La Saga de Hrolf Kraki
Poul Anderson s'approprie les « Dits » constituant la saga de Hrolf Kraki, cinq chants mis en forme au XIe siècle. L'équivalent de la transcription akkadienne faite par Silverberg pour Gilgamesh, roi d'Ourouk (l'Atalante), ou du fascinant Grendel de John Gardner (Denoël) contant les exploits de Beowulf vu par le monstre. Beowulf qui n'hésite pas à donner un coup de main aux Skjoldung, lignage tourmenté dont est issu Hrolf Kraki. Car la famille régnante du Danemark n'a pas attendu Hamlet pour donner dans la chicane familiale. Ici, point de col en dentelles, mais des palais de planches à l'atmosphère saturée de fumée, de relents d'hydromel et de corps mal lavés. Sexe et batailles rythment la saga, deux moteurs du destin qui détermineront l'existence de Hrolf, et sa fin. D'entrée, la maison Skjoldung est frappée par le drame : Frodi tue son frère Halfdan, épouse sa veuve et s'approprie la couronne du Danemark. Hroar et Helgi, fils du monarque défunt, fuient avant d'obtenir vengeance. Hroar dirige le pays en souverain avisé tandis que Helgi, roi de guerre, s'attire la malédiction des entrailles. D'une Elfe, il a une fille, Skuld, qui conspirera à perdre le royaume. Du viol de la reine Olof naît également une héritière, Yrsa, dont il fera son épouse. Hrolf est donc un fils incestueux, mais à la santé de chêne qui lui vaudra le surnom de Kraki, ou « tronc ». Il s'entoure de champions issus d'un homme-ours, combat les bersekers et parvient à unifier le pays. Mais il lui reste à délivrer sa mère Yrsa, contrainte d'épouser Adils de Suède, le roi sorcier. Hrolf et ses douze braves iront au combat, dans l'assurance de vaincre mais aussi de mourir car ils ont bafoué Odin…
On l'aura compris, voici un roman qui sent sous les bras. Une pure jouissance de lecture, rendue disponible au lectorat français par une traduction remarquable qui parvient à préserver le rythme des chants, mais aussi la modernité du style d'Anderson. Nul doute que l'éditeur offrira à Pierre-Paul Durastanti deux pucelles nattées qui fourrageront dans sa barbe. Enfin, notons que Poul Anderson avait déjà mis en scène le roi Helgi dans « L'Homme qui était arrivé trop tôt » (Histoires de voyages dans le temps, Livre de Poche), nouvelle qui voyait un soldat contemporain projeté au VIe siècle et défaillir à l'odeur de pieds vikings. Quand je vous dis que ce n'est pas de la littérature pour buveurs de verveine, parole de Loki !
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Trois Cœurs, Trois Lions
Longtemps les ouvrages de Poul Anderson, en dehors de l'amusant Les Croisés du cosmos (Folio « SF »), ont été assez difficiles à trouver dans l'Hexagone. Cependant, il semble qu'Anderson profite actuellement d'un regain d'intérêt dans nos contrées science-fictives. Ainsi, le Bélial' s'illustre ici pour la troisième fois (après les rééditions de La Saga de Hrolf Kraki et de La Patrouille du temps, et en attendant la suite inédite de cette même Patrouille…) dans le come-back de cet auteur star aux Etats Unis mais méconnu par chez nous. Cette réédition s'enrichit pour l'occasion d'une préface de Jean-Daniel Brèque — en attendant la parution de son livre sur Anderson annoncé pour septembre 2007 chez Les Moutons électriques —, et de deux nouvelles, les fameux « deux regrets » du titre (le premier des deux récits, « L'Auberge hors du temps », étant initialement paru dans Fiction en 1980, l'autre, « La Ballade des perdants », étant pour sa part inédit).
Une fois n'est pas coutume, commençons par la fin. Les deux nouvelles qui clôturent cette réédition ne sont pas nécessaires à la compréhension du roman lui-même. Elles offrent à Anderson l'occasion de prolonger ces rencontres impossibles entre personnages réels et fictifs issus d'époques différentes et d'univers parallèles dans un lieu neutre né de son imagination : l'auberge Au Vieux Phénix. De ces deux rencontres impossibles imaginées par Anderson se dégage une atmosphère de fatalisme. Malgré la connaissance que leur offre leur séjour dans ce lieu neutre, toutes les personnalités illustres qui se côtoient temporairement restent liées à leur histoire personnelle sans possibilité de changer celle-ci. Finalement, seuls les amoureux et les poètes peuvent tirer profit de ce répit.
Penchons-nous maintenant sur le morceau principal de cette réédition : le roman Trois cœurs, trois lions. Un texte qui a ceci de particulier qu'il ressortit de ce sous-genre étrange qu'est la fantasy rationnelle. Une telle entrée en matière peut paraître paradoxale, voire hérétique aux yeux du plus fervent des rationalistes. Elle correspond pourtant à la réalité du récit tel qu'il a été conçu et écrit par Anderson. Aussi, précisons les choses pour éviter toute controverse stérile.
