De La Vallée infernale jusqu'au cycle d'Ananké, en passant par deux avis sur Les Cavernes de la nuit, ce guide de lecture fait la recension dix aventures de Bob Morane.
Guide de lecture moranien
La Vallée infernale (BM 1, 1953)
« Égaré dans la vallée infernale… » On connaît la chanson, mais, soixante ans après la prime publication de La Vallée infernale, peut-on encore relire ce roman ?
Cette toute première aventure de Bob Morane débute quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale (vraisemblablement en 1949). Le héros, démobilisé, est désormais pilote d’avion en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Avec Bill Ballantine, son ami de longue date devenu mécano, il fait dans le transport de marchandise. L’aventure débute lorsque son patron le contraint à prendre dans son avion trois passagers. L’un souhaite juste prendre des photographies aériennes, les deux autres affirment vouloir se rendre en pèlerinage sur le lieu du crash de leur avion lors de la guerre, dans la vallée de Shangri-la. Leur but véritable diffère quelque peu : voler deux énormes émeraudes qui ornent la statue d’une divinité pygmée. Ce, à n’importe quel prix. Tant pis si l’avion s’écrase en pleine jungle. En attendant les secours, les trois bandits s’enfoncent dans la forêt vierge… et se font attaquer par une tribu de guerriers anthropophages. Malgré les fortes réserves de Ballantine, Bob Morane décide de sauver les scélérats. Son esprit chevaleresque l’y oblige, même si cela risque de le mener à une mort certaine.
Roman long de quelque cent cinquante pages, La Vallée infernale est mené tambour battant du début jusqu’à la fin, et pose déjà quelques-uns des jalons des futures aventures de Bob Morane : du dépaysement, de l’action, et ce qui sera bientôt l’inséparable tandem Morane-Ballantine.
Le décor est photogénique au possible : jungles moites et impénétrables, vallées perdues et grottes labyrinthiques. Il y a même un volcan, mais éteint. S’il manque quelque chose au cocktail classique de l’aventure, c’est bien une « petite fille », orpheline ou jeune demoiselle en détresse. Mais elles viendront par la suite…
Quant aux personnages, ils sont loin d’avoir donné tout leur potentiel : on a vu méchants plus convaincants que ce trio de crapules. Les héros n’ont pas non plus étiré tous leurs muscles.
Bill commence à montrer ses formidables aptitudes physiques, même s’il n’est pas encore doté du bagout argotique qui sera le sien par la suite. Et Bob est déjà cet aventurier noble de caractère (autrement dit : indécrottablement chevaleresque) et respectueux des peuplades qu’il rencontre. On peut d’ailleurs remarquer l’aspect xénophile du roman : alors que le processus de décolonisation n’en est qu’à ses balbutiements lors de la parution de La Vallée infernale, le roman est dépourvu de tout relent de colonialisme ou paternalisme envers les autochtones.
Tout n’est certes pas parfait dans ce premier Bob Morane, qui a, par certains aspects, un peu vieilli : les dialogues sont ampoulés, et méchants comme gentils prennent bien soin d’expliquer leurs intentions. Mais l’écriture reste par ailleurs irréprochable, évocatrice voire lyrique dans ses descriptions, lisible dans les scènes d’action.
La Vallée infernale se révèle donc d’une (re)lecture des plus plaisantes, pas seulement pour la volupté de la nostalgie, mais aussi pour le doux frisson de l’aventure.
Erwann Perchoc
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Les Dents du tigre (BM 30-31, 1958)
En soixante ans, plus de 200 aventures de Bob Morane ont été publiées. Parmi celles-ci, certaines ont particulièrement marqué le lecteur. Les Dents du Tigre en fait partie, tant au niveau du récit que de l’objet lui-même. Sorti en 1958, c’est un gros volume de 302 pages, agrémenté d’illustrations intérieures et même d’une carte.
Les premiers chapitres constituent la quintessence du roman d’aventure classique. Un vieux parchemin entraîne Bob Morane et ses amis vers un lieu mystérieux. Cette première phase constitue une fabuleuse invitation au rêve, chargée de noms évocateurs. On y retrouve de nombreuses allusions au continent légendaire de Mu, et à cela viennent même s’ajouter des Yétis.
Le roman de cité perdue se compose habituellement de deux parties : la marche d’approche puis des intrigues au sein de la civilisation découverte. Ici, si la première partie est respectée, la deuxième prend un tour inédit vu que Bob Morane et ses compagnons découvrent non pas une cité perdue mais une base secrète chinoise (ou plutôt de l’Empire Asiate), d’où le cruel Kuo-Ho-Tchan vise à envahir le reste du monde.
Durant tout le roman, on aura des réminiscences du Péril Jaune, cher aux auteurs du début du vingtième siècle, même si Henri Vernes a su éviter les relents de racisme qui accompagnent d’ordinaire ce type d’ouvrage. Il est intéressant de noter que deux aventures seulement après la conclusion de ce roman, Bob Morane se verra confronter à un certain Monsieur Ming qui très bientôt deviendra l’Ombre Jaune, une autre incarnation du Péril Jaune, du moins dans les premières aventures.
Les héros sont capturés, s’évadent et prennent la fuite.
Le début de la deuxième partie montre un comportement pour le moins inhabituel chez Bob Morane : il part se cacher dans sa vallée privée au Pérou. On assiste alors à une attaque nucléaire de l’Empire asiate sur le reste du monde.
Avec des capitales entières détruites, on est sur de la destruction à grande échelle, et le statu quo de la série est balayé. Le monde à la fin de l’histoire ne saurait être identique à celui du début. Et pourtant… Format série oblige, tous les romans suivants ignoreront cette destruction massive, comme si elle avait eu lieu dans quelque monde parallèle.
L’envahisseur est finalement repoussé.
