M comme Music & Poetry of the Kesh

L'Abécédaire |

Où l'on continue à s'intéresser à la formidable Ursula K. Le Guin (comme si un Bifrost entier ne suffisait pas), au travers de son livre le plus étonnant : La Vallée de l'éternel retour, ouvrage d'ethnologie et archéologie future, qu'accompagne un album, Music and Poetry of the Kesh.

La Vallée de l’éternel retour [Always coming home], Ursula K. Le Guin, livre traduit de l’anglais [US] par Isabelle Reinharez. Mnémos, 2012 [1985], 550 pp. GdF.
Music and Poetry of the Kesh, Ursula Le Guin et Todd Barton, 1985. 11 morceaux, 41 minutes.

« Brillant mais indigeste », c’est ainsi que le citoyen Nébal me décrivait La Vallée de l’éternel retour d’Ursula K. Le Guin.

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En 1985, notre auteure a publié l’un de ses ouvrages les plus singuliers, cette La Vallée de l’éternel retour. Dans le processus de la création d’un monde, l’on voit souvent les auteurs débuter par publier plusieurs romans qui l’explorent narrativement l’univers, le mettant peu à peu en place, avant, parfois, de rédiger un ouvrage explicitant le monde dans ses moindres détails. Pour prendre un exemple simple, citons, tout récemment, George R.R. Martin et son World of Ice and Fire. Plus rare est l’inverse : détailler le monde, et éventuellement l’explorer. L’option choisie par Ursula Le Guin, qui ne fait rien comme tout le monde.

vol1-m-cover-vf1.jpgPublié d’abord chez Actes Sud (1994), le livre a bénéficié d’une jolie réédition en 2012 chez Mnémos : volume en grand format, illustré, imprimé dans une teinte sépia du plus doux effet.

La Vallée de l’éternel retour se présente comme un ouvrage d’archéologie et d’anthropologie future : une certaine Pandora, double transparent de l’auteure, s’attache à l’étude du peuple Kesh, qui peuplera, peut-être dans un jour lointain, la Californie. Du moins, si d’aventure celle-ci, suite au Big One, se sépare du reste du continent américain et devient une île. Pour plus de commodités dans la concordance des temps, faisons comme si tout cela était déjà arrivé…

L’épais ouvrage rassemble contes et légendes, poèmes, biographies ; une quatrième partie, « L’Arrière du livre », contient davantage de documents relatifs à la culture kesh. L’ensemble dresse le portrait d’une civilisation fascinante, proche de la nôtre par certains aspects, mais pourtant bien différente. Une sortie d’utopie, dans le sens premier du terme, écologiste, faisant un emploi modéré des technologies modernes (à peine trouve-t-on quelques ordinateurs çà et là), subissant les effets des déchets toxiques issus de notre civilisation – mais Le Guin, dans l’entretien accordé à The Paris Review (cf. Bifrost 78) se défend d’avoir écrit un manuel hippie naïf et béat. L’intérêt se situe pour bonne part dans ce travail de création ex-nihilo. Inutile de rappeler que l’auteure est fille d’anthropologue ; son attrait pour cette science a infusé dans son œuvre, en particulier dans le cycle de l’Ekumen, où les histoires mettent souvent en scène des ethnologues plongés dans des cultures étrangères. Un travail qui trouve un aboutissement dans La Vallée de l’éternel retour : les préoccupations ethnologiques, écologiques et politiques s’y rejoignent et s’y fondent.

Une ambition inédite, impressionnante dans la somme de textes accumulés… mais d’une lecture un tantinet ardue, pour dire le moins. Hormis l’histoire de Roche qui Raconte, dont les extraits rythment le livre, celui-ci semble dépourvu de fil directeur. Les textes se succèdent, pas tous du même intérêt, suivant la sensibilité de chacun – j’avoue avoir zappé les quelques sections de poèmes. Donc, oui, La Vallée de l’éternel retour est brillant et intelligent, sans conteste, mais indigeste : le livre se picore plus qu’il ne se dévore.

On peut également se reporter à la critique parue dans le Bifrost 67, ou bien au formidable article « Ursula K. Le Guin : l'anthropologie et l'archéologie du futur » de Laure Assaf et Rémi Hadad dans le Bifrost 78.

Là où La Vallée de l’éternel retour devient encore plus intéressant, c’est avec son complément audio, Music & Poetry of the Kesh. Il s’agit d’une cassette audio, vendue avec l’édition Gollancz de juillet 1986, qui poursuit le travail d’ethnologie fictive entrepris sur le livre. Les éditeurs français – Actes Sud ou Mnémos – ne l’ont pas inclus dans les versions françaises de La Vallée…, et c’est fort dommage. D’autant plus que les morceaux sont désormais disponibles en .mp3 sur le site de Todd Barton.