Au début du récit, le héros Holger Carlsen est en fâcheuse posture. Engagés dans une opération capitale pour la Résistance et les Alliés, lui et ses camarades sont cernés par l'armée allemande sur une plage de la Baltique. L'avenir de Carlsen semble se borner à deux possibilités : au mieux, les geôles de l'occupant ; au pire, une mort qu'il espère prompte et sans douleur. Cependant, une troisième éventualité s'offre à lui sans crier gare : être projeté dans un univers parallèle, univers de fantasy que notre héros danois va s'empresser d'investir afin de survivre. En effet, le monde dans lequel Carlsen atterrit, nu comme un ver, est un univers de fantasy héroïque de la plus belle eau. En matière d'archétypes, on y trouve que du lourd : dragon, ogre, géant, troll, elfe, fée, chevalier, sorcière, mage… Anderson a cependant le bon goût de s'inspirer de l'imagerie carolingienne et non de la matière de Bretagne. Nous sommes ainsi en terre plus continentale qu'insulaire, plus germanique que celte. Ce qui n'enlève rien au caractère merveilleux de l'affaire, d'autant plus qu'Holger se retrouve fort rapidement embarqué dans une quête où il sera beaucoup question d'affrontement entre Loi et Chaos. Un Chaos qui menace… Fort heureusement, Poul Anderson nous narre les mésaventures de messire Holger avec une légèreté et une drôlerie — un peu à la manière des Croisés du cosmos — qui aiguise le sourire plus d'une fois et c'est sans doute cela qui rend cette lecture moins pesante au final.
Mais revenons à notre affirmation de départ : où est le rationnel dans tout ce fatras de fantasy ? Dans le point de vue du héros Holger Carlsen/Danske, qui ne se départit à aucun moment de son esprit logique. Tout phénomène a son explication et si celle-ci lui échappe, c'est qu'il n'a pas la connaissance suffisante pour la formuler. Il interprète ainsi les événements extraordinaires avec le regard d'un ingénieur, il accomplit des exploits avec l'aide de ses connaissances scientifiques et techniques, comme par exemple lorsqu'il vainc un dragon avec quelques notions de thermodynamique. Finalement, son excursion dans ce monde médiéval fantastique n'est que l'expérimentation de la conférence sur les univers parallèles à laquelle il a assisté juste avant-guerre et qui ouvre le récit.
Au terme de cette chronique, il faut reconnaître que ce roman léger, qui n'accuse en rien ses quarante-cinq ans d'âge, est à lire autant par curiosité (il est indéniable qu'on y trouve l'une des inspirations majeures du Michael Moorcock du Champion Eternel) que pour se distraire. Terminons en soulignant le sérieux du travail accompli (traduction révisée et bibliographie en fin d'ouvrage — voici un détail qui compte dans une période de rééditions trop souvent bâclées), et en soulignant l'existence de Tempête d'une nuit d'été, autre roman de Poul Anderson appartenant au même cycle que Trois cœurs…, dont on murmure qu'il pourrait lui aussi être réédité aux éditions du Bélial'.
Maintenant, si le cœur vous en dit…
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Chevalier de l’Empire terrien
Parmi les (re)découvertes du patrimoine de la science-fiction, Poul Anderson fait figure de poids lourd. Longtemps victime dans l'Hexagone d'un ostracisme tenace, l'écrivain états-unien est désormais l'objet d'un véritable engouement. En effet, ce ne sont pas moins de dix ouvrages — inédit et réédition, one-shot et composante de cycle, fiction et non-fiction — qui sont parus depuis 2004. Joli regain d'intérêt, se permettra-t-on de noter, pour un auteur que l'on associe fréquemment à l'âge d'or de la S-F américaine, même s'il a largement poursuivi sa carrière au-delà du terme de celle-ci.
Les éditions l'Atalante ont fait le choix de se concentrer sur le personnage de Dominic Flandry, un des héros récurrents de l'œuvre d'Anderson. Chevalier de l'Empire Terrien est le troisième opus de ses aventures. On trouvera ici deux courts romans inédits en France. Le premier, Enseigne Flandry, revient sur la jeunesse du personnage et montre de quelle façon il a intégré les services de renseignements terriens. Le second, Chevalier de spectres et d'ombres, prend place au crépuscule de sa carrière, après une vie bien remplie au service de l'Empire. Il y a évidemment matière à gloser sur l'évolution personnelle de Flandry. En dépit des apparences, le grand écart entre les deux romans n'est pas que temporel ; trente années entre les deux aventures de l'espion, neuf entre l'écriture des deux textes. Les deux histoires se distinguent également par leur tonalité contrastée. Enseigne Flandry est un récit rondement mené, mais sans véritable éclat. Les rebondissements y sont convenus, les personnages et extraterrestres archi-stéréotypés, le traitement s'avère finalement très « old school ». Bref, on se situe dans la norme des space operas classiques, ni plus, ni moins, avec tout ce que l'exercice comporte comme facilités. Ce n'est heureusement pas le même constat avec Chevalier de spectres et d'ombres qui se révèle le morceau de choix du recueil. Même si on est très loin des flamboyances déployées par l'auteur dans certains textes du cycle de La Patrouille du temps (publié dans son intégralité, soit quatre tomes, aux éditions du Bélial'), le recul sur la carrière de Flandry et sur le devenir de l'Empire procure ici une profondeur dont était dépourvu Enseigne Flandry. Certes, le récit ne déroge pas aux conventions du space opera. Mais celui-ci ne se cantonne pas uniquement au domaine de la guerre secrète, avec ses complots et ses faux-semblants, pas plus qu'il ne se réduit aux ressorts basiques d'une aventure pimentée d'un zeste de cynisme. Anderson ajoute à propos une dimension supplémentaire, propice à une réflexion plus globale que l'on peut interpréter comme une sorte de paratexte implicite qui court dans toute son œuvre. Là se trouve sans aucun doute le point fort de l'auteur états-unien. Pour mémoire, rappelons que le cycle de « L'Empire terrien » correspond à une phase de l'histoire du futur qu'Anderson a improvisé progressivement en lui rattachant les textes de La Ligue polesotechnique. L'écrivain y dévoile ses représentations sur l'Histoire — représentations qui relèvent de l'Histoire comparée et dans lesquelles l'entropie joue un rôle déterminant. L'Empire terrien se révèle ainsi comme un avatar science-fictif des nombreux empires qui ont dominé l'Humanité pendant l'Histoire, un avatar décrit ici sur son déclin. Et pendant que le collapsus dure, il ne reste plus à Flandry qu'à faire de son mieux pour repousser la Longue Nuit qui menace de tomber sur la civilisation, avec l'espoir de léguer aux générations à venir le récit édifiant de ses exploits afin qu'elles en tirent les leçons qui s'imposent.