Morane et ses compagnons repartent pour le Tibet pour s’emparer des plans de la Terreur Verte, une arme de Kuo-Ho-Tchan visant à détruire un quart des habitants de la Terre en cas de défaite. Tout se déroule bien, et Jess Paintree, un perceur de coffre-fort qui les accompagne, tue Kuo-Ho-Tchan avant d’être lui-même tué. Lointaine époque où le héros répugnait à tuer, même le plus immonde des salopards, et où il allait de soi que l’individu agissant dans ce sens devait trouver la mort. C’était une époque où Bob Morane était présenté comme un « boy scout », avant le durcissement du personnage survenu dans les années 70.
On apprend finalement que la Terreur Verte est une algue capable de faire fondre la banquise. L’armée US attaque une base au Groenland et le danger est définitivement éliminé.
Pour conclure, on peut se demander si, avec la prolifération des algues vertes sur les côtes bretonnes, la fonte des banquises et le réchauffement de la planète, Kuo-Ho-Tchan n’a pas finalement réussi son opération Terreur Verte !
Michel Vannereux
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Les Guerriers de l’Ombre jaune (BM 72, 1965)
Le lecteur se retrouve plongé, avec LesGuerriers de l’Ombre Jaune, dans une délicieuse ambiance à la Fu Manchu, où la super-science de Monsieur Ming relaie un ahurissant secret des empereurs mongols, oublié depuis des siècles. Ceux-ci ont fait jadis congeler dans les glaces polaires des centaines de milliers d’hommes condamnés par la maladie. L’idée était de les ramener plus tard à la vie, à une époque où les maladies incurables dont ces humains en animation suspendue étaient atteints pourraient être guéries, grâce aux progrès de la médecine et de la chirurgie ! Les insatiables conquérants disposeraient alors d’une gigantesque réserve de combattants particulièrement dociles… Les empereurs mongols avait donné à cette entreprise délirante le nom d’« Opération du Merveilleux Mammouth […] en souvenir des corps de ces pachydermes trouvés intacts dans glaces sibériennes ». L’Ombre Jaune a redécouvert ces véritables gisements humains conservés dans la glace et a entrepris, à partir d’une île au nord du Spitzberg où il possède un repaire scientifique, de les ramener à la vie. Il teste ses nouveaux « guerriers » à San Francisco, en Alaska et à Londres où Bob Morane possède un appartement. Et comme le terrible Mongol adore titiller son adversaire préféré…
Le thème de la suspension d’animation du corps humain par congélation n’est pas rare dans la littérature d’aventure d’avant-guerre (et même après), dont Henri Vernes est depuis toujours un fin connaisseur. Peut-être s’est-il souvenu d’un feuilleton de José Moselli, La prison de glace (1919-20), un auteur qu’il apprécie tout particulièrement, ou encore du roman de Georges-G. Toudouze, Les Compagnons de l’Iceberg en feu (1922), où il est question de la découverte d’un navire de l’invincible Armada pris dans les glaces de l’Arctique, et dont on ramène l’équipage à la vie…
Henri Vernes se régale, et excelle à décrire les bouges sordides de bas-fonds londoniens qui n’existaient déjà plus dans les années soixante, en tout cas, pas sous la forme dont il les présente. Mais qu’importe ! Il s’agit ici de rendre hommage aux bons vieux classiques de l’aventure et du mystère, et plus particulièrement à un auteur emblématique :
« Et, en dépit du tragique de l’instant, Bob ne pouvait s’empêcher de songer à ce qu’avait écrit un de ses auteurs favoris, le grand écrivain fantastique Jean Ray : Une fenêtre dans la nuit est une épouvante. J’ai connu des gens qui devinrent fous rien que d’attendre l’être de cauchemar, surgi des ténèbres, qui collerait sa face mortelle sur les carreaux. »
Joseph Altairac
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Le Talisman des Voïvodes (BM 84, 1967)
En 1967, quand le Talisman des Voïvodes arrive dans les librairies, Bob Morane est un aventurier qui a bien vécu. Déjà plus de quatre-vingts livres sont parus. L’aventure, le roman policier ou d’espionnage, la science-fiction et le fantastique ; tous les genres qui font sa renommée ont déjà été abordés, même si parfois assez naïvement ou avec un style policé comme celui qui convient à la littérature destinée aux jeunes. Ce dernier opus ne va pas bouleverser cette longue théorie, d’ailleurs la critique, toujours, le négligera et pourtant le lecteur attentif peut découvrir dans ce mince volume des nouveautés qui marquent un certain passage.
L’époque est celle du changement, la révolution est encore à venir, mais ses prémices sont là. La musique et le cinéma déjà ont abandonné le formalisme des années d’après-guerre pour se transformer en profondeur. Les guitares électriques déchirent les partitions et James Bond comme la nouvelle Vague, bien qu’en apparence opposés, travaillent les vielles idées dans le vif. Henri Vernes est un auteur populaire qui cherche son inspiration dans le monde qui l’entoure, il a déjà purgé ses admirations de jeunesse dans d’autres titres de la série dont nous ne dresserons pas la liste ici, elle est bien connue. Avec sa série consacrée à l’Ombre Jaune il a déjà pu dépasser ses modèles mais il n’a pas encore atteint la maturité qui s’annonce (1). Le Talisman des Voïvodes est l’ouvrage qui lui permet de passer à la vitesse supérieure. Ce livre est, incontestablement l’un de ceux, sinon celui, qui sera la charnière qui permettra au lecteur de passer d’une littérature relativement convenue à un monde d’imagination où rien ne sera plus interdit ! (2) La science-fiction marquera d’ailleurs durablement cette période.
