Bob Marone : Les Balivernes de la nuit

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vernes-balivernes-une.jpgEn conclusion au dossier Bob Morane sur le blog Bifrost, découvrez ou redécouvrez son double parodique, Bob Marone, dans une aventure inédite : Les Balivernes de la nuit. Où l’on retrouve aussi l’ami Bill Gallantine et la rousse Sophia Century, confrontés à leurs ennemis immémoriaux… ainsi qu’au commandant Marone, qui n’est plus tout à fait lui-même depuis que l’odieux Monsieur Bing l’a expédié dans l’espace. Mais Marone disparait. L’Ombre mauve ferait-elle à nouveau parler d’elle ? Est-ce un coup de la délétère Miss Bylang-Bylang ? Ou bien de l’Auteur, en conflit avec ses propres créations ?…

Cette nouvelle d'un certain Raoul Vernes vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 7 février au 7 mars 2014. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.

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Illustration © Francis Saint-Martin

 

Quelques mots d’introduction

Le personnage parodique de Bob Marone est né dans le haut des pages de Spirou, dans les années 80, sous la double signature de Yann et Conrad. Francis Saint-Martin, bien connu des amateurs de presse indépendante, a décidé en 1982 d’éditer ces hauts de pages sous la forme d’un petit volume imitant les Pocket Marabout de l’époque. C’est lors d’une conversation chaleureuse qu’il a été décidé de sortir, sur les presses de cet amateur éclairé (et avec l’accord des deux auteurs précédemment nommés), toute une série de volumes dans lesquels Bob Marone vivrait des aventures un rien échevelées.

Quelques grands noms de la science-fiction s’y sont collés (Michel Pagel et le regretté Roland C.Wagner, entre autres), mais c’est Rémy Gallart qui a produit le plus grand nombre d’histoires. Ce n’est rien de dire que l’ambiance de ces récits est déjantée. Bob Marone, Bill Gallantine, Sophia Century, le Professeur Clairensol, Miss Bylang-Bylang et Monsieur Bing, alias l’Ombre Mauve, sont tous des personnages un peu fous, qui sont baladés par l’auteur dans des aventures qui marient la parodie et les mauvais jeux de mots.

Bien sûr, ce sont les amateurs de la saga moranienne qui goûteront le mieux chacune de ces histoires, mais il est à espérer que le lecteur qui connaît peu les gimmicks d’Henri Vernes sera lui aussi intéressé, notamment par l’histoire qui suit : Les Balivernes de la Nuit. Qu’il excuse, ce lecteur « ordinaire », les pirouettes sur le langage, les retournements de situation abracadabrants ou les appels de notes évoquant des romans jamais parus — car jamais écrits...

Nous sommes ici dans un récit burlesque, qui n’a aucune prétention — ni aucune prévention envers l’univers du Commandant Morane, car Rémy Gallart et Francis Saint-martin sont, en quelque sorte, des fils spirituels de Charles Dewisme, à qui nous souhaitons une longue vie...

*

 

Les Balivernes de la nuit

 

1

L’appartement de Bob Marone, sis à Paris, quai Rousseau, était aussi vide que la pinte de bière, remplie cinq ou dix fois, et bue avec allégresse par le géant à la chevelure rousse, virant au rose, que le lecteur de la saga aronienne connaît comme étant Bill Gallantine. Le Bill Gallantine.

Cela faisait maintenant six heures que l’Écossais éclusait les bouteilles d’alcool que son compagnon avait encore en réserve, sans que le maître des lieux n’ait daigné pointer son nez, qu’il avait joli d’ailleurs. Une absence qui était inquiétante. Voire même très inquiétante… Voire super inquiétante…

« Mais tant qu’il y a de la bibine, hein, le reste on s’en tamponne l’entre-cuisses… », grasseya Gallantine en cherchant, cette fois avec un rien d’agacement, une nouvelle bouteille d’alcool. En vain. Il avait, semblait-il, tout sifflé. Pour se donner une contenance devant le miroir qui lui renvoyait une face aux traits rudes et gras, à la bouffissure ma foi élégamment inesthétique, traits façonnés par l’ingestion à fortes doses de Zut septante sept, le géant sortit la feuille qu’il avait trouvée en accédant à l’étage, feuille glissée sous la porte de l’appartement de son ami. Il y était marqué ceci :

« Je suis allé faire une course — automobile ? Que non pas, mon Brave et Écossais Ami : je suis été allé chercher des cigarettes. Stay and wet. Bob. »

Bien que n’étant pas irréprochable en orthographe française, ni expert en langues précolombiennes, Gallantine comprenait que ce mot, griffonné à la plume d’oie, et scellé à la cire d’abeille teutonne, était suspect. Mais il avait quand même décidé d’entrer dans les lieux, avait refermé la porte, s’était installé sur le divan du salon et s’était occupé les mains et le gosier avec des bouteilles et du liquide… Beaucoup de liquide. Comme à présent il n’y avait plus rien à se mettre dans la panse, l’Écossais trouvait soudain le temps long.

« Bon, j’attends encore deux minutes et… »

Sa pensée s’interrompit, coupée en deux par un étrange bruit bizarre qui semblait venir du salon.

« Yiipp. »

Le salon dans lequel le Bill était vautré, (après avoir brisé sous son léger poids le divan, hérité d’un oncle antédiluvien de Marone), à part lui ne contenait personne.

De nouveau le bruit se fit ouïr. « Yiipp. »

Ça ressemblait au couinement d’une souris dans une trompette bouchée. Ou quelque chose d’approchant. En tout cas, c’était très intriguant.

« Y a quelqu’un ? demanda l’Écossais. Car si y’a quelqu’un, qu’il se montre ou se taise à jamais. »

« Yiipp… » Puis il y eut un insolite et biscornu : « Yiippff. »

Allons bon, cela allait de mal en pis. Gallantine se leva d’un bond, ce qui dérangea l’ordonnancement général du salon : la bibliothèque d’incunables, chinés un peu partout sur la planète, s’effondra dans un boucan de fin du monde, entraînant avec elle un vaisselier contenant des trésors à nul autre pareil qui s’éparpillèrent bruyamment sur le sol marbré ou contre les murs, récemment rénovés, en produisant un bref opéra de musique sérielle — et cacophonique. Au centre de la pièce, là où les meubles s’étaient enchevêtrés dans une position légèrement équivoque, Bill ouït de nouveau le « YYYIIIPPP ! » … cette fois pratiquement hurlé.

Gallantine repéra l’endroit d’où provenait l’angoissante sonorité. Il se précipita vers la pile, écarta sans ménagement les ouvrages complètement détruits, jeta aux quatre coins du salon les éléments vaisseliers encore intacts (le Bill, sans sa chope remplie à ras bord, était toujours d’humeur exécrable), puis tomba nez à nez avec l’objet qui produisait cet excentrique couinement.

Mais était-ce vraiment un objet ?

* * *

Le doudou était quelconque. Il avait tout de l’ourson salement amoché par un gamin — voire une gamine — qui se serait acharné dessus au cours de nuits pas encore turgescentes, mais c’était tout comme. Des parties entières de sa pelure grisâtre avaient été arrachées et, en le reniflant, Gallantine fut pris d’une convulsion du cervelet : l’odeur qui s’en dégageait ressemblait à celle, enivrante, de Miss Bylang-Bylang.

« Ignoble femelle eurasienne ! songea l’Écossais. La voilà encore dans les parages à semer la zizanie avec son infernal sex-appeal et… » Puis il se tut. Le doudou émit de nouveau son petit cri : « Yiipp. » Ensuite un jet d’une vapeur mollement verte jaillit de l’ourson, directement vers le large pif de Gallantine, modelé par l’ambiance fuligineuse des multiples tavernes arpentées au cours de son périple avec Bob Marone. Bill se débarrassa aussitôt du doudou en l’envoyant valser dans l’espace où il voltigea en produisant un ricanement jouissif.