Au terme de cette chronique, revenons à des considérations plus terre-à-terre. Si Chevalier de l'Empire Terrien finit par emporter l'adhésion, ce n'est pas en raison du premier texte qui figure au sommaire. L'ouvrage vaut surtout d'être lu pour le roman Chevalier de spectres et d'ombres qui mérite, sans conteste, d'être reconnu comme un titre incontournable de la Geste andersonienne.
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La Patrouille du Temps
Manson Emmert Everard, lieutenant plusieurs fois décoré durant la Seconde guerre mondiale, ingénieur célibataire et bibliophile, est engagé au terme d'une série de tests par un Bureau d'Ingénierie. Sous cette façade officielle se cache la Patrouille du Temps, police créée par les Danelliens, nos lointains descendants qui ont pour but de préserver la trame des événements. Après une formation à l'Académie, située dans l'Oligocène, Manse Everard connaîtra un certain nombre d'aventures qui lui feront croiser un célèbre détective anglais, Cyrus roi des Mèdes, des patrouilleurs en délicatesse temporelle, un contingent mongol découvrant le continent américain, et rien moins que la totalité des Terriens appartenant à une réalité alternée. Entre deux paradoxes, Manse étudie les écrits perdus du docteur Watson, en bourrant sa pipe, mais pas la jolie Cynthia Denison.
La Patrouille du Temps d'Anderson n'est pas un cycle sur le temps, mais sur l'Histoire. En ce sens, il se détache de l'archéotexte de Wells qui, au dernier moment, renonça à envoyer son voyageur au XVIe siècle. De même, sa patrouille ne s'intéresse pas à l'avenir, du moins dans les premiers récits. Ce qui cantonne l'activité de la police au passé, contrairement à la Section des Crimes Futurs de Lloyd Biggle Jr.
Récits sur l'Histoire, donc, entendue à la fois comme succession des faits, et constitution de l'événement par l'historien. L'originalité d'Anderson ne réside pas dans l'action menée par Manse Everard. Dans ses intentions, et le travail qu'il accomplit, Everard ne se distingue en rien du chercheur universitaire, et son mode opératoire pourrait être enseigné aux étudiants de première année. Il intervient nécessairement après les faits, engage dans un premier temps sa subjectivité pour tenter de comprendre une époque, travaille à partir d'un matériau autorisant plusieurs lectures événementielles (d'où les variations), puis réalise une synthèse qui, alors seulement, aura valeur objective. La vérité du patrouilleur n'est qu'une interprétation créditée par l'autorité.
Plus étonnant est le travail de sape conduit en sous-main par le héros. Everard a pour consigne de se soucier non du temps mais de la continuité historique. Or, à l'occasion, il substitue à cette dernière une autre forme de durée, la dimension mythique. Dans le chapitre 9 de La Poétique, Aristote affirme préférer l'œuvre du poète au travail de l'historien (historikos : enquêteur en grec, nous aimerions dire policier). L'historien se contente de collecter les faits particuliers, quand le poète propose des modèles universels. L'homme fort ou la femme belle de l'enquêteur ne vaudront jamais l'homme fort comme Héraklès ou la femme belle comme Aphrodite. Manse Everard, dont Poul Anderson nous dit plusieurs fois qu'il est bibliophile, privilégie lui aussi l'universalité du mythe. Ainsi, dans « Le Grand roi », second récit du présent recueil, le héros découvre qu'un patrouilleur a pris la place de Cyrus. Cela, parce que le légendaire suzerain mède n'a jamais existé. Everard cautionne la décision du remplaçant, autrement dit un choix subjectif, et bouleverse l'objectivité historique en créant un paradoxe permettant de faire advenir le vrai Cyrus. N'en déplaise aux Danelliens et leur orthodoxie égoïste, l'Histoire ne peut être qu'en n'étant pas, sa réalité est une vérité d'archétype.
Ce qui pose le problème du sens de l'Histoire, entendu à la fois comme signification et direction. Dès la première nouvelle, nous savons que l'orientation historique est garantie par les Danelliens. Cela, à leur propre avantage, puisque cette force obscure fait de chaque événement une étape en vue de leur apparition. Les humains ne sont alors que de simples moteurs conduisant à l'avènement Danellien. Autrement dit, à la fin de l'Histoire. Ainsi, loin de préserver la continuité historique, les patrouilleurs œuvrent à sa destruction. Ce n'est pas là le moindre paradoxe du cycle d'Anderson. Reste la liberté individuelle, incarnée par Everard, qui ne consent à servir les buts collectifs qu'à l'unique condition qu'ils s'accordent à son propre intérêt. Manse Everard est un anarque, serviteur de l'ordre tant qu'il demeure son propre maître.