Mais revenons à notre livre. Après deux pages liminaires, l’action commence immédiatement, sans autre raison que la volonté de démarrer sur les chapeaux de roues. Un adolescent court dans les rues, poursuivi par une puissante limousine. La Jaguar de Morane et Ballantine s’interpose et ça y est tout se déclenche…
Dès lors, c’est une véritable course poursuite qui va s’engager entre nos héros et leurs perfides adversaires. Une course-poursuite en effet puisque les protagonistes passeront une bonne partie de l’intrigue en voiture à foncer sur les routes, de jour ou de nuit. Le livre lorgne vers ces road-movies que projettent les cinémas. Et, pour une fois, la seule ? Bob Morane est le passager de son ami. Tout se passe extrêmement vite, aussi bien le trajet qui va les mener en Moldavie que la résolution de l’intrigue qui donne une forte impression de simplicité. De toute évidence, ce n’est pas l’argument policier qui attire l’auteur, par contre les nombreuses descriptions qui émaillent cette tourmente sont de pures merveilles littéraires. Tout au long de ces pages Vernes décrit magistralement la Zone, l’atmosphère maussade et pluvieuse des paysages que ses héros traversent, mais il enrichit aussi sa prose avec des images puissantes qui atteignent au lyrisme, ainsi page 35 : « Pendant que la Mustang fonçait, tel un monstre de feu, dans des grondements de tigre en fureur, à travers les huit flagellée de pluie, Bob Morane ne pouvait s’empêcher de se poser de nouvelles questions. » De même les descriptions des divers malfaiteurs qui se dresseront sur cette route seront aussi pittoresques et bien venues ! À tel point que du road-movie on se surprend à basculer dans un western spaghetti ! Les affreux sont plus vrais que nature et pourraient sortir d’un film de Sergio Leone (3).
Mais la proximité des genres ne s’arrête pas là. Les tziganes pourraient être remplacés par des peaux-rouges sans qu’il y ait grand-chose à changer dans les dialogues ; on y parle aussi bien de race que de coutume et la sagesse des uns n’est pas sans rappeler celle des autres ! D’ailleurs ne trouve-t-on pas dans le cœur du texte les mots de « frontière » ou même ce « sentier de la guerre » que Ballantine prend ! Ballantine d’ailleurs est lui-même étonnant. En plus d’être le chauffeur de l’équipée, il se révèle également lettré, car il cite aussi bien Sherlock Holmes que Harry Dickson ! Et puis Morane, d’habitude si mesuré, que fait-il à s’équiper comme un véritable gunslinger ou comme un ordinaire James Bond ! Il se charge d’armes qu’il dissimule sur lui, un revolver, un stylet mais aussi une pastille de cyanure planquée dans un bouton et plus tard des explosifs ! On le voit ce livre n’est pas commun ! Sensitif même, Morane découvre un explosif dans la Mustang rouge de l’écossais sans autre aide que son intuition. Et ce livre, ce policier ou ce western ? ne voilà-t-il pas qu’il flirte avec le fantastique ! Cette intuition d’abord puis les mystérieux pouvoirs des quatre nains Dragoor qui vont affronter le groupe dans un cimetière gothique ! Mais, sans ménagement, il leur sera répondu à coup de chevrotines ! Retour au western !
Bref, on l’a deviné, ce roman rapide et acéré est une pépite. Cependant paru dans une période fertile, il nous apparaît comme un peu négligé. Le Cratère des Immortels ou Les Crapauds de la Mort qui sont sortis juste après lui l’étouffent un peu. Pourtant ils nous paraissent moins ciselés que lui. En tout cas beaucoup plus stéréotypés car, dans la droite ligne du personnage, ils ne dérogent pas comme ce talisman. Moins imprégnés du caractère de leur époque, moins incisif, ils reprennent un train-train qui, bien que parfaitement goûtable, nous a privé d’une certaine évolution vers une littérature plus dure que celle pratiquée en général dans la série. Encore que plus tard, Poison Blanc ou Le Sentier de la Guerre (4) et d’autres nous semblèrent y revenir…
Francis Saint Martin
Notes :
(1) : Ce qui nous est d’autant plus facile à écrire que nous, nous écrivons ce texte en 2013, avec la vision synoptique de toute son œuvre ! Facile de pérorer dans ces conditions !
(2) : Entendons-nous, compte tenu des limitations du genre.
(3) : Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus et Le Bon, la Brute et le Truand sont sortis respectivement en 1964, 1965 et 1966 avec des critiques diverses mais un retentissement mondial. Vernes n’a pu les ignorer.
(4) : Tiens tiens !
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Le Satellite de l’Ombre jaune (BM 91, 1968)
En orbite autour de la Terre, un satellite, lancé par l’Ombre jaune en dépit des efforts de Bob Morane, contient un pool de savants de pointe, en vue d’une offensive qui étendra les plans de Ming à une échelle véritablement cosmique. Grâce à la Patrouille du Temps, Bob, Bill et Sophia sont dépêchés en 2500 pour aborder le satellite en toute sécurité et le saboter. Mais l’engin est armé et se défend.
Qu’on me permette un aparté personnel pour situer ma première lecture de ce roman: en ce temps-là, l’approvisionnement des quelques libraires qui recevaient les Pocket Marabout semblait très irrégulier. En fait, ils recevaient de petites quantités et sans doute en loupais-je parce que des clients m’avaient précédé à mes adresses favorites. Ma stratégie était de rendre des visites à peu près régulières pour vérifier la présence ou non de nouveaux titres. Le premier volume du Cycle du Temps, La Forteresse de l’Ombre jaune, m’a ainsi échappé. J’ai directement acheté, sans méfiance, ce Satellite.
À l’abord, la présentation insolite révélait un traitement de prestige par rapport à la production moranienne: un joli marque-page dédié, et ce cachet en étoile sur la couverture: « le Cycle du Temps ». Intitulé grandiose, voire pompeux, promettant un cadre plus ample dans une collection qui, même pour parler de voyages dans le temps, ne s’était guère écartée du ton du roman d’aventures ; annonçant une vision quasi mystique. La couverture, pourtant, n’en laissait trop rien voir: Sophia Paramount y anticipait la Sandra Bullock de Gravity de quelques décennies, avec Bob en George Clooney.
