Le Veilleur du jour de Jacques Abeille, déjà publié à deux reprises auparavant chez Flammarion en 1986 puis Gingko en 2007, vient d’être réédité par les éditions du Tripode. Comme l’écrit sur son site Frédéric Martin, l’éditeur, le tripode est un symbole de stabilité. Ce trépied est aussi en premier lieu, rajouterai-je, le cadeau que se font entre eux les héros d’Homère, ou bien encore le siège de la Pythie, lieu d’où s’énonce l’énigme. Et il est vrai que cette réédition du Veilleur du Jour nous est un don précieux et mystérieux.
Tout d’abord parce que le lecteur a la chance de retrouver François Schuiten sur la couverture, comme nous avons pu en prendre l’habitude depuis que F. Martin a commencé à (ré)éditer le Cycle des Contrées (Les Jardins statuaires, 2010 ; Les Mers perdues, 2010 ; Les Barbares, 2011 ; La Barbarie, 2012). Nous y voyons dessiné, dans un style puissamment graphique, un bas-relief représentant un ermite qui tient à bout de bras une lanterne. Ce bas-relief gigantesque est éclairé par un homme qui semble surpris de sa découverte. Grâce à cette image – belle infidèle – de Schuiten (qui réinterprète, comme à son habitude, le passage du livre dans sa propre esthétique), nous replongeons de suite dans l’univers graphique des Contrées auquel nous nous sommes habitués depuis 2010 et nous laissons le mystère de l’image venir souligner l’énigme du titre, magnifique : quel besoin a-t-on de veiller le jour, en effet ? À moins qu’il ne faille mettre une majuscule à jour – choix de la précédente édition – et espérer quelque ultime révélation, quelque apocalypse d’un Jour où se réalise une vieille prophétie ? En tout cas, le choix de l’image alertera de suite les connaisseurs du Tarot divinatoire qui y reconnaîtront l’arcane majeur 9, l’ermite, symbole de prudence et de réflexion qui préside à une lente mais sûre élaboration. Une lecture « à plus haut sens » s’impose donc d’entrée. Ouvrons le livre…
Deuxième et troisième de couverture se déplient pour nous livrer la précieuse carte des Contrées – dessinée par Pauline Berneron – qui a accompagné le lecteur tout au long des Barbares. Quel meilleur résumé proposer au lecteur des précédents ouvrages publiés chez Attila puis Le Tripode ? Hormis la couverture et la carte, nul autre dessin ne vient accompagner le texte qui semble se suffire à lui-même, comme c’était le cas pour les Jardins statuaires, façon peut-être de nous suggérer que le déchiffrement et l’interprétation du signe sont au cœur de l’intrigue. La voici qui commence…
Un homme sans identité, un ancien bûcheron des Hautes Brandes, qui dira bien plus tard s’appeler Barthélemy Lécriveur, marche vers Terrèbre. Il est à la recherche du cœur de la ville, c’est un appel inexplicable. Et voici que le lecteur des Jardins statuaires glisse pour la première fois le long des contreforts ouest du haut plateau, vers les vignes de la plaine qui précèdent la capitale de l’empire.