Un grand bonheur de lecture, assorti d'une superbe bibliographie.
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Le Patrouilleur du temps
« Les lignes temporelles finiraient par s'ajuster. Comme toujours.
— Si tel était le cas, nous n'aurions pas besoin d'une Patrouille. Tu dois prendre conscience du risque que tu cours. »
Cet échange, p. 218, donne parfaitement le ton du deuxième volume que Poul Anderson consacre à sa Patrouille du temps. Car les trois récits qui le composent s'intéressent au moins autant au maintien de l'unité de l'Histoire qu'à l'identité mise à mal de ses protecteurs. « Qui garde les Gardiens ? » demandait Platon dans La République. Peut-on préserver sa santé, physique et plus encore mentale, quand le but de votre existence est de ne pas être, non-événement qui garantit, sans qu'on le sache, la réalité des faits ? Qu'on se rassure, le tout avec du cul et de la charcle.
Le recueil s'ouvre sur « D'ivoire, de singes et de paons », nouvelle au titre emprunté à la Bible, précisément au premier livre des Rois. An 950 avant J.-C., Manse Everard, agent non attaché, ce qui signifie qu'il n'est pas assigné à une époque, débarque à Tyr sous l'identité d'Eborix, un Celte d'Europe centrale. À peine arrivé, il fait l'objet d'une tentative d'assassinat au pistolet. Everard prend contact avec Chaim Zorach, l'antenne locale de la Patrouille. Ils ont pour mission d'arrêter Merau Varagan et son commando de chronoterroristes qui cherchent à altérer le cours de l'Histoire. Si les pirates temporels réussissent, le Judaïsme n'adviendra pas au bénéfice d'un maintien et de l'expansion de la culture phénicienne. À long terme, c'est l'existence même de la démocratie qui est en jeu. Dès le premier récit, on retrouve intact le talent de conteur d'Anderson, et l'essentiel des préoccupations qui sous-tendent le cycle. Car les récits consacrés à la Patrouille portent moins sur le temps, envisagé comme donnée objective, que sur les actions humaines qui créent l'Histoire. On peut s'interroger en effet sur le bien-fondé des corrections apportées aux événements, puisqu'elles n'ont pour but que d'assurer l'existence des Danelliens, créateurs de la Patrouille et nos lointains descendants. Bien que moins présents dans ces trois textes, il est tout de même dit, p. 38 et concernant la Patrouille, que « sa fonction première était de préserver les Danelliens ». D'ailleurs, rien ne distingue fondamentalement Manse Everard de son ennemi Merau Varagan, dont les noms se ressemblent. Ils n'hésitent pas l'un et l'autre à modifier les faits. Accordons que le héros apparaît comme un révisionniste, quand le bad guy s'assume en négationniste. C'est au premier qui ouvrira la boîte de Pandore, pour libérer et organiser les faits. Phénomènes sensibles aux conditions initiales, dont la moindre variation peut entraîner des conséquences s'amplifiant de façon exponentielle puisque, comme il est dit p. 141 : « Le chat de Schrödinger se cache dans l'Histoire tout autant que dans sa boîte. »
« Le Chagrin d'Odin le Goth » se déroule au IVe siècle, en Europe de l'est. L'agent Carl Farness a pour mission de récupérer la littérature germanique de l'Age des Ténèbres. Mais, très vite, l'érudit va oublier son simple statut d'observateur pour devenir Le Vagabond. Carl incarne Wodan, père de tous les dieux, le verbe se fait chair en la personne du lettré. Rappelé à l'ordre par Manse Everard, le patrouilleur devra précipiter à leur perte ceux-là même qu'il cherche à protéger pour, littéralement, accomplir les écritures, celles du peuple Goth. Ce récit, à la fois violent et terriblement mélancolique, rappelle « Le Grand roi », nouvelle publiée dans le premier volume, qui voyait un historien contraint d'endosser la figure de Cyrus le Mède. Mais surtout, on pense à Voici l'Homme de Michael Moorcock, où Glogauer se résignait à devenir le Messie, jusqu'à la crucifixion. Moorcock, qui n'a jamais caché son admiration pour Poul Anderson. Il existe de pires maîtres, et des disciples moins doués…
« La Mort et le chevalier » clôt le présent volume par une courte nouvelle qui se déroule à Paris, le 10 octobre 1307. Durant douze ans, l'agent temporel Hugh Marlow, sous l'identité d'Hugues Marot, a progressé dans la hiérarchie de l'Ordre des Templiers, jusqu'à devenir le compagnon et l'amant d'un de ses hauts responsables, Foulques de Buchy. Mais les moines chevaliers n'ont plus la faveur du roi Philippe le Bel. Marlow tente de prévenir le drame, risquant ainsi de remettre en cause la trame du temps. Everard doit exfiltrer l'agent, afin qu'il n'altère pas l'Histoire, et pour sa propre sécurité car sa vision du futur le désigne comme sorcier. Ce récit pourrait sembler d'un intérêt moindre, non par son thème, mais par son traitement. L'histoire paraît expédiée, mais en réalité l'auteur fait preuve de cohérence et d'une certaine audace. Dans la mesure où l'anomalie a été résorbée, il n'est pas lieu de s'attarder.