En revanche, désorientation dès les premières pages. Je tombais en pleine intrigue, avec des rappels à une aventure précédente totalement inconnue de moi, et très vite le ton est devenu très bizarre. La découverte de la Terre (de la France de l’an 10 000: le ton restait résolument franco-centré, et l’avancement « la chose » est présenté en termes de départements, unité de mesure qui, paradoxalement, rendait vertigineuse l’évocation de l’univers menacé d’invasion), la découverte de la France de l’an 10000, donc, cette pesante ambiance de désolation, de pluie silencieuse sur une planète déserte (les quelques survivants signalés plus tard n’y changent rien: la planète reste pour nous un décor vide). Cet étrange château de conte de fées sous globe, dans les montagnes d’Auvergne.
Mon jeune esprit était troublé par l’entre-choc de concepts qui juraient ensemble: les contes de fées et la science-fiction, unis dans un cadre de fin des temps. Et le Grand-Guignol du satellite de l’an 2500, ce mélange de grotesques mutations scientifiques et d’êtres pratiquement fantomatiques. Ces créatures dont la nature varie en fonction des époques, vivants ou morts, baudruches ou hommes, robots ou animaux… Dans le riche catalogue des êtres créés par Monsieur Ming, Le Satellite de l’Ombre jaune tranche encore par son ambiance oppressante, qui survit pour l’essentiel à une relecture à l’âge adulte.
La dernière partie, le sabotage dans le présent, est plus traditionnelle de l’action typique des romans. La chute, prévisible pour tout lecteur de science-fiction, mais forte pour un jeune adolescent qui découvre tout juste Wells, ramène un instant à ce futur lugubre, qui semble limiter la gloire toute-puissante qu’annonce la Patrouille du Temps.
C’est peut-être cette étouffante sensation de chute inéluctable, de disparition sans rémission, qui donne à ce Bob Morane précis une forte ambiance pessimiste qui n’est guère dans le registre habituel d’Henri Vernes (on y reviendra avec le cycle d’Ananké, mais de façon moindre: sa structure de parenthèse, dont on ne sait où elle se situe, l’isole quelque peu). Cette singularité en fait pour moi un des plus forts tomes d’une série qui a initié ses jeunes lecteurs à nombre de concepts qu’ils pourraient approfondir dans des romans plus adultes, par la suite.
Patrick Marcel
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Les Captifs de l’Ombre jaune (BM 92, 1968)
Trois personnages historiques (Jacques de Molay, Nicolas Flamel & Napoléon Bonaparte) sont enlevés à leurs époques respectives par l’Ombre Jaune qui compte profiter de leurs talents (le trésor des Templiers, la pierre philosophale, le génie militaire) pour devenir le maître du monde. Bob Morane, Bill Ballantine et Sophia Paramount sont contactés par le colonel Graigh, de la Patrouille du Temps afin de contrer cette nouvelle offensive du démoniaque Mongol. Ils y parviendront en faisant un détour par une époque préhistorique, et avec l’aide inattendue d’un démon imaginaire – le Baphomet.
Pourquoi celui-là ? En toute objectivité, même s’il se lit d’une traite grâce à un rythme soutenu et un thème intrigant, il souffre d’un certain nombre d’invraisemblances, communes à beaucoup d’histoires de voyage dans le temps qui manquent de rigueur. Je n’en citerai qu’un exemple : à la fin du volume, monsieur Ming se plaint que Napoléon, capturé à Sainte-Hélène, ne soit plus que l’ombre de lui-même et ne dispose plus de son génie militaire. Pourquoi diable, alors, ne pas l’avoir fait prisonnier au lendemain d’Austerlitz ?
Cette question-là, et toutes les autres du même type, je ne me les suis cependant pas posées quand, adolescent, j’ai lu ce roman-là, et il m’a marqué tout particulièrement. Parce qu’il n’était fait que de premières fois.
D’abord, il contient la première apparition des Whamps, ces créatures synthétiques qui ouvrent la gorge de leurs adversaires avec les dents avant d’en boire le sang – sans aucun doute la création la plus horrifique de l’Ombre Jaune, de quoi donner des cauchemars à plusieurs générations de gamins et le goût des buveurs de sang à quelques autres.
Ensuite, il y a une idée fabuleuse : Ming, ayant absorbé les esprits de ses captifs, se retrouve aussi affecté de leurs croyances et de leurs peurs, si bien que c’est sa force mentale qui anime la statue du Baphomet devant causer sa propre perte cat il a inconsciemment la certitude de se trouver devant un démon. Ces deux concepts, l’influence de l’esprit sur la matière et la puissance de l’inconscient, je pense que je ne les avais jamais non plus rencontrés auparavant. Je les ai maintes fois réutilisés par la suite.
Enfin et surtout, si ce n’était pas mon premier Bob Morane (cet honneur revenant au Collier de Çiva), c’était un de mes premiers bouquins de SF, sans doute ma toute première histoire de voyage dans le temps, et la toute première, dans mon parcours de lecteur, qui se permettait de jouer avec l’histoire. À l’époque, j’en avais promptement plagié la trame pour écrire une histoire fantastique, en classe, à l’occasion de je ne sais quelle rédaction. Et depuis… ma foi, je pense que l’auteur de L’Équilibre des Paradoxes aurait du mal à renier Les Captifs de l’Ombre Jaune.
Merci, monsieur Vernes.