Puis le géant sentit que l’appartement tournoyait autour de lui. Avant de sombrer dans l’océan nauséeux des songes, il lui sembla apercevoir, à l’endroit du Doudou, une vague silhouette aux seins oblongs et à la crinière couleur aile de corbeau. Une silhouette qui arborait un long fume-cigarette sur lequel elle tirait avec une volupté sensuelle non feinte…

* * *

Le module qui contenait Bob Marone[1] avait été retrouvé flottant sur un lac de montagne, dans un pays d’Amérique du Sud. Notre héros avait été repêché par des dealers qui avaient averti l’ambassade de France, laquelle avait fait la sourde oreille pour récupérer — moyennant pourtant une non-rançon — le Français. Celui-ci, qui semblait déboussolé, avait ensuite servi de mule servile sur quelques voyages transatlantiques Miami/Amsterdam puis, recouvrant ses esprits, il avait fait exploser l’avion de ligne dans lequel il était censé avoir une place. Place qu’il avait auparavant échangée avec un gamin des rues de Bogota qui gardait, bien au chaud dans son petit ventre ballonné, des petits paquets de came copyrightée. Ce qui avait permis de confondre la filière qui, en fait, faisait du trafic de sucre de canne bio, nouvelle lubie des bobos de la planète…

Marone était rentré par ses propres moyens, via un pédalo et, incidemment, il avait battu le record de la traversée la plus rapide et la plus courte, puisqu’il avait été repêché par un paquebot d’une Grande Compagnie italo-mondiale. Navire qui avait bientôt chaviré. On disait que le capitaine avait sciemment cherché à « faire le beau » devant une jeune femme rousse qui n’avait d’yeux que pour un ex-commandant de l’Armée de l’Air. Et en voulant pousser au maximum ses machines, il avait fait exploser son bel engin.

Marone et la belle Rousse — qui n’était autre que Sophia Century qui passait par là — avaient été rapatriés en hélicoptère jusqu’à une base du Groenland où sévissait une forme de vie biscornue que notre héros avait dû affronter. Il s’agissait d’un gros bonhomme puant la bière, ridiculement vêtu d’un costume rouge et qui tenta de se défendre en cognant Bob Marone à l’aide d’une hotte aussi vide que le cerveau d’une Blonde platine. Le Père Noël — car c’était bien lui — fut battu à plate couture, confondu et finit par avouer qu’il avait revendu tous les jouets des petits n’enfants de la Terre au marché noir extraterrestre qui se tenait, chaque année, sur Alpha Centaury.

Une fois le malheureux enfermé dans un asile pour déglingués du carafon, Marone et Sophia Century avaient pris quelques heures de repos dans un SPA qui contenait des eaux bactériologiquement insanes. Le Commandant avait enquêté et compris qu’ils étaient tombés sur des trafiquants de déchets, mi organiques, mi inhumains. Bref, le retour à la « normale », pour Bob Marone, avait été des plus ordinaires.

Sauf que, à peine arrivés à Paris en compagnie de la Rousse journaliste, Marone avait été saisi d’un subit malaise en sortant de la Gare Montparnasse. Il se raccrocha à la jeune femme qui, délicatement, l’envoya paître, et c’est tombé rudement à terre que notre héros lui expliqua ce qui lui arrivait.

« Moi, je être pas dans ton assiette…

– Et vous n’y serez jamais, Bob, répliqua vertement la fine mouche.

– Je comprendre pas ce que dire toi… »

Quelques éructations de plus et la belle Anglaise comprit que son compagnon avait besoin de repos. Elle l’avait donc ramené chez lui, quai Rousseau, et l’avait laissé à la porte de son logis, en train de farfouiller dans sa poche afin de trouver la clé de la porte d’entrée, en marmonnant des sottises concernant un « arrière-train » qui serait « voluptueusement admirable ».

Depuis, elle n’avait plus eu de nouvelles de Bob Marone.

* * *

Il tangue, ce vaisseau, il tangue en un roulis des plus inconfortables qui amène l’amertume aux lèvres et le jet d’estomac hors de la bouche, en une âpre giclure à l’odeur d’ammoniaque. Le tangage reprend et, cette fois, c’est tout le large corps, autrefois empli de Zut Septante Sept, qui semble s’éparpiller en milliers d’échardes qui éclaboussent les alentours…

« À… À boire, halète le Géant roux qui ouvre un œil compassé, à moins qu’il ne fût simplement salement globuleux et injecté de sang.

– Pour que vous recrachiez tout sur moi, Dong, pas question !

– C’est vrai, quoi, Ding ! Si ce lourdaud d’Écossais joue encore les donzelles à tutu, on va devoir se changer illico en gravures de mode.

– Et puis, Dang ! On n’a pas de wassingues pour jouer les techniciens de surface… »

Gallantine fixa un regard hagard sur trois silhouettes bien connues des lecteurs de la saga[2]. Il s’agissait des triplés, Ding, Dang, Dong, qui accompagnaient souvent la scélérate Eurasienne. Des triplés qui portaient ce jour-là un costume de clown, ce qui ne leur allait pas mal, reconnaissons-le.

Le sang de l’Écossais — pourtant plein de whisky — ne fit qu’un tour et c’est comme un ouragan qu’il s’abattit sur les jumeaux laids, encore plus en cet instant d’ailleurs, car le Bill, quand il avait la rage, fallait pas lui calter dans le calbuth, comme aurait dit son pote « San Antonionne ».

Une fois ligotés les uns aux autres — suivant une technique héritée des Sages Moines de Bethléem —, l’Écossais les fit parler, ce qui ne donna pas grand-chose, les monstrueux monstres n’ayant pas été mis dans la confidence par l’Eurasienne.

« Elle jamais nous dire quoi que ce soit, se plaignit Ding.

– Elle toujours ne jamais rien dire, surenchérit Dang.

– Elle ne dire jamais », paracheva Dong.

Avec leur face prognathe, leurs dents en argent trafiqué, leurs poings à la dimension de cervelas et leur déguisement de bouffeur des rêves d’enfants, les sbires de Miss Bylang-Bylang faisaient pitié.

« La méchante Eurasienne vous a quand même donné des instructions, puisque j’ai été endormi par un doudou pervers et que je me retrouve ici avec vous. Quelles étaient-elles ?

– De se laisser capturer comme des moineaux effarouchés, fit une voix derrière Gallantine, afin que, me tournant le dos, je puisse vous envoyer ce harpon minuscule dans le gras de la fesse, mon cher Bill. »

L’Écossais tenta de pivoter sur lui-même pour faire face à ce nouveau danger, mais il était déjà trop tard. Le harpon venait de s’enfoncer dans un de ses plis d’aisance et diffusait une nouvelle drogue qui, cette fois, était peut-être mortelle. Mais avant de plonger dans le sale univers de l’inconscience, Bill Gallantine reconnut la voix fraîchement asiatique de celui qui venait de le jouer ainsi :

C’était celle de Monsieur Bing.

*

 

2

Sophia Century prenait un bain. Elle avait laissé la fenêtre ouverte car, dans son Londres natal, la Nature gazouillait au rythme des coups de klaxons des taxis et de Big Ben qui, en réfection depuis quelques jours, sonnait sans discontinuer. Le bain était chaud, bien moussant, mais pas aux endroits stratégiques, la Rousse anglaise cherchant à attirer l’attention de son voisin d’en face, raison pour laquelle elle avait déplacé, avec célérité, sa baignoire sabot en fonte.

Ce voisin était beau, brun, la mâchoire carrée, le muscle avantageux — du moins si elle en croyait les binoculaires qui ne la quittaient jamais. « Ce mignon est à croquer », pensait la jeune femme en s’étirant voluptueusement dans le liquide d’un blanc de lait, venu tout droit de mamelles andines. « J’espère qu’il n’est pas… heu… gai… Enfin, je veux dire, si… il peut être gai, même il doit l’être d’une autre manière et… enfin, pas comme… »

Sachant que la puce qu’on lui avait insérée dans un de ses tétons[3] pouvait capturer ses ondes mentales, l’Anglaise se garda bien de pousser plus avant son monologue intérieur. Le « politiquement correct » sévissait de plus en plus et la moindre pensée pouvait…

Quelqu’un ding-dinga à la porte de son appartement, coupant net ses réflexions. La jolie Rousse poussa un petit cri mais, avant qu’elle ait réussi à sortir complètement du mini lac de lait qui fleurait bon la rose, surgit devant elle, campé sur deux jambes fuselées, le fameux voisin, nu comme un ver. Du moins si l’on en croit la sagesse populaire.

