique, ou encore d’organisations terroristes, qui réussiraient à s’en procurer — tel Daech fanfaronnant et déclarant mi-2015 être en mesure d’obtenir très prochainement l’arme nucléaire. Espérons que cela ne reste que paroles en l'air ou, au pire, seulement fiction…