Michel Pagel
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Commando Épouvante (BM 100, 1970)
Jungle du Matto Grosso, quelque part à l’est du fleuve Araguaya. Un prospecteur devenu fou et les Indiens de la tribu Chavantes font état de mystérieux Cônes tombés dans la forêt. Les engins seraient enveloppés d’un nimbe doré, et d’étranges phénomènes se dérouleraient dans leur périmètre. A Paris, Bob Morane et Bill Ballantine se font estourbir au moyen d’une seringue hypodermique pour se réveiller trois jours après au Brésil. Le tout en 19 pages. Ensuite arrive un mulâtre apportant des victuailles locales, servies fort heureusement avec du vin français. Ce bon vieux Herbert Gains de la CIA annonce aux deux camarades la mort en série de pilotes survolant la région où sont tombés les Cônes. Un computer désigne Bob comme ultime recours. L’Aventurier ne peut résister à l’« appel au sentiment humanitaire » de l’Agence. Le calculateur mécanique émet la possibilité de succomber lors de la mission, ce qui est somme toute banal. Le nom de code, « Commando épouvante » tombe page 29, réglé comme du papier à musique. Sur ce, le commandant et l’Ecossais font la connaissance d’une beauté locale répondant au doux prénom de Jacinta qui leur balance du senhores mais ne pèse pas lourd quand apparaît la divine eurasienne Miss Ylang-Ylang (page 43, sous vos applaudissements). Le « pon-pon » des sirènes de police sonne clairement plus exotique que notre pin-pon national. Bob se prend une branlée aux échecs, « ce qui tendait à prouver qu’il ne se trouvait pas dans son état normal ». Quelques poursuites en voitures avec virages à angle droit et la découverte d’un certain Joao Rua qui « ne dormait pas à poings fermés ; il avait une manchette plantée dans le dos, juste au niveau du cœur ». Bill suppose que « L’assassin l’a tué », preuve qu’il y a un authentique mental à l’œuvre dans cette carcasse de géant au poil roux. On se rend dans la ville de Sertao, sur la rive gauche du rio Araguaya. Et à partir de la page 69 (véridique) on assiste à une véritable tête à queue (si je vous le dis) sur la seconde partie du roman puisque BILL MEURT. Bob a les poings serrés et se trouve au bord des larmes, le lecteur braie comme un âne, puis on pénètre dans un vaisseau extra-terrestre à multi dimensions spatio-temporelles, impressionnant et über classe pour un gamin d’alors, et là MISS YLANG-YLANG avoue au commandant qu’elle ne l’a jamais haï et elle MEURT dans les bras de BOB MORANE QUI MEURT !
C’est dans ce type de situation qu’un gamin de 10 ans prend soudainement conscience de sa finitude, et que la mort s’avère l’horizon ontologique indépassable. Ou plutôt il a envie de maraver la gueule à sa sœur qui écoute des chanteurs débiles sur son mange-disques alors même qu’il est en pleine tragédie.
Et comme c’est le numéro 100 le lecteur croit qu’Henri Vernes en a juste marre et qu’il en profite pour arrêter, genre « t’es gentil Sherlock mais j’aimerais dorénavant écrire exclusivement sur l’élevage de rennes Tungus, alors bye ». Mais en fait ce n’était qu’un programme de simulation mis au point par la CIA, cela dit très moderne pour l’époque, afin de les préparer à leur mission. Ouf.
Suit un index alphabétique de 50 pages reprenant tous les personnages, majeurs et secondaires, apparaissant dans les aventures de l’Aventurier. Un collector, mais qui ne pouvait à son époque être véritablement apprécié qu’à la parution du n° 101, signe que les affaires reprenaient.
Bref, du pur concentré d’aventure, un Bob Morane d’exception, l’un des musts de la série.
Xavier Mauméjean
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Les Cavernes de la nuit (BM 103, 1970)
Bob Morane est appelé à la rescousse par Sophia Paramount, mais quand il arrive au rendez-vous fixé par la journaliste anglaise, celle-ci est enlevée par des inconnus. Grâce à un bon samaritain, « La Vinasse », Morane arrive devant la propriété du comte Vorodanne, propriétaire infirme de la demeure, ainsi que de sa bande (Catherine de Vilieu, Zoltan Breller, âme damnée de Vorodanne, et Khole dit « la Vinasse »). Le comte apprend à Bob que sa maison est bâtie sur un véritable royaume habité par des géants rouges. Présents depuis toujours dans les sous-sols, ils sont les dépositaires de grands savoirs et sont contrôlés par « le Père ». C’est cet homme que Bob doit ramener à la surface. Morane cherche à s'enfuir en compagnie de Sophia mais, finalement, il est contraint d'aider Vorodanne. Équipé pour affronter les ténèbres des cavernes, Bob Morane s’y enfonce. Il est rejoint par Breller qui veut venir avec lui pour retrouver son fils, disparu dans ces grottes. Les cavernes pullulent de géants rouges mais tant que les visiteurs ont de la lumière ils ne risquent rien. Les deux hommes arrivent dans une immense salle couverte d’ossements, restes macabres des malheureux qui se sont déjà introduits dans les lieux. Toujours surveillés par les Yeux Noirs, ils débouchent dans une salle votive où gît Sophia, inconsciente. À peine la jeune femme est-elle réveillée que deux bandes antagonistes surgissent et s’affrontent brutalement. Bob et ses compagnons s’éclipsent et bivouaquent. Morane presse ensuite ses compagnons de se diriger vers l’extrémité d'un ravin. Tout comme Sophia, il reçoit des messages mentaux qui le guident vers un être artificiel, en fait une machine, gardienne du savoir ancestral dont Vorodanne cherche à s’approprier. La machine révèle à Morane que les Yeux Noirs ne sont que des androïdes chargés de la garder. Elle grave dans l’esprit de Breller la certitude d’avoir accompli sa mission et confie à Morane un appareil qui lui permettra d’influencer le comte. À peine remontés à la surface, le monstrueux infirme se précipite dans les cavernes, sur ordre psychique de l’être artificiel. Plus tard, Morane et Sophia se réveillent quai Voltaire où Bill Ballantine les a amenés. Il les a retrouvés endormis, loin de Paris, dans le domaine déserté du comte. Bien que l’entité des cavernes ait affirmé à Morane qu’il perdrait le souvenir de cette aventure, des lambeaux de mémoire commencent à lui revenir à l’esprit.
