Journal d'un Homme des bois, 23 juillet 2014

Journal d'un homme des bois |

jhb-20140723-une.jpg« Histoire de me changer un peu les idées après des journées entières passées à travailler sur des articles (compliqués…) pour la Maison d'Ailleurs, j’ai commencé, le soir, à explorer mes disques durs externes et ceux de mes ordis. En particulier les dossiers "Écriture" et leurs nombreux sous-dossiers. J’espérais retrouver des fichiers numériques de certaines nouvelles, ou des notes quant à d’éventuels projets anciens susceptibles d’être utilisées. » Où Francis Valéry évoque le contenu des dits disques durs et ce qu'il y avait oublié.

jhb-20140723-centaures04.jpgVoilà quelques jours que je tourne autour du pot, comme on disait chez moi, quand j’étais gamin. Je ne connais pas l’origine de l’expression : s’agit-il du pot contenant de la confiture à peine sortie du chaudron et dans laquelle il est interdit de plonger une petite cuillère ? Ou alors du pot au lait de la jeune et jolie Perette ? Celui qui, tant il alla à l’eau, ouh la la, finit par se briser, tralala ? (hélas, mon bon Francis, c’est la cruche qui se brisa, pas le pot – ah ?! désolé…). J’imagine, comme disait John Lennon, que dans la France plus ou moins profonde de nos riantes et verdoyantes campagnes, entre pâturages et labourage, et pas seulement le jour de la poule au pot (tiens, un autre pot !), l’expression est toujours utilisée pour décrire une personne qui n’arrive pas à se décider, qui hésite et tergiverse – je crois qu’on dit aussi « jouer la montre » histoire de « gagner du temps », tout en sachant qu’il faudra bien se décider, à un moment ou à un autre. Bref, très précisément ce que je suis en train de faire – et je n’ai même pas l’excuse, comme Balzac en son temps, d’être payé à la ligne !

Dans les derniers posts de cette chronique, j’ai évoqué la folie – et ai semé assez de petits cailloux, du moins il me semble, pour suggérer qu’il s’agissait aussi de la mienne.

Pas facile…

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jhb-20140723-centaures06.jpgIl y a quelques semaines, lorsque j’ai senti que mon retour en littérature possédait une certaine solidité et avait quelque chance d’être durable, j’ai trouvé l’énergie d’aller explorer les disques durs de mes ordinateurs. Je possède quatre machines. La plus ancienne date de mon passage du Mac à l’univers PC – elle doit donc avoir dans les treize ans d’âge… et l’écran plat qui y est associé, un minuscule Hyundai acheté neuf à la même époque, fonctionne encore parfaitement ! Je me servais de cette configuration lorsque je vivais à Bordeaux, dans mon treize mètres carré de la rue Bertrand de Goth, puis dans mon appartement du Cours Roosevelt où j’habitais avec ma fille – certains de mes lecteurs ont connu l’un et l’autre endroit. J’ai eu ensuite une deuxième machine, dans mon coin-bureau de l’appartement de ma compagne, à Lausanne – j’ai écrit sur cet ordinateur mes derniers livres publiés. Lorsque j’ai quitté Lausanne pour revenir en France à temps plein, il y a environ six ans, j’ai demandé à mon frère – dont c’est le métier – de me construire une troisième machine, aussi puissante et silencieuse que possible, afin de m’en servir dans mon studio d’enregistrement et comme lecteur de DVD. Depuis sa mise en fonction, c’est mon ordinateur principal. La machine la plus ancienne sert uniquement à graver des CDs (son lecteur fonctionne en x4 et j’aime graver à la vitesse la plus lente possible) et à gérer les travaux d’impression sur une vieille HP laser ; la deuxième est connectée sur un ampli vintage Technics avec une paire d’enceintes Bang & Olufsen et sert surtout à écouter des CDs tout en travaillant ! J’ai également un portable qui m’accompagne lors de mes déplacements à Lyon, Saint-Étienne ou Yverdon. Ajoutons à ce matériel des clés USB – que je finis toujours par perdre (j’en achète alors une autre) ; ainsi que deux disques durs externes qui servent surtout à stocker ce qui mérite de l’être (photos, vidéos…). Globalement du vieux matériel, mais qui répond à mes besoins.