« Mais… Mais de quel droit, Monsieur, avez-vous pénétré dans mon appartement… Et, surtout, comment ?

– Je vous le révélerai une autre fois, ma Mie, fit l’homme qui s’exprimait en ancien gaélique. Pour l’heure, faisons plus ample connaissance. »

Bondissant comme un tigre, l’homme plongea dans la baignoire, tête la première, au moment même où l’Anglaise s’en échappait. Elle se retourna et, au passage de l’intrus, lui asséna un wayashi thounga avec la pointe du téton. Ce qui sécha sur place l’individu. Sophia Century se pencha sur le corps qui gisait à présent jusqu’aux fesses dans ce lait bathorien quand elle perçut, près de son oreille, un léger bourdonnement.

Un insecte électronique la piqua avant de virevolter devant ses yeux pantois, des yeux où l’incompréhension le disputait au plaisir pur : Enfin, les affaires reprenaient…

* * *

L’Ombre Mauve avait toujours la même couleur de peau et le même habit de clergyman, repassé à l’excès. Grand, le crâne pelé, les yeux hypnotiques, il avança vers le Bill qui, déjà englué dans les deux minuscules disques solaires tournoyant, ne réagit pas. Monsieur Bing posa ses deux larges mains sur les non moins amples épaules de l’Écossais et c’est d’une voix pointue qu’il dit.

« Vous êtes en mon pouvoir, mon cher Bill. Je vais pouvoir, à présent, demander une rançon auprès de ce maudit Commandant Marone que je hais de toutes mes tripes Made in China. C’est à cause de lui que je n’ai toujours pas pris le pouvoir sur ce monde occidentale que je conch… jusqu’à la moelle ! » [4]

Bill ricana. Il croisa péniblement ses bras de lutteur, épais comme des cuisses de bébé gargantuesque et grogna.

« La rançon, vous pouvez vous la carrer quelque part, Indochinois de mes deux ! Mon Commandant est absent depuis quelques heures et… »

Une énorme gifle brisa net sa diatribe et envoya valdinguer notre ami contre le mur. Il s’encastra à l’intérieur, mit quelques minutes à reprendre ses esprits, alors que Monsieur Bing approchait, de sa démarche élastique, en lui jetant, méprisant.

« Vous mentez, Monsieur l’Écossais. Je vais vous en mettre plusieurs autres afin que vous me répondiez et que… »

Cette fois c’est Bill Gallantine qui fit taire momentanément l’Eurasien en usant de son crâne, propulsé par 150 kilos de muscles pas forcément avachis, dans le ventre charnu de l’Ombre Mauve. L’homme fit « Pfff », suivi d’un esthétique « Gloub » et se retrouva par terre. Dans son élan, Gallantine tomba sur son adversaire et les deux hommes se battirent comme des chiffonniers, en poussant de petits cris de souris.

« Si ça être pas malheureux, fit Ding.

– Moi pas aimer regarder, ajouta Dang.

– Tss, tss, tss », compléta sentencieusement Dong.

Et, dans un mouvement à l’impeccable chorégraphie, ils jetèrent chacun un seau d’eau sur les deux adversaires. De l’eau de source pour Monsieur Bing, faible en sodium évidemment, et du whisky pour Gallantine, du Zut Septante Sept, juste sorti du fût de chêne. Aussitôt les deux hommes se séparèrent et, après s’être ébroués, en grommelant, consentirent à se relever. L’Ombre Mauve jeta un œil noir en direction de ses sbires, qui lui apportèrent aussitôt une serviette marquée à ses initiales et un sèche-cheveux fonctionnant au solaire. Pendant que le maléfique Eurasien se faisait beau, Bill, lui, s’empressait de lécher ses vêtements pour recueillir un peu du merveilleux nectar.

Plus tard, c’est devant un buffet bien garni, et alors que les trois énormes jouaient les factotums, que Monsieur Bing expliqua le pourquoi du comment de ce rapt.

* * *

Sophia Century était ligotée et suspendue à une poutre, dans un local qui tenait plus d’un cellier immonde que d’une chambre d’hôtel grand luxe. Elle ne portait sur elle que sa vertu, passablement usagée avouons-le, mais cela lui allait bien. Ses yeux verts se posèrent sur la silhouette oblongue de Miss Bylang-Bylang ou, plutôt, en un lent et sensuel travelling de cinéma, de bas en haut, ils détaillèrent les formes généreuses de l’Eurasienne — mises en valeur par un sarong aux couleurs chantantes, Eurasienne qui en roucoula d’aise.

Lorsqu’elle arriva au visage, les lèvres purpurines de la susdite s’étirèrent en un sourire cruel et sa voix, douce, câline, avec cependant un zeste de menthe poivrée, se fit entendre.

« Comment allez-vous, chère amie ?

– Je ne suis pas… votre amie, déglutit péniblement l’Anglaise, dont la gorge était aussi desséchée que la Mer d’Aral.

– Mais pas mon ennemie non plus, vous en conviendrez. Je vais devancer vos ennuyeuses questions, Miss Century. Je vous ai capturée, via un de mes sbires — charmant au demeurant, car je veux faire cracher au bassinet le Commandant Marone. C’est la moindre des choses après ce qu’il ne m’a pas fait ! [5]

– Le Com… Enfin, Bob, Miss Bylang-Bylang, a disparu semble-t-il, si j’en crois mon intuition féminine, articula péniblement Sophia qui devint toute blanche et ajouta, en bégayant, cette fois : Oh My God ! Je suis sûre qu’il lui est arrivé quelque chose… »

Sa vis-à-vis s’avança, la main subitement armée d’une cravache.

« C’est une des constantes de ce maudit Commandant, ma Chère. Il lui arrive toujours quelque chose et il n’est jamais là où il devrait être. Et à vous aussi, il arrive toujours quelque chose, ajouta-t-elle, en levant son arme terminée par une claquette agrémentée de mignonnes pointes d’acier. Vous êtes prête pour la scène lesbo-sado-maso qu’attendent les lecteurs ? »

* * *

« En fait, chomp, chomp…. Je voudrais que vous intégriez mes troupes, Monsieur Gallantine », fit l’Ombre Mauve en mastiquant consciencieusement un burger, empli de crème d’anchois à la sauce portugaise.

Bill, qui se gavait depuis quelques minutes d’une étrange mixture à base de froment des Alpes et de jus d’Alpaga, poussa un rugissement qui évoquait une orgue de barbarie au soufflet brusquement percé.

« Celle-là, Mon Vieux, vous nous l’avez tant faite que je ne prendrai pas la peine de répondre. À la vôtre ! »

Et l’Écossais but une bouteille de Chevrolet-Chambertin à même le goulot. Monsieur Bing attendit que les rototos de son invité se soient calmés avant de répliquer, en riant.

« Je me devais d’essayer, Monsieur Ballantine. C’est inscrit dans mon cahier des charges, vous le savez bien. Celui que j’ai signé avec Raoul Vernes, que son Saint Nom soit sanctifié !

– Ce que je veux savoir, moi, l’interrompit grossièrement l’Écossais — après avoir cependant grommelé un vague “Amen”, ce sont les vraies raisons de mon kidnapping. Pourquoi ne pas venir directement à l’appartement du Commandant ? Vous auriez constaté, comme moi, son intrigante absence. »

Et l’Écossais narra par le menu ce qui s’était passé, avant que le doudou maléfique n’ait eu le loisir de l’envoyer dans le pays des songes. L’Ombre Mauve s’essuya soigneusement les lèvres avec les doigts avant de se pencher, révélant une haleine de charretier et il affirma.

« Je vous ai fait capturer dans votre manoir écossais, Monsieur Gallantine. Pas dans l’appartement du Commandant Marone. Et je n’utilise aucun doudou, fût-il maléfique, mais des fléchettes empoisonnées au Cola-Coca par des indiens de Santiago. Quant à la silhouette callipyge que vous auriez entraperçue, je ne vous apprends rien en vous disant qu’elle appartient à Miss Bylang-Bylang, avec laquelle je suis fâché depuis une certaine nuit où… Mais, brom… Je préfère ne pas m’étendre sur les aléas de ma vie intime pourtant amplement captivante[6].