Une fois arrivé à Terrèbre, Barthélemy prend chambre dans une auberge le temps de trouver du travail. La servante, nommée Zoé, élit pour amant cet étranger énigmatique ; l’aubergiste lui, le met en relation avec la guilde des hôteliers qui cherche quelqu'un pour garder de jour un entrepôt vide qui ne sert, semble-t-il, que d’entrée à un très vieux cimetière oublié dans le tissu urbain de Terrèbre. Barthélemy devient ce gardien, chargé d’attendre l’élu qui, selon une antique tradition, viendra prendre possession de ce lieu. Les agissements de cette guilde attirent l’attention d’un vieil enquêteur sur le retour, Molavoine, qui se met à espionner Lécriveur et à consigner dans ses cahiers ses faits et gestes, ce qui donnera de la matière à plusieurs livres du Cycle (le Veilleur du Jour lui-même si l’on veut, Les Voyages du Fils et surtout Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre). Ignorant de tout cela, Barthélemy, lui, prend place à l’entrée de l’entrepôt ; quand il ne veille pas, il s’occupe en bon jardinier du cimetière laissé à l’abandon ; il finit par s’y installer définitivement dans une solitude quasi monacale. Il n’est pas sans lecture : un antiquaire lui a fait don d’un livre ancien, unique, dont la couverture s’orne d’un cœur ; grâce à lui, Lécriveur va percer peu à peu les secrets du bâtiment et de ses inscriptions énigmatiques. Pendant ce temps, Zoé s’est éloignée de lui ; la jeune Coralie s’approche : brillante étudiante du professeur Destrefonds – celui-là même qui fera traduire les Jardins statuaires dans Les Barbares –, elle se passionne très vite pour le bâtiment et son gardien, dont elle devient la maîtresse. Ils seront l’un à l’autre comme on ne peut l’être qu’une fois dans une vie, emplis du sentiment du destin qui s’accomplit et peut-être même se rejoue. Mais sans le savoir, Coralie incarne aussi tout un pan de l’histoire et de la politique de Terrèbre, dont l’empire est menacé à l’extérieur par les barbares et à l’intérieur par un complot. Malgré elle, la jeune femme contribuera à déchaîner de puissantes forces qui emporteront les amants au cœur d’un secret qui révélera sa forme définitive dans les toutes dernières lignes du roman…
Qu’apprendra le lecteur du Veilleur du Jour sur les jardins statuaires et les barbares ? Rien, seule Terrèbre importe, dont la folie viendra écraser plus tard le Maître sans nom de La Barbarie. Mais peu importe.
Le lecteur des précédents romans de Jacques Abeille retrouvera cette langue unique qui charme de sa limpidité trompeuse, demeure insaisissable et vous emporte ; les dialogues y sont empreints de mystère, souvent lourds d’un sens que l’on sent échapper, et tactiles pour ainsi dire, car les personnages y avancent avec précaution pour rencontrer l’autre ou soi-même ; le rêve y a la même prégnance, qui réunit les amants égarés, comme dans Peter Ibbetson, et surtout fait jaillir de manière hypnotique le récit ainsi qu’au début des Jardins Statuaires ; la même sensualité diffuse préside à l’écriture, et pourtant… Tout se joue dans une vibration légèrement différente : jamais le déchiffrement du monde n’y fut aussi anxieux, jamais l’érotique n’a occupé une telle place.
Est-ce dû à cette noirceur romantique, comme en témoignent l’épigraphe tirée d’Ann Radcliff et la dédicace à Gérard de Nerval, qui renforce, de manière si originale par rapport aux autres romans, l’onirisme de l’écriture ? Terrèbre en ses nuits rappelle souvent le Paris de Nerval ou la Prague de Gustav Meyrink... On y sent à l’œuvre des puissances occultes, héritées d’un passé sans âge ; les signes y pullulent : les arcanes du tarot divinatoire jalonnent le parcours des personnages de leur discours énigmatique. Les demeures semblent douées de leur vie propre et creusées d’une infinité de communications secrètes. Nulle steppe, ici, sur l’horizon de laquelle perdre son regard, nulle échappée en dehors de Terrèbre sinon quelques très belles pages sur les amours de Barthélemy et Coralie sur le littoral : l’angoisse des murs est la plus forte, de la ville à la tombe. C’est bien là une différence essentielle avec les romans précédemment publiés : alors que s’écroule un monde sous les yeux des narrateurs des Jardins Statuaires et des Barbares, le Veilleur du Jour a pour sujet principal un plan qui s’accomplit pour déboucher sur une forme parfaite, l’avènement d’une architecture « opaque, muette, un sein de pierre pointé au ciel vide et couvant des morts », pour reprendre les tout derniers mots du roman.