À partir des années 70, Bob Morane commence à aller dans l'espace et le temps. Concurremment, ses aventures épousent également le domaine du polar noir et du fantastique. C'est à l'instigation du directeur de collection, Philippe Vandooren, que Morane devient plus « adulte » dans des récits où l'intrigue compte beaucoup, ainsi que la nervosité dans l'écriture. Krouic (histoire qui se déroule entièrement dans un cirque), Ceux-des-roches-qui-parlent (avec un peuple de petits hommes vivant dans les Andes), La malle à malices (une course poursuite pour retrouver une malle bourrée d'or), El Matador (où un contrat est lancé sur la tête de Morane), toute la saga du Tigre (où le cerveau de grands savants est enfermé dans le crâne d'un pauvre ère), Poison blanc (qui parle explicitement du trafic de drogue), et d'autres encore, beaucoup d'autres, où, semble-t-il, la patte de Vandooren est pour beaucoup dans l'intérêt que l'on éprouve encore à la lecture de ces romans.
Avec Les cavernes de la nuit, il y avait à l'époque un vrai choc à voir, sur une couverture de romans pour adolescents, l'image en premier plan d'un géant rouge, à moitié nu ! Et, au loin, dans les dites cavernes, Morane et Sophia Paramount semblaient avancer, inconscients du danger. C'est cette accroche graphique qui a fait beaucoup pour attirer mon attention d'adolescent sur ce roman, accroche qui était secondée par un roman intriguant, à la fois fantastique dans son ambiance et science-fictionnesque par l'explication finale. Le personnage du comte Vorodanne (anagramme de Vandooren), vicieux à souhait (et revu ensuite dans Ceux-des-roches-qui-parlent) aurait pu, aurait dû être vu dans d'autres aventures… Il fait partie de toute cette panoplie de d'individus cruels dont Henri Vernes et consorts ont abreuvé notre imagination un rien morbide… pour notre plus grand plaisir.
Rémy Gallart
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Les Cavernes de la nuit (BM 103, 1970)
Première contribution à Bob Morane de Philippe Vandooren (Vorodanne est son anagramme – chacun de ses opus en aura un), directeur de la collection Pocket Marabout, et auteur, à partir de cette même année 1970, des aventures de Sylvie, l'hôtesse de l'air crée par René Philippe dans la collection Marabout Mademoiselle, Les Cavernes de la nuit constitue une heureuse surprise. En effet, sur les neuf précédents titres, six étaient des reprises d'épisodes déjà parus en bandes dessinées. Certes, il s'agissait de deux titres dessinés par Dino Attanasio, au graphisme vieillot face à William Vance, et d'inédits en albums, dont les planches furent publiées dans les pages de Femmes d'Aujourd'hui, mais ces adaptations en série étaient le signe d'un certain essoufflement. Cet épisode, plus dense, plus violent, est aussi écrit avec davantage de nervosité, malgré des tunnels de dialogues et des répliques artificielles qui ratent leur cible. Le personnage de Bob Morane est plus dur, un rien plus sarcastique, comme sa remarque ironique sur l'efficacité de la police. On devine l'auteur en train de se familiariser avec le personnage tout en cherchant à injecter du rythme et de la vivacité. On trouve par moment une recherche dans le vocabulaire même une audace typographique. L'ensemble fascine par son ambiance fantastique et son méchant haut en couleurs.
Le récit joue davantage sur les images que sur la cohérence, avec un impact certain sur l'imaginaire, qui se joue des faiblesses du récit. Ce sera un peu la marque de fabrique de Vandooren, qui privilégie un fantastique ne s'embarrassant pas d'explications du moment qu'il fournit sa dose d'adrénaline ; voir par exemple Krouic et surtout la série Ananké.
Des couleuvres, il faut en avaler, pour admettre qu'une machine vivante gardienne du savoir soit recluse dans des cavernes en compagnie de robots de chair. Sa nature comme sa présence ne sont pas réellement définies. La première moitié du roman est un peu brouillonne : l'auteur temporise à l'excès, retardant les révélations à coup de rebondissements et de digressions artificiels. Les motivations manquent également de précision, les explications se dédoublent et se contredisent parfois, les informations ne sont pas toujours données dans l'ordre hiérarchique. Citons seulement l'enlèvement de Bob à titre préventif (Vorodanne craignant qu'il soit au courant de ses agissements, du fait qu'il connaissait Sophia Paramount) et comme enrôlé de force dans une mission périlleuse, sans parler d'un combat mortel avec un Yeux Noirs durant sa fuite, que Vorodanne aurait provoqué pour lui donner une leçon. Tout est fait pour retarder le centre du récit, à savoir la descente dans les cavernes. Mais ces détails n'ont aucune incidence sur l'impression d'ensemble, très positive. Le jeune lecteur ne s'attarde pas sur ces points, la situation extraordinaire et la narration procurant suffisamment de souffle et de rythme pour le conduire à tourner les pages sans sourciller jusqu'à la fin.
Mais Vandooren s'amuse : on se souviendra son goût pour les états de rêve second, dans des épisodes de Bob Morane mais aussi avec la série BD Nic, dessinée par Hermann, son beau-frère, hommage à Little Nemo, scénarisé sous le pseudonyme éloquent de Morphée) : il fait feu de tout bois. Il ne serait pas surprenant que l'idée de cet épisode lui soit venu en ayant passé, par curiosité, un chiffon à la photocopieuse, illustration qu'on trouve en page intérieure de l'ouvrage. Sinon, quel intérêt de placer cette image ici ?