» Non, ce que je voudrais savoir, Mon Cher, c’est où s’est réfugié le Commandant Marone. Et vous allez me le dire, je vous l’assure, puisque l’infâme brouet que vous avez englouti est salement empoisonné. Il ne vous reste qu’une dizaine de minutes avant que vous ne subissiez les affres d’une mort atroce… À moins que vous répondiez à ma question… »

L’ignoble individu venait de sortir d’une de ses poches un petit Mickey dont il dévissa la tête en poursuivant :

« Cette petite breloque contient un antidote au poison que je vous fis ingérer. À vous de bien réfléchir avant de répéter, tel un âne bâté, que vous ignorez tout de la cache du Commandant Marone… »

* * *

Raoul Vernes ne se sentait pas dans son assiette. Il tournait et retournait dans son crâne aventureux les raisons pour lesquelles il sanglotait, depuis le matin, en silence, — sanglots accompagnés de tremblotements de sa masse musculaire, mais il n’en trouvait pas les raisons. Certes, Bob Marone et lui avaient eu, dans le module envoyé par Bing, une conversation des plus viriles, mais le Maître ne se souvenait plus vraiment ce qu’il en était sorti. Ce ne devait pas être quelque chose d’important, il en était certain, mais quand même… Ne pas se rappeler de la raclée qu’avait certainement reçu son outrecuidant personnage… La faute à l’âge, auraient soufflé les jaloux et les Messieurs-Je-Sais-Tout.

« Que non pas ! vitupéra le noble vieillard devant son miroir magique qui lui servait de fidèle compagnon. Je ne suis pas âgé. Tout juste légèrement chenu, vaguement courbaturé de la cervelle parfois, mais c’est normal quand on tutoie le siècle. À part ça, toutes mes facultés se portent à merveille, Messieurs les jaloux ! Vous voulez vérifier ? »

Le Maître esquissa un geste obscène, puis cessa sa diatribe et, en poussant un long et douloureux soupir, il retourna à sa table de travail et, dans son canapé, il réfléchit à cette soudaine carence mémorielle. Il avala une boîte de pilules pour activer les rouages de son admirable cerveau — sous la forme de gélules fabriquées dans l’os du coude droit d’une tribu de Nouvelle-Guinée — et replongea dans sa rêverie qui, depuis le matin, lui servait d’oreiller intellectuel.

Aussitôt le visage immonde de Bob Marone flotta devant ses yeux, ricanant, telle une hyène masculine. Cette face de carême fut aussitôt remplacée par celle, plus accorte, de Miss Bylang-Bylang. Les lèvres purpurines de la jeune femme disparurent à leur tour et, cette fois, ce fut la face lisse comme une boule de billard de Monsieur Bing qui vint hanter le génial écrivain. Le cœur battant comme une pile atomique, Raoul Vernes jaillit précipitamment de ce cauchemar et, pour échapper aux fantasmagories de son encéphale, il alla s’en jeter un dans un caberdouche[7] Bruxellois qui était à deux pas. Il tailla une bavette avec son stameneigast préféré[8], un certain Filip Danrooven, à qui il narra par le menu son cauchemar.

L’autre but sa chope de rotte faro[9] en une simple déglutition et affirma :

« Tu ne devrais pas t’en faire, espèce de zievereer[10] ! Tout ça aura un sens au bout des 150 pages usuelles que tu noircis pour faire un Marone… »

Raoul Vernes ne répondit pas, vaguement gêné aux entournures : les derniers ouvrages qui portaient son nom, c’était son interlocuteur qui en avait fabriqué la substantifique moelle. Un interlocuteur dont il n’avait jamais connu exactement l’identité, puisqu’il portait — comme à présent — une large capuche dissimulant son visage.

Mais il distillait cette caractéristique odeur de Bylang-Bylang qui ne trompait pas…

*

 

3

Alors que l’Eurasienne levait sa cravache pour l’abattre sur Sophia Century, un étrange petit bruit résonna dans le petit réduit : « Yiippp. »

Miss Bylang-Bylang blêmit. Elle tendit l’oreille, tourna sur elle-même pour balayer de ses admirables sourcils le petit réduit insalubre et, comme le son se faisait de nouveau entendre, elle lâcha sa badine, tomba à genoux devant sa prisonnière en bégayant.

« Pardon… Je vous demande pardon… Je ne voulais pas. C’est la Voix qui m’a donné l’ordre de… de… »

« Yiiippp. Pioufff », répondit l’écho. Et la silhouette de l’Eurasienne se nimba aussitôt d’une délicate lumière verte dans laquelle elle se désagrégea rapidement. À la place qu’elle occupait ne subsistèrent, un moment, que quelques molles volutes qui finirent par se dissiper, laissant seule, abandonnée, et un peu nue quand même, la courageuse journaliste.

Celle-ci était une femme de terrain. Il lui fut facile, en se balançant d’avant en arrière, de chevaucher la poutre où, avec les dents — qu’elle avait solides, elle cisailla la corde qui la retenait prisonnière. Elle sauta à terre, souple comme une panthère, et se pencha pour s’emplir de la fragrance bien connue. Sophia se précipita vers la porte, dissimulée dans un coin de la pièce. Une serrure à code en défendait l’ouverture. Elle réfléchit quelques secondes, puis composa un numéro — celui du téléphone personnel de l’Eurasienne, qu’elle avait mémorisé lorsque cette dernière le lui avait donné, en lui murmurant à l’oreille, lors d’une précédente aventure.[11]

L’huis s’effaça devant elle et l’Anglaise bondit dans le couloir. Un choc d’une terrible rudesse la fit rebondir en arrière, avec brutalité, et elle se retrouva, le crâne en sang, sur le sol du réduit. Avant de perdre conscience, notre héroïne comprit que ce qu’elle avait pris pour un couloir n’était autre qu’un mirage, une illusion.

« Qu’est-ce que c’est que ce micmac », eut-elle encore le temps de bredouiller, avant qu’une de ses canines se fasse la belle, enlaidissant pour un moment la pauvre jeune femme.

* * *

« Lors de notre précédente rencontre avec votre maître… commença Monsieur Bing avec componction.

– Pas mon maître, s’insurgea le géant roux en avalant de travers. Mon compagnon, mon ami, mon pote d’aventure…

– OK, OK, si cela peut vous faire plaisir », concéda le Chinois Tibétain, en faisant un signe négligent de sa main postiche. Ce faisant, celle-ci jaillit de sa manche et alla heurter avec violence le mur d’en face, non sans avoir évité, de justesse, les trois z’énaurmes qui se tenaient de profil pour faire joli.

« Ça être inadmissible, bougonna Ding.

– Moi pas aimer être guignol du master, ronchonna Dang.

– Nous pas contents du tout », résuma Dong, en se carapatant vite fait hors de la pièce qui servait de salle à manger pour Monsieur Bing et Gallantine, à l’image de ses frères.

« Lors de notre précédente rencontre, disais-je, reprit l’Ombre Mauve en posant son Glock 23 avec lequel il avait visé ses acolytes, j’ai envoyé le Commandant Marone dans l’espace en compagnie de son créateur. Ces deux-là avaient beaucoup de choses à se dire, pensais-je. Or qu’elle ne fut pas ma surprise en apprenant que ce maudit Français était revenu sain et sauf de ce périple, destiné à être l’ultime voyage. Dans le même temps Raoul Vernes regagnait son appartement bruxellois avec armes et bagages et sa si charmante mauvaise humeur… Je m’interrogeai sur cet “éternel retour”, dirais-je, en tutoyant le poète, lorsqu’on m’apprit que le Commandant Marone venait d’être frappé d’un mal mystérieux autant que bizarre. Je voulus en savoir plus mais j’arrivai trop tard. Il avait disparu du Quai Rousseau. À sa place, c’est vous que je vis, aussi pris-je le parti de vous faire enlever afin d’en savoir plus au sujet de cette disparition assez frustrante, je dois le reconnaître.