jhb-20140723-centaures07.jpgPourquoi entrer dans ces détails ? Simplement pour expliquer que, travaillant ici ou là, sur telle ou telle machine, il y a beaucoup de choses souvent redondantes sur les disques durs, même si j’ai un système d’intitulé des fichiers et des dossiers très personnel mais qui s’avère efficace ; je conserve également trois ou quatre états consécutifs de tous mes fichiers, là encore avec des intitulés qui me permettent de les stocker chronologiquement ; je me sers également des possibilités de datation classiques comme les dates de dernière modification. De la paranoïa appliquée, en somme. Et qui fonctionne : je n’ai jamais rien perdu. Et si j’avais un vrai crash de disque dur, je perdrais au pire quelques heures de travail – car il m’arrive aussi de m’envoyer des états d’avancement de ce sur quoi je travaille en pièces jointes, une manière de stocker des infos dans ma boîte mail. Bon, maintenant, si une bombe nucléaire explose en altitude et grille tout ce qui est électrique, je perdrai un peu plus que quelques heures de travail –c’est pourquoi j’imprime assez régulièrement les choses importantes. Évidemment, on n’est pas à l’abri d’une invasion de clones d’Hitler zombies mangeurs de papier ou de rats mutants géants de Sumatra. Mais le risque zéro n’existe pas.

jhb-20140723-centaures08.jpgAlors voilà, il y a quelques semaines, histoire de me changer un peu les idées après des journées entières passées à travailler sur des articles (compliqués…) pour la MdA, j’ai commencé, le soir, à explorer mes disques durs externes et ceux de mes ordis. En particulier les dossiers « Écriture » et leurs nombreux sous-dossiers. J’espérais retrouver des fichiers numériques de certaines nouvelles, ou des notes quant à d’éventuels projets anciens susceptibles d’être utilisées.

Dans mes deux précédents posts, j’ai parlé des raisons qui m’ont amené à cesser d’écrire de la fiction – au terme de ma résidence d’auteur à Neuvy-le-Roi au printemps 2004. J’ai parlé de « version officielle » – l’expression m’est venue comme cela, mais elle est en réalité incorrecte, car cette version-là est la seule que je connaissais. Oui, j’ai cessé d’écrire pour les raisons que j’ai dites, et pour celles-là seulement. Je n’ai pas menti – même pas un peu sollicité les faits. Le hic, c’est que… comment dire ? Je croyais avoir cessé d’écrire. En toute bonne foi ! Jusqu’à ces séances exploratoires…

jhb-20140723-centaures10.jpgJ’ai littéralement découvert sur mes machines plus de deux millions de signes de textes inédits – pour la plupart inachevés. Pour prendre la mesure de cette somme, disons que deux millions de signes correspondent à environ six romans de la taille des anciens Fleuve Noir Anticipation.

jhb-20140723-centaures11.jpgJ’ai trouvé un projet de roman se situant juste avant La Cité entre les Mondes : une immense chronologie, un synopsis détaillé qui intègre dans la narration plusieurs fragments écrits, et une nouvelle publiée, « L’Oiseau de Zimbabwe », figurant dans une anthologie de steampunk au Fleuve Noir ; ce projet ne porte pas de titre, il semble qu’il ait fait l’objet d’un échange de mails avec les Éditions du Bélial’. J’ai trouvé deux autres projets se situant dans le même univers, mais cette fois situés chronologiquement après les événements narrés dans La Cité. Le premier s’appelle L’Archipel du Rêve : un phénomène mystérieux « échange » les îles Chagos, dans l’Océan Indien, non loin de l’île Maurice, avec une portion d’un univers parallèle – projetant dans cet univers les gens qui s’y trouvaient, dont Blumlein, le héros de La Cité. L’autre s’appelleLa Montagne du Silence, il est situé vingt ans après La Cité et se passe pour l’essentiel au Japon. Je découvre que La Cité entre les mondes était donc pour moi, au moins à une époque, le deuxième tome d’une tétralogie. Ce que j’avais oublié.