Pour la petite histoire, à l'époque, Henri Vernes éprouvait de la lassitude pour son personnage, au moment où le succès était à son plus haut niveau (environ 100 000 exemplaires) et que son éditeur désirait l'entretenir, ainsi que pour Sylvie, fer de lance de la collection Marabout mademoiselle, à raison d'un livre tous les deux mois. Ce qui justifie l'emploi de nègres, dont le directeur de collection lui-même, qui rédigea donc nombre de Sylvie et de Bob Morane. Henri Vernes ne nie pas ces collaborations, précisant qu'elles travaillaient d'après un synopsis élaboré par ses soins et qu'il était toujours obligé de réécrire la version finale. Il désavoua notamment La Terreur verte, réalisé d'après la BD. Mais le style Vandooren se reconnaît aisément. Les romans sont en général plus longs et des détails personnels, des anagrammes, parsèment chaque récit – certains parus après sa mort en 2000 : La Plume de cristal et La Porte du cauchemar (un titre qui lui ressemble), en 2004 et 2005, voit intervenir une certaine Rachel Vandendooren.
Dans les années 80, discutant au téléphone avec Philippe Vandooren, qui confirma que Les Cavernes de la nuit était son premier Bob Morane, je lui ai avoué que j'avais estimé à l'époque que le niveau de la série remontait. Il y eut un long silence après quoi Vandooren estimait que ma vile flatterie était déplacée. J'ai heureusement réussi à le détromper en lui expliquant ce qui m'avait frappé dans le roman à l'époque.
Claude Ecken
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Le Cycle d’Ananké (BM 127, 130, 134, 141, 146 et 164bis, 1974-79)
Prix Eurocon IV (1978) le meilleur cycle européen de littérature fantastique.
Le menuisier venu remplacer une porte donnant sur le jardin de Simon Lusse, à Paris, ne savait pas qu’en la franchissant il allait passer dans un monde parallèle sans grand espoir de retour. Un univers hostile fait d’autant de mondes étranges auxquels on accède en un seul sens par d’étranges rosaces. Pendant trente-six ans, Lusse va faire disparaître nombre de gens dont le père de Florence, Peter Rovensky, diamantaire de son état et propriétaire d’un fabuleux diamant. Sa fille l’y suivra et nos inséparables amis Bob et Bill vont à leur tour franchir la porte fatidique non sans y avoir entraîné le sordide Simon. À partir de là, une longue et double quête va commencer : il leur faut non seulement retrouver Florence et son père mais aussi la sortie de cet univers infernal et concentrique.
Le présent volume reprend l’intégralité des cinq romans et un chapitre inédit : « La Dernière Rosace ». Le premier monde où échouent nos héros est digne des récits d’E. R. Burroughs. Il est peuplé d’Hommes Oiseaux pour qui les jeux mortels qu’ils inventent s’apparentent à ceux du Cirque de la Rome Antique. Les rosaces font passer nos amis vers d’autres lieux de plus en plus insolites et éprouvants tant moralement que physiquement. Ils y rencontrent des personnages attachants, qui s’y sont échoués il y a déjà plus de vingt-cinq ans ; ils y perdent aussi des amis d’infortune et risquent eux-mêmes d’y laisser la vie plus d’une fois. Vernes revisite avec un bonheur inattendu le mythe du vampire. Un vampire nommé Vlad Tepes qui non seulement cherche à tout prix à ne pas mordre ses victimes mais doit, de surcroît, être tué par chacune d’elles. Il y a ces êtres mi-hommes mi-anges, aveugles, qui utilisent la force mentale de vieillards et d’enfants, soumis à un esclavage sans nom, pour leur donner le pouvoir de voir et de voler. Puis cet autre monde fait de plaines immenses, peuplés d’hommes une fois encore aveugles. Il cache une terrible réalité : le soleil qui se couche génère une obscurité que tout être voyant doit fuir à tout prix pour ne pas mourir. Ils doivent alors affronter d’énormes araignées dans un escalier qui semble mener tout droit en enfer. Bob, Bill et Flo combattent aussi un peuple de lycanthropes et l’étrange Père Lupi, lui-même loup-garou. Finalement, dans une nouvelle plaine, d’immenses gisants à leur effigie semblent les attendre car là est l’ultime épreuve pour sortir de cet enfer. Il leur faut y pénétrer et faire face à eux-mêmes et à leurs tentations. Bob Morane découvrira que le temps écoulé n’est pas le même dans toutes ces mondes : c’est l’épisode de la petite fille perdue dans une dimension… de la dimension elle-même improbable où Bob va disparaître longtemps mais… un court instant pour les amis qu’ils laissent derrière lui. Les visions d’horreur et les étrangetés se succèdent tout au long de cette gigantesque saga.
Malgré un style propre à l’écrivain fleuve qui ne se relit pas, ces aventures se dégustent comme autant de friandises. Les clichés machistes et désuets, bien sûr, y abondent ; c’est incontournable chez Henri Vernes au même titre que les tics de Bob qui nous feront toujours sourire. Vernes ajoute aux cinq récits de multiples sujets de réflexion parfois philosophique et un jugement pas toujours tendre envers notre Société. Collant à l’image que l’on se faisait du héros vernien, Morane est évidemment un militaire dans l’âme et un ex commandant de fait. On regrettera donc le côté macho omniprésent tant de Bob que sans doute et surtout de son créateur. Mesdames, pardonnez-lui ces images de la femme idiote qui ne sait ce que veut dire « anagramme », qui ne se sépare jamais de ses ustensiles de cuisine, même face à l’inconnu et à la mort ; qui dans les moments magiques où ses désirs se matérialisent, ne voit que visons, chinchillas et bijoux des plus grandes marques. Pardonnez à Henri Vernes d’être resté prisonnier de l’une de ces boucles du temps jadis où la femme était reléguée à la cuisine, ne possédait pas d’âme et se laissait traiter de petite fille, fascinée par l’aura d’un superman aux cheveux taillés en brosse et au regard d’acier. Et vous aussi, amis Ecossais, pardonnez à notre écrivain belge la caricature de plus en plus simpliste qu’il fait de Bill Ballantine, montagne de muscles sans trop de cervelle (mais tout de même plus que dans la tête d’une femme), amateur de poulets mais surtout de whisky. Car heureusement qu’il est présent, à l’instar du Capitaine Haddock pour Tintin, pour atténuer le côté par trop sérieux de notre héros français.