On l'aura compris, le titre du recueil est générique. Il ne porte pas sur l'agent Everard mais sur n'importe quel agent. D'ailleurs on sent Everard davantage en retrait, moins tête brûlée qu'au début, assurément plus réfléchi. En mars 1990, il habite toujours l'appartement qu'il occupait en 1954, date de son enrôlement quand il avait trente ans. C'est en ce sens que le présent volume ne constitue pas une redite, pas même une suite, mais véritablement un cycle dans la mesure où il revient au principe même de l'intrigue développée par Anderson. Une boucle, forcément temporelle.
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La Rançon du Temps
Disons-le tout de suite, la lecture de ce troisième opus consacré au cycle de La Patrouille du temps est indispensable. Parce qu'il offre son lot d'évasion — politesse sans cesse reconduite par Poul Anderson au fil de ses écrits — et parce qu'il nous en apprend davantage sur Manse Everard et son organisation. Qu'on en juge.
Le court roman « Stella Maris » s'ouvre sur l'arrivée d'Everard en mai 1986, à Amsterdam, dans les locaux d'une petite compagnie d'import-export qui sert de couverture à la Patrouille. L'agent non attaché ne tarde pas à contacter Janne Floris, séduisante femme, spécialiste de l'âge de fer romain et de l'Europe du Nord. Il s'agit de mettre au clair certaines incohérences apparues dans une chronique de Tacite. En effet, les chercheurs attachés à la Patrouille ont décelé au moins une divergence dans un exemplaire des Histoires, qui par ailleurs paraît authentique. L'altération, survenant au livre V, prolonge d'une année la guerre opposant Romains et tribus germaniques. Cela, du fait d'une sybille, Veleda, qui exhorte par ses visions les peuples à lutter contre Rome. De façon intéressante, à la même époque, l'empereur Vespasien puis son fils Titus ont fort à faire en Palestine, région plus propice à un bouleversement pour les pirates temporels. Dans ce cas, pourquoi le changement a-t-il lieu dans les contrées froides de la Grande Germanie ? Everard endosse l'identité d'un Goth pour se présenter auprès de Claudius Civilis, jadis brillant stratège servant Rome, qui lutte aujourd'hui contre elle, après avoir repris son véritable patronyme, Burhmund. Là, par observations progressives des acteurs impliqués dans l'action, éliminant toutes les possibilités de ruptures temporelles, le patrouilleur concentrera son attention sur Veleda et Heidhin, jeune homme au caractère noir et farouche qui ne vit que pour accomplir les prédictions de la prophétesse. Si on les laisse faire, les cultes germaniques pourraient bien supplanter la civilisation chrétienne…
Comme le souligne Jean-Daniel Brèque dans son avant-propos, ce récit fonctionne en complément de « Le Chagrin d'Odin le Goth », publié dans Le Patrouilleur du temps (second volet du cycle). Les deux missions ne se déroulent pas sans dégâts, tant chez les natifs de l'époque que chez les patrouilleurs. Carl Farness dans le premier récit, Janne Floris dans celui-ci, paieront un lourd tribut psychologique pour s'être pris de compassion envers les sujets observés. La cause de la divergence dans « Stella Maris » surprendra le lecteur habitué au cycle, et permet à Poul Anderson de dénouer son canevas habituel. À petites causes, grands effets, la tragédie individuelle, que l'on pourrait tenir pour négligeable, influe sur la trame universelle du temps. Manse Everard n'en sortira pas non plus indemne.
Plus légère est la nouvelle « L'Année de la rançon », probablement, comme le souligne le traducteur et préfacier, parce qu'elle a été initialement publiée dans une collection destinée à la jeunesse. Pérou, le 3 juin 1533. Sous l'identité d'un moine franciscain, le patrouilleur Stephen Tamberly a rejoint le contingent du conquistador Francisco Pizarro. L'agent temporel a pour mission de procéder à un inventaire de magnifiques pièces d'art locales en or avant qu'elles ne soient fondues puis expédiées en Espagne. Il s'acquitte de sa tâche en présence de don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, bretteur qui pense bien périr d'ennui quand surgissent un groupe de chronoterroristes dirigé par Merau Varagan. C'est l'occasion pour le lecteur d'en apprendre davantage sur les Exaltationnistes, pirates temporels déjà croisés dans « D'ivoire, de singes et de paons » (nouvelle publiée dans Le Patrouilleur du temps). Ce sont des surhommes, êtres génétiquement modifiés qui, lassés du joug imposé par leur civilisation, se sont rebellés et ont été vaincus, non sans parvenir à fuir. Depuis, ils ne cessent de conspirer à modifier la trame du temps pour leur propre avantage. Las, c'est compter sans Don Luis qui passe les pirates au fil de sa rapière, s'empare d'un scooter temporel, abandonne l'agent dans une époque non identifiée et cherche à faire de la Conquista une véritable croisade. Manse Everard devra quitter son confortable appartement pour retrouver le patrouilleur avec l'aide rapprochée de sa nièce, Wanda Tamberly, et calmer le fier hidalgo.