jhb-20140723-centaures12.jpgJ’ai trouvé un recueil complet destiné aux Éditions de l’Agly – petite maison chez qui j’ai publié un thriller fantastique, Les Sources du Nil, qui avait suffisamment marché pour avoir connu deux éditions. J’ai appris un peu par hasard, il n’y a pas si longtemps, que Lucille Negel, la responsable de cette maison, était décédée. Constitué de nouvelles de littérature générale, ce recueil est resté en l’état, sur un disque dur.

J’ai trouvé des tas de notes et plusieurs chapitres d’un roman de fantasy celtique, se situant en Irlande, au Moyen Age – rien de vraiment construit. Sans doute une manière de tester ma capacité à écrire de la fantasy traditionnelle. Rien d’utilisable.

jhb-20140723-centaures13.jpgJ’ai trouvé le manuscrit complet d’un cinquième volume de ma série Julien, chez Magnard : Dinoland, accompagné d’un échange de mails avec Jacques Chaboud, le directeur de la collection. Je me souviens que tout le département jeunesse a peu après été sabordé par l’éditeur – ce qui explique sans doute que Dinoland n’a jamais été publié ; je ne pense pas l’avoir jamais proposé à un autre éditeur. J’ai également le synopsis très détaillé d’un sixième titre dans la série, sans titre.

jhb-20140723-centaures14.jpgJ’ai trouvé le synopsis complet et les premiers chapitres d’un roman qui met en scène Arthur Rimbaud. Cela commence alors qu’Arthur vit à Londres, avec son ami Germain Nouveau ; ils dénichent aux puces une statuette en plâtre représentant un flough (les petites créatures capables d’ouvrir des failles entre les univers, que l’on voit au début de La Cité) et la brisent malencontreusement, révélant dans son socle un appareil (une sorte de télécommande) ; en la tripotant, Arthur suscite un hologramme de Stonehenge… Le synopsis rend compte de tout ce que l’on sait sur les déplacements de Rimbaud à cette époque (avec un éclairage SF), et le conduit jusqu’à la Côte des Somalis où il découvre un vaisseau analogue à celui de La Cité. Il y a deux versions du synopsis : un roman pour la jeunesse, et un roman adulte appartenant au même univers que La Cité, mais sans connexion directe.

J’ai trouvé le synopsis complet et détaillée d’une novella fantastique se passant en Suisse, au XIXe siècle, accompagné de plusieurs mails montrant qu’il s’agissait d’une commande de la part d’un imprimeur suisse souhaitant monter une structure éditoriale, pour inaugurer une collection qu’on me proposait d’ailleurs de diriger – j’ignore pourquoi je n’ai pas concrétisé.

jhb-20140723-centaures15.jpgJ’ai trouvé le synopsis et les six premiers chapitres d’un roman se passant entre Lausanne et Vevey, avec des glissements de temps (le narrateur rencontre Paul Morand qui y vivait en exil, après-guerre), une porte sur des univers parallèles (au fond d’un jardin, dans une vieille maison du quartier sous gare !), un bateau fantôme, etc.

J’ai trouvé des ajouts au Talent Assassiné : un prologue inédit, un épilogue inédit, plusieurs chapitres inédits. Je ne sais pas s’il s’agit de coupes qui ont été demandées par les Éditions Denoël ou si ce sont des ajouts que j’aurais écrits par la suite, pour une raison ou une autre. En tout plus de 150 000 signes. J’ai également trouvé un dossier sur une suite titrée Le Talent Ressuscité (dont j’ai parlé dans mon précédent post) avec plus de 200 000 signes écrits, soit la moitié du livre.