Quant au dernier chapitre, était-il indispensable ? Peut-être Vernes aurait-il mieux fait de « remixer » sa première mouture en ajoutant plus de cohérence au final qui laisse pantois tant il est bâclé (et le mot est faible). En effet, revenue de son incroyable aventure parallèle, Flo ne semble pas se souvenir qu’elle cherchait son père, disparu de façon atroce (seul Bob l’a vu) et les survivants ne sont pas plus heureux que ça de réintégrer le monde « d’ici ». Pourtant, quand vous aurez lu ce par où ils passent, il y aurait eu de quoi sauter en l’air mû par une joie ineffable ! À peine ont-ils retrouvé notre bon vieux monde, que la longue barbe des uns et les longs cheveux de la jeune fille disparaissent instantanément ! Je vous vois venir : c’est sans doute voulu par l’auteur, pour confirmer leur retour au « réel ». L’imaginaire fantastique de notre écrivain est cependant stupéfiant de trouvailles innovantes, de mondes de cauchemar digne de Stephen King et sa façon tout à fait originale de traiter les grands mythes comme celui des vampires et des loups-garous n’a pas son pareil. Rien que pour cela nous oublierons les quelques imperfections du scénario. Et pour terminer, d’où vient donc ce nom d’Ananké ? Dans la mythologie grecque, c’est la nécessité, le destin défavorable, la face sombre et maléfique. Elle renferme l’idée de contrainte, de captivité, d’être retenu contre son gré. C’est aussi le nom de la goélette de l’oncle Cassave dans le film de Harry Kümel, tiré de Malpertuis de Jean Ray.
El Jice
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Bibliographie
Outre les Bob Morane, dont une partie est disponible en papier chez Ananké ou en numérique chez Ananké Digital, plusieurs ouvrages ont été fort utiles dans la conception de ce dossier.
Bob Morane, Francis Valéry, Le Bélial’, 2014
Réédition en numérique d’un ouvrage paru en 1994 et depuis longtemps épuisé. Votre serviteur ne saurait chanter les louanges de cet opuscule sans paraître suspect, aussi se contentera-t-il d’affirmer que ce titre constitue une très bonne introduction à l’œuvre d’Henri Vernes, et qu’il bénéficie d’une bibliographie mise à jour.
Bob Morane : professeur aventurier, Francis Saint-Martin & Rémy Gallart, Encrages, 2007
Une étude très complète sur Bob Morane, qui passe en revue à peu près tout. Les personnages sont à l’honneur, notamment avec un chapitre entier dédié à l’Ombre jaune (ainsi qu’un index de ses inventions), et un chapitre s’intéresse de près aux collaborateurs de Vernes. Contient un résumé des deux cent sept premières aventures. Les deux auteurs connaissent leur sujet sur le bout des doigts, et ont pour lui une passion qui n’exclut pas la critique de l’œuvre vernienne. Indispensable pour tout amateur de Bob Morane.
Bob Morane et Henri Vernes, une double vie d’aventure, Daniel Fano, Le Castor astral, 2007
Composé d’interviews, de commentaires divers sur le corpus moranien, d’interventions de personnalités pour qui Bob Morane a importé, et de quelques « friandises », parmi lesquelles deux courtes aventures de Bob Marone et des textes de Henri Vernes hors-BM, cet ouvrage est celui d’un amateur, dans le sens noble du terme. Sans être indispensable, ce titre reste plaisant à lire.
50 ans de culture Marabout, Jacques Dieu, Editions Nostalgia, 2000
Cet ouvrage, abondamment illustré, n’aborde Bob Morane que par la bande, mais se révèle un document très fouillé, et richement illustré, pour qui s’intéresse à l’histoire cette maison d’édition. Les autres…
De Superman au surhomme, Umberto Eco, Grasset, 1978
Un formidable recueil d’articles de l’auteur du Nom de la rose, abordant avec autant de passion que d’érudition Les Mystères de Paris, Superman et Nietzsche.
Les Paralittératures, Alain-Michel Boyer, Armand Colin coll. « 128 », 2008
Une très bonne introduction aux paralittératures.
Le roman populaire 1836-1960, sous la direction de Loïc Artiaga, Autrement coll. « Mémoire/Culture », 2008
Un ouvrage plus fouillé sur un siècle de littérature populaire.
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Bob Morane est également présent sur le web, sur quelques sites et forums. En voici quelques-uns :
À propos de Bob Morane, forum consacré exclusivement à l'aventurier ;
Nos années Marabout, forum s'intéressant plus largement aux séries éditées par Marabout ;
Tout l'univers de Bob Morane : malgré une apparence très datée, ce site de fan propose une base conséquente de résumés des romans ;
Le Météore : le site du fanzine propose une bibliographie très complète de Bob Morane, Doc Savage ou le Fleuve Noir Anticipation.
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Remerciements
Pour leur participation à ce dossier Bob Morane, je remercie chaleureusement Joseph Altairac, François Angelier, Claude Ecken, Rémy Gallart, Serge Lehman, Patrick Marcel, Xavier Mauméjean, Michel Pagel, Jean-Luc Rivera, Francis Saint-Martin, Francis Valéry, Michel Vannereux et Philippe Ward. Ainsi que Christophe Corthouts, Gilles Devindilis et biens sûr Henri Vernes. Et mon père, qui pour moi fut l’Aventurier.
Erwann Perchoc
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