Après avoir interrogé les lecteurs de Bob Morane puis les continuateurs de l’œuvre moranienne, il est maintenant temps de se tourner vers le maître en personne : Henri Vernes…
Quand vous avez créé le personnage de Bob Morane en 1953, imaginiez-vous qu’il existerait encore soixante ans plus tard ?
Fin 53, j’avais écrit La Vallée infernale et à partir du 20 décembre de cette année-là, j’ai commencé l’écriture du deuxième volume. Puis
j’ai fait un long voyage en Amérique du Sud, en Amazonie et en commençant par la Colombie ; ça a duré plusieurs semaines. De retour à Bruxelles, j’ai
appris que mes deux romans avaient obtenu un énorme succès. Je ne m’y attendais pas du tout. Et au fil du temps, ce que je pensais être un one-shot est
devenu un 200-shot.
Une idée pour expliquer le succès immédiat de Bob Morane ?
C’est difficile à dire, et je n’ai que des suppositions. Juste après la guerre, tous les anciens personnages d’aventuriers comme Buffalo Bill et Nick
Carter avaient disparu. Il y avait donc un créneau à prendre et je m’y suis engouffré.
Avez-vous « construit » le personnage de Morane pour qu’il plaise à son public ?
Je voulais surtout qu’il me plaise à moi, d’abord. J’avais en moi mes souvenirs de lectures de jeunesse, et on peut dire que je les ai continuées, mais
pour de nouveaux lecteurs. Et la mayonnaise a pris.
D’ailleurs, pourquoi est-il français ? Il aurait pu être belge comme vous. D’autant qu’en 1953, Marabout était encore mal diffusé en France et
s’adressait donc à un public essentiellement belge.
La France est plus grande, offre plus de possibilité. Et il y avait encore les colonies à l’époque, pour élargir le cadre. Je viens de Tournai, tout près
de la frontière et qui est une ville autant française que belge. Mes lectures de jeunesse venaient d’auteurs français : Louis-Henri Boussenard, Jean de la
Hire… C’est donc tout naturellement que j’ai fait de Bob Morane un Français. Un peu par complexe de supériorité aussi.
Quelle part de vous-même figure dans Morane ? Et dans les autres personnages, notamment les compagnons du héros ?
Au final, très peu. Pour les goûts en matière de musique et de peinture, ce sont les mêmes. Pour le reste… Il est dur de s’identifier à un personnage trop
parfait, et qui a toujours trente-trois ans. Et en ce qui concerne les autres personnages, c’est non aussi : Bill Ballantine est un grand buveur de whisky…
ce que je ne suis pas. Quant aux filles, si j’aime bien leur compagnie, eh bien je n’en suis pas une !
Et les méchants alors ? Monsieur Ming par exemple ?
Non plus. Monsieur Ming était prévu comme un personnage épisodique, ne devant apparaître que dans La Couronne de Golconde, mais je suis
dit que j’avais besoin d’un méchant méchant. J’ai surnommé Monsieur Ming l’Ombre jaune. « L’Ombre » parce qu’il est méchant, « jaune » parce qu’il
est chinois (bien que je n’ai jamais vu de Chinois jaune : la couleur change selon qu’il vienne du nord ou du sud du pays, mais un Chinois n’est
jamais jaune). Morane et lui sont du même avis concernant le mode de vie occidental mais divergent sur les moyens à employer.
Bob Morane voyage un peu partout dans le monde. Est-ce que vous alliez sur place pour faire du repérage ?
J’ai souvent décrit les lieux après, bien après les avoir visités. N’est-ce pas Simenon qui dit qu’on ne parle d’un pays que dix ans après l’avoir visité.
J’ai fait ainsi un voyage en Israël, puis j’ai écrit plus tard L’Anneau de Salomon. L’Amazonie, la Colombie, Haïti, la Chine, où se
déroulent plusieurs aventures, j’en ai parlé à ma façon. Je me servais de mes voyages comme base. Je n’ai pas toujours été très honnête, mais si on raconte
un pays tel qu’il est réellement, ça ne marche pas. Il faut le décrire de manière rêvée. Quand on écrit du rêve, il faut rester dans le rêve.
Au début de Bob Morane, c’était le bon temps, avec ces zones encore inconnues sur les cartes où, comme on dit, « la main de l’homme n’a jamais mis les
pieds »…
Avez-vous des destinations favorites ? De nombreuses aventures se passent en Amérique du Sud, dans les Caraïbes, en Asie du Sud-Est…
C’est un cercle vicieux : certaines destinations me plaisaient, alors j’y allais plus régulièrement. Il y a certains endroits où j’ai peu envoyé Bob
Morane. L’Afrique, par exemple, ou l’Australie. L’Afrique que j’aimais n’existait déjà plus.