Outre le pur plaisir ressenti à la lecture du récit, notre sympathie allant pour une bonne part au capitaine castillan, « L'Année de la rançon » offre quantité de renseignements sur le cycle. Probablement parce qu'il s'agit au départ d'un « juvenile », Poul Anderson prend bien soin de multiplier les détails renforçant la véracité de son univers aux yeux d'un jeune lecteur. On (re)découvre ainsi notamment que la Patrouille n'est pas seule à voyager dans le temps, mais que les civils y sont autorisés, sous contrôle, dès l'invention du procédé. De plus, le champ d'action de l'organisation est limité à la Terre et son orbite, « de l'ère des dinosaures à celle précédant l'avènement des Danelliens », ce qui constitue une contrainte littéraire que s'impose volontairement l'écrivain. Et nous laissons au lecteur le soin de découvrir les goûts de Manse Everard en matière de boisson ou de déco d'appartement…
De façon intéressante, les renseignements fournis dans La Rançon du Temps le sont par deux biais narratifs assez distincts. Le premier récit, court roman sombre et désabusé, fonctionne en écho à une aventure précédente, et donc renforce l'univers de la série. Le second, au ton moins grave, fourmille de détails qui ne relèvent pas de la simple anecdote mais établissent une complicité avec le lecteur. Cohésion narrative et empathie, deux modes distincts par lesquels l'auteur parfait son œuvre qui se poursuivra pour sa traduction l'année prochaine avec Le Bouclier du temps, long roman et ultime volet du cycle.
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Le Bouclier du Temps
Enfin ! On aura mis le temps (aha), mais, avec la publication de ce Bouclier du temps, le cycle, majeur, de La Patrouille du temps est enfin disponible intégralement en français. Louons donc le Bélial' et Jean-Daniel Brèque pour leur édition de ce monument de la science-fiction, très justement récompensée aux dernières Utopiales par un Grand Prix de l'Imaginaire. Une injustice est réparée, et le lecteur français ne saurait s'en plaindre.
Poul Anderson est régulièrement revenu sur ce cycle pendant une quarantaine d'années, ce qui suffit déjà à lui conférer un caractère exceptionnel ; à bien des égards, La Patrouille du temps est l'œuvre d'une vie. Rappelons-en l'essentiel : Manse Everard, Américain du XXe siècle, passe un jour une série d'entretiens mystérieux qui l'amènent à intégrer la Patrouille du temps. L'institution a été fondée par nos lointains descendants post-humains, les Danelliens, après la découverte du voyage dans le temps, afin de lutter contre l'éventualité de toute modification de l'histoire susceptible d'empêcher leur apparition. Manse Everard devient vite un agent non-attaché, et remplit nombre de missions à travers le temps, mais essentiellement dans notre passé, qu'il s'agit pour lui de préserver. La Patrouille du temps s'avère donc avant tout être un cycle prenant l'histoire pour base : si les paradoxes du voyage dans le temps sont bien entendu régulièrement évoqués, l'essentiel est cependant de faire vivre à Manse Everard et à ses collègues de palpitantes aventures dans le passé, appuyées généralement sur une solide documentation (quand bien même on peut renâcler ici ou là devant quelques simplifications abusives, ou, en sens inverse, devant le didactisme old school de certaines aventures — c'est tout aussi vrai pour ce dernier volume).
Le Bouclier du temps, dernier récit de la Patrouille, est un long roman, le plus long texte que Poul Anderson ait consacré au cycle. Et il se pose très vite en apothéose sous forme de bilan, recoupant tous les principaux éléments de la série. Il est cependant possible de le découper en trois parties, reliées par de brèves séquences de transition.
Dans la première, « Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre », on retrouve le versant le plus aventureux du cycle : Manse Everard y poursuit en effet la lutte (entamée dans les deux précédents volumes) contre les Exaltationnistes, sortes de terroristes temporels, cette fois dans la Bactriane du IIIe siècle av. J.-C, un cadre superbe et brillamment utilisé.
Dans la deuxième partie, « Béringie », prenant pour cadre une terre préhistorique depuis longtemps disparue, nous suivons cette fois Wanda May Tamberly, la charmante jeune fille dont on avait pu faire la rencontre essentiellement dans « L'Année de la rançon », court roman initialement destiné à la jeunesse repris dans le troisième volume du cycle, La Rançon du temps. Pourtant, il ne s'agit pas cette fois d'une aventure débridée : avec cette très belle séquence, où le dilemme posé par les interventions de la Patrouille ressurgit, Poul Anderson explore à nouveau avec talent le versant le plus intimiste et psychologique de « La Patrouille du temps », celui du chef-d'œuvre « Le Chagrin d'Odin le Goth » (tome 2, Le Patrouilleur temps) et de « Stella Maris » (dans le tome 3).
Enfin, la troisième partie, « Stupor Mundi », réunit Manse Everard et Wanda May Tamberly pour une saisissante variation de « L'Autre Univers » (tome 1 — La Patrouille du temps) : l'histoire a été modifiée, suscitant l'apparition d'un futur uchronique. Il s'agit dès lors pour nos héros de rétablir l'histoire telle que nous la connaissons, le point de divergence se situant en Sicile au XIIe siècle ; mais cela s'annonce plus difficile que jamais, à tous les points de vue… et peut-être tout simplement vain, l'entropie étant de la partie.
Les amateurs ne seront pas déçus du voyage : on retrouve bien dans Le Bouclier du temps tout ce qui faisait la saveur des trois précédents volumes. Poul Anderson, quand bien même il sombre parfois dans le travers du didactisme — mais ces passages se lisent malgré tout fort bien —, nous rappelle ici qu'il était un conteur d'exception. Et si ce dernier roman n'atteint pas la perfection de la novella « Le Chagrin d'Odin le Goth », si l'on peut bien en critiquer quelques aspects (la lourdeur des passages amoureux, s'il ne fallait en citer qu'un), il ne s'en révèle pas moins efficace et passionnant. L'auteur y fait preuve d'une maestria tout à fait remarquable dans l'usage du thème classique du voyage dans le temps, multipliant les sauts en arrière et en avant sans jamais perdre le lecteur pour autant, ni achopper sur l'écueil des paradoxes insurmontables. Poul Anderson rassemble ici tous les éléments de son cycle, dont la cohérence éclate au grand jour, tout en en révélant de nouveaux aspects plus ou moins perceptibles jusqu'alors : on ne saurait imaginer meilleure conclusion à l'ensemble.