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Et surtout, j’ai retrouvé tout le dossier du roman que j’avais commencé lors de ma résidence à Neuvy-le-Roi – c’est effectivement énorme et d’une complexité effroyable ! Tout tourne autour de la figure du Centaure : un sdf hérite d’une maison au milieu d’un parc à l’abandon et découvre une statue de centaure, une équipe chargée de fouilles d’urgence sur un chantier d’autoroute découvre un village gaulois et une tombe qui contient le squelette d’un centaure, une villa nommée « Les centaures » est louée à des gens très étranges, une projection topographique de la constellation du Centaure révèle des lieux très spéciaux, une galeriste nantaise se lance sur la trace des originaux d’un dessinateur ayant illustré Les Centaures, un livre de André Lichtenberger ayant réellement existé (paru en 1904, plusieurs fois réédité), etc. Le synopsis tourne sur la notion de subjectivité collective. A la fin, tout est justifié… enfin, il me semble. A parcourir les chapitres écrits, je comprends pourquoi je me suis perdu dans ce manuscrit ! Parfois, il me semble que j’y frôle de manière quasiment sublime le grand n’importe quoi ! Je me souviens que, souhaitant ancrer davantage ce roman dans le réel, j’avais signalé dans la chronique littéraire que je tenais alors dans Fiction, l’existence d’une magnifique réédition des Centaures de André Lichtenberger, avec des gravures vraiment étonnantes, longtemps considérées comme perdues suite à la déportation de leur auteur. J’avais évidemment inventé ce dessinateur et cette réédition – je précisais que le tirage était ultra-limité et difficile à trouver. L’éditeur de Fiction n’y avait vu que du feu. Dans mon roman, Sophie Fragonard, la galeriste nantaise, se lançait à la poursuite des originaux, justement après avoir lu ma chronique dans Fiction, et arrivait dans le village en question (Neuvy-le-Roi où j’étais en résidence), pour découvrir une des gravures originales encadrée derrière le comptoir de l’unique bar du village. Ma démarche consistait bel et bien à « tordre » le réel pour pouvoir l’utiliser à des fins romanesques – tel un héros celtique s’efforçant de rendre le réel conforme au mythe. Suite à ma chronique bidonnée de Fiction, j’ai d’ailleurs reçu plusieurs courriers de lecteurs, collectionneurs de SF ancienne, exprimant leurs regrets de n’avoir pu se procurer cette édition et me proposant d’acquérir mon exemplaire. J’adore vraiment ces interfaces floues entre le réel et l’imaginaire.

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jhb-20140723-centaures16.jpgAutre détail, j’ai pu constater – avec les informations sur les dernières dates de modification des fichiers retrouvés – que j’ai, en réalité, travaillé de manière régulière (et sans doute avec acharnement, vu le volume produit) sur tous ces textes, entre 2004 et 2008. Je n’ai donc pas cessé d’écrire pendant ces années. J’ai simplement totalement oublié que j’avais écrit. En réalité, c’est lorsque je me suis séparé de ma compagne et que j’ai quitté Lausanne, pour m’installer sur l’ancien domaine familial et commencer à me construire un lieu de vie, c’est là que j’ai arrêté d’écrire alors que je recommençais à vivre dans le « vrai monde » et non dans une réalité plus ou moins romanesque. Mais au cours des années d’enfer que j’ai décrites ces derniers jours, alors que je me sentais en permanence au bord du gouffre et dangereusement attiré par la solution finale qu’il représentait à mes yeux, je ne cessais en réalité d’écrire – à l’évidence pour rester en vie ; simplement je n’ai rien fait de tous ces manuscrits, je n’ai d’ailleurs quasiment rien terminé, et j’ai certainement décliné toutes les offres d’édition qui m’étaient faites… je ne me souviens de rien.

« Je est un autre… » écrivait Rimbaud.

Je vous l’ai dit : la folie peut emprunter bien des visages. Et le plus terrifiant, c’est qu’on est le dernier à se rendre compte de sa propre folie.

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