– C’est donc vous qui m’avez enlevé ! Et dans l’appartement du Commandant ! Pourquoi avoir affirmé, tout à l’heure, que vous n’y étiez pour rien alors qu’il est plus qu’évident que Miss Bylang-Bylang et vous êtes de mèche ?

– Mais simplement parce que nous ne le sommes pas, Monsieur l’Écossais. Si vous avez bien été endormi par une bizarre fumée verte, et si effectivement, la silhouette de notre charmante Eurasienne m’est apparu, à moi aussi, sachez qu’il ne s’agissait que d’une illusion, d’un mirage, d’un tour de passe-passe…

– Je ne pige rien à ce que vous dites, marmonna Gallantine en mâchouillant les restes du plat que l’Ombre Mauve avait laissés.

– Comme à votre habitude, riposta le scélérat en pouffant. Ceci dit… heu… à vrai dire, moi non plus je ne saisis pas trop les tenants et aboutissants de cet éclairage olivâtre qui fleurait bon l’Eurasienne en rut. Je m’interroge, voyez-vous, et je compte bien sur vous pour que vous m’expliquiez ce qu’il en est.

– Et si nous évoquions tout d’abord ce poison que vous avez glissé dans ma nourriture ? »

Le Tibétain Chinois éclata d’un grand rire.

« Il s’agissait d’un fake, mon bon Bill. J’ai quand même le droit, que dis-je, le devoir de vous mentir pour que cette aventure ait le plus de rebondissements possibles, non ? Les lecteurs l’exigent ! »

* * *

Sophia Century sentit une langue chaude et caressante lui lécher le visage. C’était tendre, apaisant, un rien coquin par moments, mais la douleur consécutive à son choc s’évanouissait par vagues.

Elle ouvrit un œil lorsqu’elle se sentit mieux et aperçut une vague et curieuse silhouette qui, aussitôt qu’elle croisa son regard, s’évanouit de son champ de vision. Tout juste si elle entendit le mur qu’elle avait précédemment heurté s’ouvrir, pour laisser passer l’inconnu. Elle mit quelques secondes avant de recouvrer ses esprits, se releva sur ses jolies jambes flageolantes et avisa la paroi qui se refermait. Dans un élégant mouvement de hanches, elle se propulsa vers cette bouche d’ombre et réussit à passer de l’autre côté avant la fermeture du passage secret…

L’Autre côté … Cela ressemblait un peu à Bananké, le célèbre Monde Parallèle dans lequel la jeune Anglaise, ainsi que ses deux compagnons, avaient connu des moments difficiles[12]. Sophia se trouvait face à un paysage de carte postale, d’un vert pomme reposant, car les fruits eux-mêmes étaient badigeonnés de couleur émeraude. Le ciel hésitait entre le vert d’eau et le vert véronèse. L’odeur, même, évoquait la verdure verdoyante et le chant des oiseaux ressemblait à…

Sophia Century se secoua. Que lui arrivait-il ? Il lui semblait qu’une lénifiante langueur s’insinuait dans ses veines, anesthésiant ses sens. Elle sauta sur un pied, puis sur l’autre, fit quelques mouvements de gym tonique qui furent salués par des sifflements admiratifs.

L’Anglaise se rendit alors compte que l’endroit, qui avait tout de la prairie de conte de fées, s’était empli d’animaux qui manifestaient leur contentement au vu de ses exercices d’assouplissements. Sophia rougit et pria pour être vêtue de manière décente. Aussitôt — comme si un Dieu discret régnait sur cette contrée parallèle —, elle sentit une robe emmailloter avec délicatesse ses formes sculpturales, ce qui augmenta le concert de ces étranges spectateurs.

Au centre maintenant d’un large cercle d’admirateurs, la jeune femme reconnut des Dindons à crête de marmotte, des Zeuophages à glande palpitante, des serpentins sonnés et autres espèces depuis longtemps disparues. Elle eut une brève pensée émue pour Bernard Veulhemans, le célèbre chercheur de cryptoarchéozoologie. Qu’il aurait été heureux d’admirer de tels spécimens…

Mais, sur un ordre mystérieux, les animaux s’égayèrent en tous sens, la laissant seule au centre de cet espace soudain désert. C’est alors qu’elle aperçut le château surplombant une hauteur qu’elle n’avait pas remarquée jusqu’à présent. Une hauteur qui semblait avoir surgi sur l’ordre d’un Dieu invisible.

Et c’est en direction de cet imposant manoir que se dirigeait une silhouette trottinante. Une silhouette qui avait beaucoup à voir avec celle qui s’était penchée sur Sophia et lui avait délicatement léché les blessures…

* * *

Depuis un moment, l’esprit de Bill Gallantine turgesçait. Il s’étonnait des manières nobiliaires avec lesquelles l’Ombre Mauve l’avait reçu et cette conversation, finalement très « old school », lui titillait le cervelet. Il se souvenait du doudou maléfique, du parfum reconnaissable de Miss Bylang-Bylang qui avait accompagné son évanouissement, de la brève bagarre avec les z’hénaurmes, ainsi que du dialogue un rien pompier partagé avec le maudit Asiatique. Les semi vérités et vrais mensonges de Monsieur Bing ne l’étonnaient pas, mais il y avait derrière cette conversation à bâtons rompus quelque chose qui ne collait pas.

Alors que son vis-à-vis continuait à discourir, le Bill ouvrait un des tiroirs de sa mémoire. Celui où il avait soigneusement rangé le papier laissé par Bob Marone. « Je suis allé faire une course — automobile ? Que non pas, mon Brave et Écossais Ami : je suis été allé chercher des cigarettes. Stay and wet. Bob. »

Cette fois, l’étonnant Écossais remarqua les erreurs grammaticales qui parsemaient l’écrit : « automobile », « Ami », « été » et « wet ». Ces quatre mots se détachaient maintenant dans son crâne, comme éclairés par la torche de son intelligence, trop longtemps inutilisée.

« J’ai trouvé ! » s’exclama soudain Gallantine, interrompant ainsi grossièrement l’Ombre Mauve qui pérorait. Et avant que l’Eurasien Indochinois n’ait eu l’idée de se servir de son arme à son encontre, le géant roux ajouta : « Je sais à présent où est le Commandant ! »

Monsieur Bing rangea sa kalachnikov qui ne le quittait jamais dans une poche de son habit de curé défroqué, et il demanda.

« Vous ? Vous, vous savez où se trouve mon adversaire de toujours. Et comment cela se fait-ce, Monsieur l’Anglophone ? »

Ne s’arrêtant pas aux insultes, Gallantine partagea la trouvaille de son brutal œdème cérébral, en concluant :

« Le Commandant a donc pris une “automobile” pour le conduire chez un “ami”, endroit où “l’été” resplendit, bien qu’il y ait quelques pluies, je suppose tropicales, puisque notre ami se plaint qu’il est “wet”…

– C’est à dire “mouillé”… Bien, très bien, mon Cher. Décidément, il faudra que je cesse de vous considérer comme la dernière roue du carrosse de votre couple d’aventuriers… Mais votre si brillante déduction ne nous dit toujours pas dans quel pays, dans quelle ville et quelle demeure se serait hasardé le Commandant Marone. Vous auriez une idée ?

– Le professeur Clairensol a loué une maison à la Barbade. Il est à la recherche d’une peuplade mystérieuse, les “Moraniites”, qui aurait développé un culte énigmatique à un Dieu — le “Meudwisme”, d’après ses dernières recherches. Cette entité est censée avoir été la première à modéliser le concept de saga, ce qui, on en conviendra, ferait l’effet d’une bombe dans… heu… le petit monde sclérosé… heu… des archéologues qui… »

Gallantine se tut. Il était blême, suait à grosses gouttes et, bien qu’il s’essuyât avec son énorme nappe à carreau, le ruissellement de la transpiration ne cessait pas. Mais, par la Saint Fenian[13], quelle diablerie venait de s’emparer de lui ? Voilà qu’il se mettait à déblatérer comme le professeur Aristide Clairensol. Un embrouillamini de phrases alambiquées, de connaissances complexes et parfaitement inutiles, connaissances qui ne pouvaient qu’être émises par un toqué de la toque.