Morane voyage également dans le temps, notamment dans des futurs pas très joyeux (Le Satellite de l’Ombre Jaune, Les Fourmis de l’Ombre Jaune, Les
Déserts d’Amazonie). Vous êtes plutôt pessimistes quant à l’avenir de l’espèce humaine ?
Oui, je suis très pessimiste. Une bonne part des problèmes dans le monde est due à la surnatalité. Pensez qu’on n’était que deux milliards juste après la
Seconde Guerre mondiale, que nous sommes désormais sept milliards, et que ça continue. On va tomber dans une situation impossible. On veut tout dominer, le
monde, les autres espèces. Et, pour des raisons morales, religieuses, on ne fait rien contre cette surnatalité.
Dans Les Déserts de l’Amazonie, je soulève le problème de la déforestation. C’est aussi quelque chose dont il faut parler. On m’a parfois
fait remarquer que j’exagère dans Bob Morane. C’est voulu, il faut tirer la sonnette d’alarme.
Comme le fait par exemple Nicolas Hulot, que l’on traite parfois de farfelu.
Nul n’est prophète en son pays… J’ai connu Alain Bombard, Paul-Émile Victor et Haroun Tazieff, qui avaient les mêmes idées écologiques.
Vos romans font la part belle aux littératures de l’imaginaire, fantastique et SF en tête. Ce sont des genres littéraires que vous lisez volontiers ?
Oui, quoique je lise moins de science-fiction maintenant. Tout a été dit. Néanmoins, j’aime toujours la SF romanesque, celle du Rayon fantastique ou
d’auteurs comme Jean de la Hire, J.H. Rosny-aîné. Et le fantastique, toujours. Notamment Jean Ray, qui a été un grand ami.
Dès les premiers Bob Morane, vous abordez des genres différents de l’aventure : espionnage, fantastique, SF…
Effectivement, j’ai fait cela, par goût et aussi pour varier. Avec l’aventure, on revient vite à la recherche des mêmes trésors, au secours des mêmes
orphelines… Je me serais vite mordu la queue.
Est-ce que les directeurs de collection chez Marabout vous faisaient des suggestions pour Bob Morane ?
Non. J’avais chez Marabout une liberté totale. De fait, chez eux, on ne lisait jamais ce que j’écrivais : ils recevaient le manuscrit, qui partait à
l’impression le lendemain. Je n’ai jamais eu de directive, à part quelques réunions avec le directeur de collection, avec qui on se disait : « Il faudrait
faire ceci, faire cela pour Bob Morane ? » En fait, je faisais un peu la pluie et le beau temps, même s’ils me mentaient sur mes tirages – cent mille
exemplaires au lieu de deux cent mille. Mais comme je gagnais bien ma vie, ça passait.
Par la suite, chez le Masque et la Bibliothèque verte, tous les deux chez ce gros machin qu’est Hachette, j’étais un peu perdu dans la masse.
Sur les 230 romans et nouvelles, quel est le titre dont vous êtes le plus satisfait ? Et celui dont vous l’êtes le moins ?
C’est une question-piège et vous me prenez au débotté… Pour les plus satisfaisants, je dirais Les Chasseurs de dinosaures, ou Les Déserts d’Amazonie. À l’inverse, un roman comme La Malle à malices me plaît peu. On ne peut pas tout le temps être
génial !
Comment avez-vous fait d’ailleurs pour avoir autant d’idées pour autant de romans ?
L’imagination devient comme une seconde nature. Au fil du temps, on prend l’habitude de savoir enchaîner les événements. Et quand on est à court d’idées,
on fait comme Charles Trenet dans sa chanson « L’Âme des poètes » : la la la la la…
Avez-vous une méthode pour écrire Bob Morane ?
Non, je n’en ai pas. J’ai une idée générale, le pays, les personnages. J’écris ensuite un premier chapitre et tout s’enchaîne. Un roman, c’est comme la
vie, avec les faits qui s’enchaînent les uns aux autres. Mais pour les romans, je sais comment ça va finir : bien.
Il y a quand même La Revanche de l’Ombre jaune qui se termine mal, avec la mort de Bob Morane.