Ajoutons que la traduction de Jean-Daniel Brèque est comme il se doit irréprochable, et que cette édition se voit complétée par une intéressante postface de Xavier Mauméjean. Les lecteurs des trois premiers tomes ne sauraient donc faire l'impasse sur ce dernier volume ; quant aux autres, on ne saurait trop les engager à la lecture de ce cycle majeur de la science-fiction. Il est heureux que les lecteurs français puissent enfin redécouvrir aujourd'hui l'œuvre de cet immense auteur du genre, et l'on ne peut que souhaiter de nouvelles parutions de semblable qualité.
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Tau Zéro
Manchu a réalisé l’une de ses plus belles illustrations pour ce roman qui a dû attendre plus de quarante ans sa traduction française ! Tau zéro est paru outre-Atlantique en 1970, aux plus chaudes heures de la contre-culture et de la new wave, alors que paraissaient là-bas les Dangereuses visions d’Harlan Ellison et les anthologies Orbit de Damon Knight. Mais aux USA, il y avait encore de la place éditoriale pour un livre de facture aussi classique sous réserve qu’il soit bon. Dans le même temps, en France, s’imposait une gauche culturelle qui ne tarderait pas à squatter toute la place disponible. Pas encore considéré de ce côté-ci de l’Atlantique comme un auteur majeur, mais déjà comme un auteur de droite, Poul Anderson allait se voir ostracisé en compagnie notamment de Larry Niven et Ben Bova. Quinze ans plus tard, la révolution culturelle de la science-fiction française était passée de mode et s’il n’y avait plus de gardiens à l’oubliette où gisait Poul Anderson, nul n’avait songé à l’en tirer. Gageons que si, quinze années plus tard encore, Olivier Girard n’en avait fait l’un des auteurs fétiches de sa maison, il y croupirait encore… Tau zéro est ainsi le huitième volume de Poul Anderson à paraître au Bélial’.
Certains qui méconnaissent la SF la résument ainsi : « Des histoires de fusées qui vont dans les étoiles ». Eh bien oui ! Tau zéro correspond exactement à cette définition. Difficile de faire plus classique ! On a dit du fabuleux trompettiste Miles Davis qu’il avait donné à nombre des plus grands standards du jazz leur version la plus aboutie, indépassable… C’est ce que Poul Anderson a fait pour ce thème de la SF. Pas moins. Il remet une fois de plus sur le métier ce pont aux ânes de la SF qu’est le récit de la première expédition interstellaire pour en extirper la quintessence, la forme ultime. Pour ce faire, il va recourir aux canons de la hard science… On pourra comparer, juste pour le fun, avec ce navet sidéral qu’est Le Papillon des étoiles de Bernard Werber !
Le Leonora Christina emporte dans ses flancs un équipage mixte à parité composé de la fine fleur de spécialistes en tout genre pour un voyage sans retour vers Bêta Virginis, plus connue sous son nom arabe de Zavijava, distante d’une trentaine d’années-lumière. On découvre certains membres de l’équipage, dont Charles Reymont, le gendarme, force de l’ordre de cette petite communauté, qui confèrera bien un ton conservateur au roman. Mais surtout, on découvre l’astronef. Son mode de propulsion relativiste, les solutions retenues et les conséquences de leur mise en œuvre. Non seulement ce n’est pas lourdingue, mais c’est ça qui est vraiment passionnant, et ça l’est parce qu’Anderson joue la carte de la hard science, du scientifiquement plausible qui aboutit à ce joli paradoxe : on peut aller beaucoup plus vite que la lumière bien que cette vitesse soit indépassable ! On a droit en prime à un petit cours soft de relativité. Toutes ces perspectives techniques sont commentées dans la passionnante postface de Roland Lehoucq, bien connu des lecteurs de Bifrost. Tout devient clair comme de l’eau de roche à ceux qui, comme moi, avaient toujours trouvé ces concepts intéressants, mais confus et rébarbatifs. Les choses ne sont compliquées que tant que l’on ne vous les explique pas simplement.
Le bât blesse au niveau des diverses péripéties qui agitent la petite communauté d’astronautes ; un brin de jalousie par là, bien que ce soit une société aux mœurs très libérées, un bourre-pif par ici ; un coup de raide de temps à autre pour se remonter le moral et, si ça ne suffit pas, une bonne âme se dévouera pour une gentille partie de bête à deux dos. A vrai dire, on s’en fout carrément ! La seule péripétie intéressante est l’accident. L’astronef traverse une minuscule nébuleuse où il détériore son système de freinage et le voilà contraint de continuer à accélérer sans fin. Il va manquer sa cible, c’est anecdotique…
L’astronef accélère sans cesse, s’approche toujours davantage de la vitesse de la lumière sans jamais l’atteindre, mais, ce faisant, le temps à bord passe de plus en plus lentement par rapport à un observateur qui serait resté sur Terre, par exemple. Ils escomptent trouver dans le cosmos un endroit suffisamment vide entre les galaxies pour pouvoir réparer sans être irradié à mort quand ils couperont les moteurs. Le voyage prendrait alors fin quelque part dans l’amas de la Vierge, à une vingtaine de mégaparsecs de la Terre, soixante millions d’années dans l’avenir. Mais ça ne suffit pas ! Le plongeon dans l’espace et le temps devient de plus en plus vertigineux… Ça, c’est du sense of wonder !