« Cette… voix…, lâcha-t-il en se redressant, les mains autour de son crâne sur le point d’exploser. Elle me dit de… »

Un brouillard olivâtre envahit son champ de vision. Mais cela n’empêcha pas le Bill de plonger vers Monsieur Bing pour lui arracher son Sig Sauer à canon compensé et, le retournant contre son propriétaire, d’appuyer sur la queue de détente, ainsi que le commandait la « Voix »…

*

 

4

C’est d’une main accablée et l’esprit itou que Raoul Vernes donnait des coups de tampons, avec sa signature originale, sur le nouvel inédit des aventures de Bob Marone. Il jeta un œil prostré, par-dessus ses lunettes noires de parrain, sur la couverture — hideuse — et ouvrit sans délicatesse le premier chapitre écrit à la va-comme-je-te-pousse par Danrooven. Voici ce qu’il lut, sous le titre évocateur de Couic :

Bill Gallantine venait d’écluser un chargement entier de Zut Septante Sept quand son compagnon lui murmura, à l’oreille :

« Si tu pouvais faire moins de bruit en déglutissant, Bill, ce serait bon pour notre filature. N’oublie pas que nous surveillons ce cargo panaméen dans le port de Hambourg qui, sous couvert de livrer des kilos de drogue brute, fait le trafic gratuit de médicaments pour l’Afrique septentrionale anglaise. Ce qui est absolument interdit par la Grande Europe, comme chacun sait.

Comment ça je fais du bruit ? s’insurgea le Géant Écossais, roux de surcroît.

Oui, tu en fais. Tu ingurgites cet admirable whisky comme s’il s’agissait de lait d’amande amère et…

Ce Saint breuvage, que mes Aïeux me pardonnent, est fabriqué à base d’orge maltée et d’un peu de panse de brebis. C’est ce qui explique que…

Chut, Damné bavard. Voici une silhouette que nous connaissons bien et qui…

Accablé, Raoul Vernes referma le livre qu’il jeta à la tête d’une de ses groupies — un jeune homme de soixante-cinq ans, à la bedaine rebondie. À quoi bon lire ce tome qu’il était censé avoir écrit et qui venait tout droit de la médiocre imagination de son nègre même pas officiel ? En cet instant, comme souvent lors de ces trente dernières années quand il devait jouer les Divas, le Maître se sentait comme gobé par son héros, du moins par son univers interlope, et cela ne l’amusait plus beaucoup. Mais, jusqu’à présent, il avait fait bonne figure. Pourquoi, aujourd’hui précisément, et après deux nuits d’insomnie, se trouvait-il si vite fâché par ce personnage qui était, tout de même, la chair de sa chair ?

« Peut-être parce qu’il vous a toujours volé la vedette, fit une petite voix mutine. Et que vous méritez mieux… Raoul. »

Le grand Écrivain leva les yeux vers l’inconnue qui se tenait devant lui. C’était une jeune femme de taille moyenne, plutôt grande même, dont le corps admirablement proportionné était moulé dans un sarong balinais. La peau de son visage, ambrée, était mise en valeur par des cheveux noirs et brillants, ramenés en chignon sur la nuque. Elle avait un nez d’une délicatesse tout orientale, aux narines palpitantes, ses hautes pommettes semblaient taillées dans l’ivoire, et ses magnifiques yeux d’Eurasienne, légèrement bridés, lui donnaient l’aspect énigmatique d’une idole.

« Miss Bylang-Bylang ! » s’exclama Raoul Vernes, l’esprit déjà frétillant à la vue de la délicieuse asiatique.

« Exactement, Monsieur mon Auteur. Comme vous le voyez, je suis bien telle que vous m’avez décrite dans un de vos opuscules [14].

– Belle à faire peur, approuva l’auteur, sous le charme du parfum lourd et entêtant qui… que… »

Raoul Vernes se sentit soudain verdir. Tout du moins eut-il cette sensation un rien biscornue. Puis son esprit se détendit et, devant des fans éberlués, il s’évanouit dans une volute de fumée verdâtre.

* * *

Il avait été finalement facile, pour Sophia Century, d’atteindre la vieille bâtisse. Elle s’était rendu compte que le château tombait en ruines. Elle s’engagea sur un pont-levis branlant, glissa son corps nerveux sous une herse rouillée et déboucha sur la grande place, autrement dit la basse-cour. L’endroit était à l’abandon. Les murs d’enceinte menaçaient ruines, une échauguette s’était écroulée et, au vu des innombrables fientes qui pavaient le sol, l’Anglaise en conclut que l’endroit avait été abandonné depuis longtemps.

Ce qui l’étonna, cependant, c’était cette étrange moisissure couleur de malachite qui semblait faire partie du décor. Comme si un barbouilleur du dimanche avait décidé de s’amuser à déverser du vert au petit bonheur la chance. « Méfions-nous, pensa la jeune journaliste. Cette couleur se marie à une odeur qui agit comme un soporifique. »

Femme d’expérience, elle se munit d’un minuscule masque transparent — qu’elle avait dissimulé sous sa perruque rousse, masque qu’elle appliqua juste à temps sur son nez, alors qu’une vapeur vert de cobalt saturait soudainement l’espace autour d’elle.

Résolue à connaître le pourquoi du comment, notre héroïne glissa à terre, comme si elle venait de respirer les émanations de ce parfum trop connu. Elle ferma les yeux et attendit. Elle n’eut d’ailleurs pas à patienter longtemps. Des bruits furtifs. Des pas qui glissaient. Un « yiiippp » de mauvais augure…

La jeune femme entrouvrit avec précaution les paupières. Des talons hauts. À quelques centimètres de son visage. Le parfum de Miss Bylang-Bylang… Sans s’interroger sur l’étrangeté de cette réapparition, Sophia se détendit brusquement, les mains cherchant à attraper les jambes de l’inconnue pour la faire immédiatement chuter.

C’était bien pensé. Sauf que les serres de l’Anglaise se refermèrent sur le vide, alors qu’un choc brutal faisait résonner son crâne et l’enfonçait dans les limbes du temps.

* * *

Lorsque Sophia Century reprit conscience, ce fut sur une large et voluptueuse couche. Des draps de soie, un parfum entêtant mais qui, pour une fois, ne venait pas de Miss Bylang-Bylang. Et, aussitôt, des mains qui se posaient sur chaque partie de son corps, afin de le détendre. Elle en avait bien besoin, la jeune femme, elle qui venait d’être envoyée, par deux fois, dans le monde des rêves façon boxeur groggy.

Les jolies donzelles qui la massaient appartenaient aux différentes nations du Monde. Blanches, jaunes et noires, elles étaient vêtues de petite vertu mais n’en laissaient rien paraître. Sophia, elle-même, se rendit compte qu’elle portait une jupe à fanfreluche et un haut transparent sous le tissu duquel sa poitrine se tendait insolemment.

« Comment allez-vous, ma Chère ? » demanda une voix aux inflexions caressantes.

L’Anglaise pivota sur une fesse et avisa la silhouette qui l’avait tant intriguée, d’abord après s’être fracassé le crâne contre le mur dérobé, puis après qu’elle eût été assommée dans la cour du château. Curieusement elle n’arrivait pas à savoir si elle avait devant elle un homme ou une femme, tant l’apparence de l’inconnu(e ?) était disparate : porteur d’un boubou bantou, l’individu arborait un corsage sous lequel on ne savait pas trop si se dissimulait une belle gorge ou alors des pectoraux admirablement bombés. Même les babouches en cuir de savate ne permettaient pas de déterminer le sexe du nouvel interlocuteur qui ouvrit à nouveau la bouche pour dire :

« Bien entendu, chère Sophia, vous ne me reconnaissez pas ? »

La voix avait changé et l’intonation ne trompait pas. Stupéfaite, notre jeune amie s’écria…

* * *

« Cessez de m’importuner, Voix-qui-parle-dans-ma-tête ! implora Bill Gallantine, en secouant en tous sens sa chevelure aux délicats reflets acajou. Laissez-moi tranquille ! »

Le géant se rendit compte alors que plus aucun son ne venait déranger son conduit auditif. Il se ressouvint de Monsieur Bing, de l’arme qu’il avait pointé sur lui, du pontet, du coup de feu… Mais non, en fait. Il n’y avait pas eu de coup de feu puisque l’Ombre Mauve lui avait arraché le Sig Sauer des mains en lui jetant :

« Vite, Gallantine, filons avant qu’IL ne revienne ! »

Et, sans savoir ce qui lui arrivait vraiment, Gallantine accompagna le Chinois qui, pour être sûr que l’Écossais le suive correctement, lui tenait la main. Tous deux se mirent à galoper dans un brouillard verdâtre, à l’odeur prégnante : celle de Miss Bylang-Bylang. Derrière les deux hommes, on entendit bien vite des milliers de piétinements qui faisaient trembler le sol telle une charge furieuse.