Mais c’était voulu ! Un peu comme Conan Doyle, qui fait mourir Sherlock Holmes dans « Les Chutes de Reichenbach ». Il a reçu beaucoup de courriers de
lecteurs furieux. J’ai eu aussi des réclamations, mais c’était attendu, et si Bob Morane est quasi-absent de la suite, Le Châtiment de l’Ombre jaune, il réapparaît à la fin.
Dans les années 80, vous avez écrit les aventures de Don. Pourquoi ce changement de style radical ?
Un peu pour me défouler ! À l’origine, il n’y a pas de sexe dans les aventures de Bob Morane. Je crois d’ailleurs être l’un des premiers auteurs jeunesse à
avoir mis des filles plutôt accortes dans ses romans : Sophia Paramount, Miss Ylang-Ylang… Mais pas de coucheries.
Du temps de Don, ma secrétaire, qui tapait les romans à la machine, me disait : « Oh, monsieur Vernes, est-ce que vous n’exagérez pas un
peu ? » Ce à quoi je répondais : « Mais taisez-vous et tapez donc… »
Il y a un éditeur au Québec qui souhaiterait rééditer les Don. Je lui ai dit que je les trouvais assez légers, et il m’a répondu : « Si vous saviez ce qui
paraît en Amérique ! »
Bref, j’en ai bientôt eu assez de Don, d’autant que j’avais beaucoup de boulot avec Bob Morane. Si, depuis que je n’étais plus chez
Marabout, je n’étais plus tenu d’en écrire six par an, je continuais à en rédiger.
Vous avez également écrit quelques romans ne relevant pas de Bob Morane, les Luc Dassaut. Vous pouvez nous en dire plus ?
À la fin des années 50, au vu du succès de Bob Morane, les éditions Hachette m’ont contacté pour que je leur en écrive. Ce qui était impossible pour des
raisons contractuelles, Bob Morane étant publié par Marabout. Mais j’ai créé pour Hachette un autre personnage : Luc Dassaut.
D’ailleurs, le nom « Morane » est à l’origine aussi une marque d’avion : Morane-Saulnier. Et Dassault aussi. Vous avez l’explication des noms. Bob est
devenu Luc, et deux aventures sont parues. Mais ça ne m’amusait pas tellement et ça n’a pas duré.
Intéressons-nous maintenant à l’avenir de Bob Morane : que vous inspirent les romans écrits par Christophe Corthouts et Gilles Devindilis ? Et quel est
votre avis sur la décision de Gilles Devindilis de reprendre le personnage mais en le renvoyant en 1953 ? Pensez-vous que l’avenir de Morane se situe
dans le passé ?
Christophe Corthouts écrit très bien, il a de bonnes idées, mais il a décidé d’arrêter d’écrire Bob Morane. Une dernière aventure doit paraître, L’Idole viking, et ce sera tout.
Selon moi, Gilles Devindilis écrit très mal, commet des erreurs de style (ou historiques), et n’a pas le bon mot. De plus, je ne vois pas bien l’intérêt de
dupliquer Bob Morane et de le renvoyer en 1953 : Morane voyageait déjà dans le temps, l’Ombre jaune avait déjà un duplicateur… Je ne suis pas très content
de tout cela et l’éditeur, Ananké, est en-dessous de tout.
Dans un édito du fanzine « Reflets », vous annoncez vouloir revenir bientôt au cycle d’Ananké. Vous pouvez nous en dire plus ?
Oui, j’ai écrit un nouveau roman, intitulé Les Bandits ou Les Pirates d’Ananké. Il n’est pas tout à fait terminé, mais il
est hors de question que je le donne à l’éditeur. Pour des raisons contractuelles, je ne peux pas non plus le publier ailleurs. Peut-être ferai-je mieux de
l’éditer pour moi à dix exemplaires, ou bien de le brûler. Désormais, j’écris seulement pour m’amuser.
Enfin, quel est votre avis sur le retour prochain de Bob Morane en BD ? Selon vous, qui, parmi les nombreux dessinateurs, a le mieux représenté votre
héros ?
Je suis dubitatif. On en parle beaucoup mais, quand je vois l’état de Bob Morane en romans (des textes douteux, de mauvaises couvertures, des tirages
réduits et des prix trop chers), je reste sceptique.
En bandes dessinées, les deux meilleurs sont selon moi Forton et William Vance. C’est dommage qu’en BD, Vance n’ait plus continué et soit passé à autre
chose. Maintenant, il ne dessine plus.
Et du côté des illustrateurs, de Pierre Joubert jusqu’à René Follet ? Un favori ?