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À la différence de ce qu’un éditeur comme La Volte a proposé avec certains de ses livres (La Horde du Contrevent par exemple et le disque bonus composé par Arno Alyvan), Music & Poetry of the Kesh ne consiste pas en une bande originale de livre, à écouter en parallèle de la lecture du livre, mais bien en une œuvre à part entière. En plus d’un article consacré aux instruments utilisés par les Kesh, La Vallée… propose de nombreux poèmes et chansons : rien de plus naturel que de les entendre mis en musique. Soyons précis : dans le cadre de La Vallée…, ce ne sont pas des poèmes mis en musique, mais plus exactement des poèmes et des chansons recueillis et enregistrés (par Pandora ?), en parallèle du travail de collecte des contes et récits formant le gros du livre.

vol1-m-music.jpgDe fait, le livret détaille chacun des poèmes, donnant les paroles en langue kesh et leur traduction, et les replaçant dans le contexte : le sens du poème, les conditions d’enregistrement, quelques informations sur l’interprète.

Le premier morceau, « Heron Dance », est une jolie entrée en matière, entièrement instrumentale. On pourra ne pas goûter le son aigu qui parcourt le morceau, mais celui-ci nous introduit joliment dans la culture musicale kesh, avec des sonorités familières, mais indubitablement étrangères.

L’on continue avec « Twilight Song », qui a la particularité d’être dite/chantée par Ursula K. Le Guin. Mais le morceau, long d’une petite minute, est par ailleurs anecdotique. « Yes-Singing » est un morceau chanté par des chœurs féminins, débordant d’énergies positives. Une jolie réussite, quoique moins que l’intrigant « Dragonfly ». Censément enregistré à l’insu de la jeune femme chantant cette chanson, quelque part « Dragonfly » est d’une délicatesse et d’une fragilité rares. On peut l'écouter en haut de page (« l'épisode »…).

« A Homesick song » prend le contrepied : un chœur d’hommes, loin de la Vallée. Une chanson à la mélancolie amplifiée par le bruit d’un vent que l’on imagine volontiers glacial. Retour en un coin plus ensoleillé, avec cigales et compagnie, pour « The Willows », une chanson pour enfants, aussi rythmée que charmante. « Lullaby – Lahela » : c’est au son d’un feu de bois qu’on entend une vieille femme raconter une histoire à ses petits-enfants, avant que son père n’entonne une berceuse pour son bébé.

« Long Singing » tient davantage de la chanson rituelle. Extrait d’un chant censé durer plusieurs heures, c’est là le morceau le plus long, approchant les six minutes. On pense à des chants tibétains, voire au Ligeti de Lux æterna — en bien moins inquiétant —, avec ces chœurs mixtes répétant sur divers tempos le mot « heya ». Beau et apaisant. Retour à des choses plus légères avec « Quail Song », censément la chanson la plus ancienne des Kesh. Chanté a cappella (presque), harmonie et unisson y alternent pour un résultat primesautier, plein de verve et d’innocence.

« A Teaching Poem » consiste en un poème dit par une vieille femme :

« To offer is river
to give is river
to accept the given
is the river’s running
the motion of water »

« A River’s Song » est un nouveau morceau instrumental — curieusement, il évoque le regretté Nick Drake. On y retrouve la même langueur mélancolique, contrebalancée par une sensibilité pop : ici, le rythme mélodique fourni par des bols en cuivre frappés au maillet.

« Sun Dance » est un nouveau poème dit.

« Once you said this round word: sun
(...sky, light, day)

May beauty be beautiful
May beauty have been beautiful
May beauty still be beautiful
May beauty always be beautiful »

On termine Music & Poetry of the Kesh avec un ultime instrumental : « A Music of the Eighth House » (rappelons que les Kesh se répartissent en neuf clans/maisons). Joué par des cors, ce morceau se distingue par son ambiance aérienne, nocturne, inquiète. Un véritable morceau d’ambient, que n’aurait pas renié Brian Eno.

Musicalement, l’album est réussi – même s’il s’avère difficile de l’écouter hors-contexte. Et les poèmes, qui peuvent laisser froid dans le livre, passent bien mieux ainsi.

Ce qui frappe à l’écoute de ce disque, c’est son réalisme. Bien sûr, tout cela est fictif : « Dragonfly » n’a sûrement pas été enregistré à la fin du printemps, non loin d’une rivière… mais on veut bien y croire. Pareil pour le conte narré par cette vieille femme à ses petits-enfants, ou ces poèmes dits : on ne peut douter qu’ils soient dépourvus de sens, même prononcés dans une langue imaginaire. Je ne sais pas à quel point Ursula K. Le Guin a mis au point la langue kesh : La Vallée de l’éternel retour se conclut par un glossaire loin d’être ridicule, et cette huitaine de poèmes et chansons laissent supposer que le kesh a un minimum de substance (même si cela est sûrement loin d’être aussi fouillé que le quenya, le klingon ou le dothraki).

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En somme, une curiosité, des plus réussies — mais peut-être seulement à destination de ceux qui ont adoré La Vallée de l’éternel retour. Pour ceux que l’épais bouquin a indigestionnés, cela peut tout de même s’avérer l’occasion d’y retourner [pardon].

Pour ceux que cela intéresse, on peut acheter Music and Poetry of the Kesh (en mp3) par là.

Introuvable : noui
Inécoutable : oui
Inoubliable : oui

 

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