« IL a retourné mes hommes, les Dhugs, les Andamanais et les Nains des cataractes. Ils ne m’obéissent plus. Grâce à ce maudit brouillard, IL a pris le contrôle de leur esprit. S’ils nous trouvent, qui sait ce qu’IL leur demandera de nous faire subir. »

Alors que Gallantine suivait toujours docilement, en courant, son acolyte d’un moment, traversant des couloirs parcheminés, s’enfonçant dans des boyaux exsangues, glissant même dans l’eau glacée d’un lac intérieur, il demanda :

« Mais qui est ce… Humpf… ce IL dont vous parlez… Humpf… à tout bout de champ… Humpf… Monsieur Bing ?

– Je vous parlerai de LUI lorsque nous serons hors de danger, lança l’Ombre Mauve. Pour l’instant le plus urgent est de mettre entre Lui et nous le plus de distance possible. Sinon, il nous en cuira. »

Cette fuite dura une bonne heure, alors qu’on percevait toujours derrière eux, en fond sonore, le bruit de milliers de pas agiles qui, par moments, gagnaient sur les fuyards. Après avoir débouché dans une forêt touffue et s’être faufilés au milieu d’arbres centenaires, les deux hommes aboutirent aux portes d’une grande demeure aux allures de vieux castel. Là, subitement, le Tibétain stoppa et poussa un cri de dépit.

« Par le Tibet enchaîné, nous voilà faits !

– Faits ? Mais pourquoi ? interrogea l’Écossais qui en avait plein les bottes, en raison de nombreux passages boueux qui les avaient alourdies. Et par qui ?

– Mes ex-sbires nous ont traqués comme du gibier et nous voilà parvenus là où IL voulait nous voir arriver.

– Mais où donc ? s’énerva son compagnon.

– Dans la gueule du loup, tout simplement, mon cher Gallantine », susurra son compagnon de misère en tendant un doigt aux ongles faits en direction de la poterne. Et Bill entrevit, juste sous une herse rouillée, une sombre silhouette androgyne qui leur faisait coucou de la main.

* * *

Bill Gallantine et Monsieur Bing avaient décidé d’aller rejoindre l’inconnu. De toute façon, ils n’avaient pas le choix. Dussent-ils se jeter dans la gueule du loup, au moins ce dernier semblait-il un rien plus amène que les milliers de guerriers qui, présentement, étaient sur leurs talons. Dignement, mais en ne traînant pas quand même, les deux hommes filèrent en direction du castel. Ils rejoignirent l’huis, alors que leurs poursuivants tutoyaient le pont-levis.

L’Écossais pivota et constata qu’il y avait là une marée inhumaine, les dents rayant le sol, la bave aux lèvres. Des poignards accrochaient la lumière de la Lune car, entre-temps, la nuit était muettement tombée. Partout autour d’eux phosphoraient des regards brûlant de haine qui éclairaient bien les alentours.

Un bruit de rouille arrachée à grand-peine des barreaux de la herse, et cette dernière, actionnée par leur mystérieux cicérone, planta ses crocs d’acier dans la chair molle de l’entrée. Juste à temps ! La horde infâme se heurta à la barrière métallique et ne put que hurler sa frustration. Puis les membres composant cette foule se jetèrent les uns sur les autres et la mêlée fut à la fois sanglante et rassurante : Bill et l’Ombre Mauve ne risquaient en effet plus rien.

« Certes, cela est vrai… pour l’instant », reconnut leur hôte, à regret.

Il était vêtu d’un jean brut — soigneusement sali, d’un T-shirt Armani, de grosses baskets et il dissimulait son visage sous la capuche d’un sweat qu’il portait négligemment sur l’épaule.

« Allons, Chère Amie, susurra Monsieur Bing, c’en est fini des cachotteries. Nous savons quel frais minois se cache sous ce look de Caillera. Votre parfum entêtant vous a précédé. Même ce lourdaud de Gallantine vous a reconnue… »

Bill n’eut pas le temps de réagir à l’ultime insulte que leur vis-à-vis ôtait sa capuche. Et le visage hilare qu’il révéla décrocha la mâchoire inférieure de chacun des deux hommes…

« Com… Commandant ! Mais comme cela se fait-ce ?

– Commandant Marone, évidemment. J’aurais dû m’en douter, soupira Monsieur Bing en se grattant le coude à l’aide de l’index de sa main postiche, pour faire quelque chose.

– Et il n’y a pas que Bob ! fit une voix qui appartenait à une jolie jeune femme, vêtue en Princesse des Mille et Une Nuits, mais sans rien en dessous. À part peut-être de la rousseur quelque part…

– Soso ! s’exclama Bill.

– Miss Century… Bien sûr. Et le Professeur Clairensol est certainement lui aussi de la partie, je suppose ? interrogea l’Ombre Mauve, la lippe mauvaise.

– Vous supposez mal, Cher et Vénéré adversaire », répondit Bob Marone en se débarrassant de son déguisement dégradant.

Il apparut alors dans sa mâle beauté : costume trois pièces vert avec veston droit, un gilet, une cravate et une pochette de même couleur. En posant sur sa chevelure, déformée par la pratique intense du coiffeur du coin, un chapeau melon, le Français ajouta : « Allons dans mes appartements privés afin que je vous raconte, par le menu, les raisons de ces rocambolesques péripéties… »

Les trois hommes et leur compagne empruntèrent un ascenseur judicieusement dissimulé dans un des murs d’enceinte, alors que la bataille, aux portes du château, prenait une tournure homérique.

*

 

5

« J’avoue que je l’avais mauvaise en revenant sur Terre », commença Bob Marone, mollement assis sur un coussin damasquiné.

Il parlait à Bill Gallantine, l’Ombre Mauve et Sophia qui, pour une fois, faisait office de femme d’intérieur en servant ces Messieurs dans un boudoir aux murs tapissés de rose.

« Je l’avais mauvaise, répéta-t-il, parce que vous m’aviez joué, Monsieur Bing.

– Oh ce n’est rien, merci, fit ce dernier en buvant un peu de liqueur de poire à l’ananas que venait de lui servir Sophia Century.

– Vous m’aviez joué et je me retrouvais nez à nez avec mon Créateur, Sa Majesté le Grand Écrivain qui me battait froid depuis un moment. Notre… hem… “explication” n’a pas à être développée ici. Sachez simplement qu’elle fut franche et directe. Mais de retour sur Terre, je voulais me venger. D’abord de Vous, Monsieur le Chinois (Ce dernier leva cérémonieusement son verre), ainsi que de Miss Bylang-Bylang pour des raisons… disons personnelles. Et, tant que j’y étais, j’avais envie, pour une fois, de prendre les rênes de l’action sans qu’on ne m’y voit vraiment.

– Comme dans La Revanche de l’Ombre Jaune, quoi ? Vous savez, cette aventure pastiche qui…

– Shut up ! ordonna Marone que le Bill venait grossièrement d’interrompre. Oui, j’avais envie d’intervenir en sous-main, un peu à l’image de notre Créateur qui joue les Dieu omnipotents dans chacun des récits de mes aventures. Je désirais aussi me moquer un peu de toi, Bill, Écossais de mes deux, qui ne cesse de sortir des saillies plus grosses que toi ! C’est la raison pour laquelle, je l’avoue sans honte, je me suis régalé de jouer la Voix dans ton crâne obtus d’Écossais.