Pour les couvertures de livres, c’est encore William Vance, qui en a dessiné de fantastiques. Chez Marabout, il y a eu aussi Pierre Joubert, un peu oublié
maintenant (et les couvertures jeunesse ont désormais bien évolué).
Une dernière question, comment voyez-vous Bob Morane dans soixante ans ?
De mon point de vue, on ne connaît pas de personnages ayant vécu cent vingt ans. Tintin, par exemple, c’est démodé et le personnage ne vit que par sa
réputation. Le film a d’ailleurs peu marché.
Pff… Dans soixante ans, Bob Morane n’existera plus.
*
En réaction à l'interview d'Henri Vernes, son éditeur, Ananké, a souhaité répondre :
Nous avons toujours souhaité garder une approche constructive et respectueuse du passé, du présent et du futur. Face aux accusations infondées et aux
critiques gratuites, face aux nombreuses embuches semées sur notre route, notamment par M. Vernes, nous nous accrochons à nos passions, redoublons d’effort
et restons fidèles aux valeurs du héros crée par l’auteur : Bob Morane.
Levons plutôt le voile sur Ananké, maison d’édition attachée à l’aventurier depuis près d’un quart de siècle.
À l’origine, Claude Lefrancq crée les Editions Lefrancq, qui depuis 1989 consacrent 90% de leurs activités à la publication des aventures de Bob Morane; en
format BD dans un premier temps et en romans à partir de 1992. En 2000, il co-fonde la maison d’édition « Ananké » , soutenu par Henri Vernes qui en est
l’un des associés fondateurs.
En 2010, M. Vernes vend tous les droits — à l’exception des droits audiovisuels — du personnage et de l’univers de Bob Morane à la société « Bob Morane
Inc ».
Aujourd’hui, nous — les Éditions Ananké — publions six à huit aventures par an (trois à quatre nouveautés et trois à quatre rééditions) et travaillons avec
des auteurs et illustrateurs de talent. Rappelons d’ailleurs que Gilles Devindilis a été désigné comme successeur potentiel par M. Vernes en personne.
Nous recevons un courrier de lecteurs très satisfaits de la reprise par Gilles, sans oublier Christophe Corthouts, et les ventes de leurs ouvrages sont en
constante progression.
Quant à la diffusion, c’est Makassar pour la France et Le Canada, ainsi que la Belgique depuis janvier 2014. Nous comptons plus de 370 enseignes et
librairies moraniennes en France et en Belgique (liste non exhaustive ici).
Dernièrement, pour ses soixante ans, l’aventurier s’est offert un reboot avec Les Nouvelles Aventures de Bob Morane, reboot soutenu par
le numérique. En effet, alors que nous travaillons à une numérisation intégrale, plus d’un tiers de l’œuvre d’Henri Vernes est déjà disponible partout et
tout le temps via amazon.fr et anankedigital.com, que cela soit au format papier ou
numérique
.
Nous ne sommes pas seuls dans le reboot des aventures de Bob Morane, en effet, les éditions du Lombard préparent une nouvelle série BD,
provisoirement intitulée « Bob Morane 2020 » avec Luc Brunschwig et Aurélien Ducoudray au scénario et Dimitri Armand au dessin. Le premier album devrait
paraître courant 2015.
Nous souhaitons réconcilier tous les publics. D’une part, les fans de la première heure pourront retrouver aisément toutes les aventures de leur héros via
le numérique ou le livre papier à la demande. D’autre part, tant les lecteurs qui attendent un Bob Morane moderne que ceux qui le souhaitent fidèle à ce
qu’il a toujours été se retrouveront dans Les Nouvelles Aventures. Car Gilles développe les fondations du reboot sur cette base : une nouvelle
collection d’aventures « vintage » mais dans lesquelles Bob Morane conserve sa mémoire du XXIème siècle ; un Bob Morane moderne replongé dans le décor des
années 50/60 après avoir subi une «
duplication
».[1]
Le style d’écriture ? Celui d’Henri Vernes, bien sûr, dont Gilles Devindilis est un pur disciple. Nous en profitons pour le féliciter publiquement.
Les auteurs et nous même gardons la même ferveur et continuons à nourrir l’imaginaire de nos lecteurs.
Plus d’info sur anankedigital.com et notre page Facebook.
Les éditions Ananké
[1]
Cette trouvaille « Science-Fiction » avait permis à Henri Vernes de maintenir en vie l’ennemi juré de l’aventurier, l’Ombre Jaune, alias Mr. Ming,
et ce dans plus de 30 romans.
*