Pour une fois, le panégyrique de quatrième de couverture est parfaitement justifié. L’un des cent livres de SF les plus importants jamais écrit pour David Pringle (je confirme : il est entré sans difficulté dans mon top cent personnel). Récit de science-fiction ultime pour James Blish. La science-fiction à l’état pur. Faites lire ce bouquin à ceux à qui vous voulez faire découvrir la SF : si ça ne leur parle pas, ils sont d’ores et déjà perdus pour le cœur de genre. En ces temps où l’amateur de trolley-dragons peine à choisir ses lectures tant il s’en produit, Tau zéro va aisément s’imposer aux lecteurs de SF comme l’un des incontournables de l’année. En publiant ce livre, le Bélial’ a fait davantage que de combler un vide, il a corrigé une faute.
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Barrière mentale
Il aura fallu près de soixante ans pour que ce roman publié en 1954 soit enfin intégralement traduit. Tout avait pourtant bien commencé. La version originale avait eu la chance de ne pas se voir caviardée par l’éditeur américain, comme il était fréquent à l’époque, mais ensuite c’était une version française tronquée qui avait paru dans les deux premiers numéros de la revue Satellite en 1958. Comme elle avait été reprise à l’identique au Masque SF en 1974, il fallait bien s’en contenter jusqu’à présent.
Les événements — la Terre sort d’un champ électromagnétique inhibiteur de l’intelligence dans lequel elle avait été plongée avant même que n’apparaisse l’humanité ; les humains, mais aussi les animaux, voient alors leurs capacités mentales s’accroitre vertigineusement — sont censés se dérouler dans le futur proche de la date de publication américaine. Et ça se sent. Ainsi, Nathan Lewis a pris l’habitude de longs repas à Vienne, avant l’Anschluss (p. 36). Lorsque Corinth joue aux échecs contre Mandelbaum, allusion est faite au talent de J. Raul Capablanca, champion du monde de 1921 à 1927, mort en 42, plutôt qu’à V. Anand ou Magnus Carlsen, voire Kasparov, qui reste le plus connu du grand public (p. 56). Page 160, en matière de psychiatrie, il est question d’électrochocs et de lobotomies, des techniques passées de mode pour l’essentiel. Ça oblige à une curieuse gymnastique mentale. Les anciens livres de SF situés dans un futur proche désormais dépassé ont glissé dans une uchronie involontaire à l’étrange saveur…
Barrière mentale traite d’un accroissement global de l’intelligence et diffère en cela de livres tels que Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, ou Camp de concentration, de Thomas M. Disch, où il s’agissait d’expérience conduite sur une échelle de population des plus réduite. Notons que Poul Anderson ne limite pas son propos au seul accroissement de l’intelligence stricto sensu ; on voit poindre le thème des pouvoirs psi, récurrent dans la SF de l’époque, et allusion est faite à la « sémantique générale ».
Le roman s’articule autour d’une poignée de personnages : le physicien Pete Corinth, sa femme Sheila, Nathan Lewis, Felix Mandelbaum, Helga Arnulfsen et, à part, le simple d’esprit Archie Brock, tous reliés à travers le milliardaire Rossmann.
Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue ni guère de progression dramatique en dehors du sort de Sheila, qui sert de fil rouge au roman. L’événement est survenu. Les personnages en prennent acte puis essaient, avec plus ou moins de bonheur, de s’adapter à la situation qui nous est présentée au travers de « sketches » dont quelques-uns sont situés ailleurs pour montrer la globalité du phénomène.
« Heureux les esprits simples car le royaume des cieux leur est ouvert » (Mathieu 5.3) illustre le cas de Sheila, à qui l’augmentation intellectuelle n’a ouvert que sur la vacuité de sa vie de femme au foyer sans qu’elle parvienne à s’y adapter, car l’intelligence ne modifie ni le caractère, ni la personnalité. Elle voudrait revenir à la situation antérieure. Anderson imagi-ne une scission de l’humanité en deux espèces distinctes : ceux qui ne se seront pas adaptés, et ceux qui se le seront. Archie Brock, désormais d’une intelligence normale, est, lui, satisfait de ne plus être l’idiot du village.
Anderson joue d’effets typographiques pour « montrer » l’évolution du langage, mais surtout on « dit » que l’intelligence s’est accrue — ou qu’elle est supérieure — plutôt qu’on ne le « montre », car cela reste une gageure de le mettre en scène.
Le roman est très spéculatif. Il ne cesse d’interpeler le lecteur à deux niveaux. Tout d’abord : est-ce que cela se passerait ainsi si l’intelligence venait soudain à être amplifiée ? Et, deuxièmement : qu’est-ce que l’intelligence ? Est-ce la capacité de traiter des informations nécessaires à la survie de l’espèce et, accessoirement, de la société qui n’a d’autre but ? Deux chercheurs en neurosciences cognitives signent un article sur la question en fin de volume, qui complète le roman en tentant de répondre aux questions posées.
Barrière Mentale soulève une riche problématique et le thème n’est pas si fréquent que l’on puisse faire l’impasse sur ce roman complété par trois nouvelles sur ce même sujet, malheureusement, à l’instar du roman, ni inédites ni rares. De la vraie SF qui fait réfléchir.