Ce sentiment d’étrangeté par rapport aux Jardins Statuaires tient également à ce que la narration se fait à la troisième personne, ce qui est bien rare dans le Cycle des contrées. Le récit à la première personne est central dans les autres romans : il permet l’écriture ethnographique et garantit, d’une certaine façon, l’intégrité du sujet qui se remet sans cesse en question au fil de ses découvertes. Il permet également au narrateur de se forger sa propre identité : on peut être un Maître sans nom (La Barbarie) quand on devient ce que l’on écrit et, pour ainsi dire, quand on s’y résume. Mais tout autre chose se produit avec le Veilleur du Jour : la quête d’identité devient un des principaux ressorts de l’intrigue, et non seulement de celle du roman, mais, aurais-je presque envie de dire, de toute l’œuvre d’Abeille lui-même. Qui est, en effet, Barthélemy Lécriveur ? Le sait-il lui-même ? Peut-il d’ailleurs répondre, quand lui échappe son propre passé ? Ne cesse-t-on pas de lui dire qu’il n’est pas celui qu’il prétend ? Qui reconnaît-on en lui sinon ce double, aux initiales inversées, Léo Barthe ? Et voici que s’ouvre pour le lecteur le fascinant dossier Barthe, cet alter ego d’Abeille qui l’accompagne depuis ses débuts et devient non seulement un des personnages du Cycle, dont nous connaîtrons enfin l’histoire dans les Voyages du fils (Gingko 2008), mais aussi un de ses auteurs avec les Chroniques scandaleuses de Terrèbre (Gingko 2008). Moment de jonction important, central, dans l’œuvre d’Abeille et qui, je l’espère, appellera une prochaine réédition de ces deux romans : comment en effet comprendre le Veilleur du Jour, sans avoir l’histoire de ce narrateur dont on sent la présence à quelques touches discrètes dans le texte ? comment faire sans lever le mystère de l’identité de celui qui se nomme lui-même Barthélemy Lécriveur ?
À bien des endroits du Veilleur du Jour on sent l’ombre de Barthe le pornographe et sans doute est-ce parce que l’érotisme y joue un rôle central : certes, il est souvent question d’amour dans le Cycle des Contrées, et l’érotisme y est diffus dans l’écriture, mais le Veilleur du Jour est à ce jour le grand roman d’amour de tout le Cycle. Il n’est pas question d’y décrire avec détail les unions de Barthélemy et Coralie, les Chroniques scandaleuses le feront parfaitement : le Veilleur du Jour nous offre une véritable érotique de la connaissance, où la lecture sensuelle des signes empreints sur le corps de l’aimé(e) devient le modèle du déchiffrement du monde. On y voit Barthélemy, Coralie, Abeille à la recherche d’un creux, d’un cœur, d’une âme (comme celle des instruments, des statues de bronze, de l’entrepôt du Veilleur du Jour) d’où rayonnent l’amour, la mort et l’écriture qui viennent se marquer en chiffres offerts et impénétrables sur le corps qui enserre cette âme, avant que ce corps lui-même n’offre plus que sa muette opacité. L’univers des Contrées ne cesse de gagner perpétuellement sa cohérence, on attend une suite bien sûr : sera-ce la clé de cet Eros métaphysique ?
Bref, vous ouvrirez ce livre comme un roman et vous aurez autant de mal à le refermer qu’à tourner l’une des pages les plus intenses de votre propre vie… Intrigue policière sur fond de complot d’état, réflexion sur la vie des civilisations, légende éternelle des amants perdus qui se retrouvent au tombeau, traité sur l’érotique déchiffrement du monde, roman d’existence et d’écriture : le Veilleur du Jour offre à son lecteur tout à la fois le charme d’un récit d’énigme et d’amour somptueusement ménagé, la splendeur d’une longue et unique métaphore de la création et une méditation sur ce qui doit advenir, de l’œuvre et de nos vies : Terrèbre et son cœur sont le destin des amants, et c’est avec une délectation un peu angoissée qu’on sent le fil de leur histoire tisser peu à peu le chiffre du nôtre…
NB : impossible de finir ces lignes sans évoquer le prix Jean Arp de littérature francophone, délivré cette année à Jacques Abeille pour l’ensemble de son œuvre, qui s’étoffe de deux nouvelles publications : un recueil de poésies, Petites proses plus ou moins brisées (Arfuyen), et un autre de sept nouvelles, Fins de carrière (Éditions In8), autant de raretés précieuses !