– Je vous remercie, Commandant, fit Gallantine. C’est la preuve que vous m’aimez beaucoup pour m’inclure de manière si personnelle dans cette aventure…

– Et Miss Century ? Vous vouliez elle aussi la rouler dans la farine ? demanda Monsieur Bing.

– Non, rougit Bob Marone. Elle… c’est… heu… autre chose.

La jeune femme ponctua cet aveu d’un très agréable rire de gorge, tout en se penchant pour récupérer les verres de nos amis. Position dans laquelle elle explosait tous ses appâts…

– Bon, brom… Où en étais-je ? Ah, oui. Au désir de vengeance… J’ai rapidement mis sur pied un plan : j’allais me faire passer pour mort, tout au moins disparu, après avoir joué le type pris de folie. Un billet un peu sot, je le reconnais, glissé sous ma porte, laisserait croire que j’avais la citrouille un peu givrée, ainsi que le dirait mon ami Bill. Restait à construire l’intrigue. Pourquoi ne pas y inclure des indices qui “mouilleraient” Miss Bylang-Bylang jusqu’au cou ? Aussitôt, aussitôt fait : grâce à mes talents de magicien — art que m’ont appris les maîtres traders de New-York, avec une banale fumée verte et un joujou récupéré chez une petite nièce, j’ai amené Bill, tout cru dirais-je, dans les griffes de l’Ombre Mauve

– Vous prétendez donc que le courriel reçu sur ma boîte personnelle, courriel qui me suggérait de vous traquer, c’est vous qui l’avez écrit ?

– Tout à fait, Monsieur Bing. Comme c’est moi qui ai conseillé à Miss Bylang-Bylang de s’occuper de Sophia, afin de m’atteindre. Et mon plan a merveilleusement fonctionné puisque tous deux, mes infernaux ennemis, vous avez plongé tête baissé dans le piège.

– J’avoue qu’il suffit qu’on évoque votre nom, Commandant Marone, et me voilà perdant mon fameux flegme tibétain, reconnut le Chinois. Mais puisque nous parlons de la sublime Eurasienne, où donc se trouve-t-elle, en ce moment ?

– Je n’en ai aucune idée. Peut-être au milieu de cette gigantesque bataille qui se déroule au-dessus de nous ? Peu importe. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’elle n’a pas simplement marché à mes tours de passe-passe, elle a couru ! » fit Marone en éclatant de rire.

Bill Gallantine retourna ses cent quatre-vingts kilos faisandés vers la journaliste.

« Sophia… Connaissiez-vous les plans du Commandant ?

– Pas jusqu’à il y a quelques heures, Bill. Mais je trouvais cette aventure un rien tirée par les cheveux. Certes, parfois Raoul Vernes se permet quelque sotie[15] du genre. Mais il retombe toujours très vite sur ses pieds. Là, il y avait à la fois quelque chose de très construit et d’un peu fou… qui m’a fait entrevoir la vérité, car je connais bien mon petit Bob et… houps ! »

Il y eut un moment de lourd silence après cet aveu impromptu. Gallantine et Monsieur Bing se regardaient, gênés. Puis Bob Marone reprit la parole, rouge comme une écrevisse :

« Ahem… Laissons donc toute cette farce là où elle devrait être : terrée dans l’inconscient insane d’un habile scribouillard, certes, mais inconnu. Totalement inconnu. »

Les trois autres participants à la séance thérapeutique approuvèrent bruyamment…

* * *

L’inconscient insane d’un habile scribouillard, certes, mais inconnu. Totalement inconnu.

Les dernières paroles de Marone résonnaient encore dans l’appartement de Raoul Vernes. Le Maître éteignit son enregistreur-espion dont il avait implanté une des micro-puces dans un tétin de Sophia Century. Il se frotta les mains et, pour la première fois depuis le début de la semaine et l’apparition de ses cauchemars récurrents, il ricana tout bas. Qui l’aurait vu en train d’esquisser quelques pas de menuet l’aurait pris pour un vieux fou. Mais le Maître ne l’était pas.

Lui aussi désirait se venger. Mais de Marone, exclusivement, même s’il ne savait toujours pas ce qui s’était précisément passé dans le module qui les avait emmenés faire une petite balade dans l’espace, lui et son personnage. C’était peut-être à son avantage. Peut-être pas. Dans le doute, il avait mis sur pied un plan pour contrecarrer les visées revanchardes du Français. Car ce dernier, il n’en doutait pas un instant, avait le même caractère que le sien : aigri jusqu’à l’os quand il le fallait ; aventureux en pantoufles ; goûtant les fruits défendus, mais bio. Bref, entre le Créateur et sa marionnette, les liens étaient étroits.

Raoul Vernes avait donc implanté son mouchard dans le tétou de Sophia Century et dans la fesse gauche de Miss Bylang-Bylang. Même l’Ombre Mauve avait hérité d’une puce indiscrète, mais il préférait ne pas dire où. Et, de la sorte, le Maître avait suivi ses créatures dans leurs pérégrinations extravagantes. Certes, il ne pouvait intervenir directement, en cours d’aventure, mais il attendait patiemment les fins de chapitre pour orienter le texte, autant que faire se peut.

Et cela avait marché. Alors que Bob Marone pérorait, pensant avoir grugé son Créateur via une aventure apocryphe, ce dernier continuait à avancer ses pions, les uns après les autres.

« Et c’est loin d’être terminé », murmura Raoul Vernes, l’œil gris, redoutablement fixe, semblable, dans les plis des paupières, à l’objectif froid, implacable, d’une caméra.

À cet instant, avec ce masque de sorcier, de magicien parlant de démon à démon avec Satan [16] , le Maître ressemblait à son vieil ami, trop tôt disparu, Jean Tay/John Blanders. Un redoutable manieur de mots, un thuriféraire de la création non anecdotique.

« Vous avez cru me berner, petite créature. Mais ce que vous avez mis en branle, Mon Cher, ce ne sont que des balivernes.Les Balivernes de la Nuit. En ce qui me concerne, sachez que vous n’en avez pas terminé avec moi. Et que l’on reparlera bientôt de moi dans La Chapelle de la Terreur… »

FIN

*

 

Marabout Chercheur : Le Cycle Fenian

Contrairement à ce que pourrait laisser penser les attendus un rien grotesques dont Raoul Vernes parsème chacun de ses opuscules (à moins que ce ne soit Bob Marone lui-même), les légendes du cycle Fenian existent bel et bien. Elles mettent en scène le personnage de Finn Mac Cumaill et ses compagnons, les Fianna, groupe d’individus qui s’ancre dans l’Irlande et l’Écosse gaéliques du IIIème siècle. Le cycle Fenian se distingue des autres cycles des légendes celtiques par le lien étroit qui les lie aux communautés gaélophones d’Écosse, et de nombreux textes sont spécifiques à ce pays.

La plupart du temps narrées en vers, ces histoires se rattachent davantage à la tradition romanesque qu’à la tradition épique.

Les sources principales sont irlandaises, qu’il s’agisse du Acallam na Senòrach, du livre de Lismore, et du manuscrit de Killiney, tous actuellement conservés en Irlande. Ce dernier manuscrit, datant du XIIème siècle, refléterait une longue tradition orale du cycle Fenian, de par son existence tardive. C’est cette même tradition orale qui aurait été traduite du gaélique en anglais par l’écrivain James Macpherson [17] au XVIIIème siècle dans ses poésies ossianiques.

On attribue à Finn Mac Cumaill de nombreuses particularités géographiques. Selon la légende, afin de ne pas se mouiller les pieds, il aurait construit la « Chaussée des Géants »[18] comme un escalier de pierre conduisant en Écosse. Il a également donné son nom à « la grotte de Fingal, en Écosse, qui laisse voir le même basalte hexagonal caractéristique de la Chaussée des Géants.

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Liste des Bob Marone parus

(Couvertures de Francis Saint-Martin.)

1983

1. L’Ombre Mauve perd et… gagne
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

2. Les petits pois de l’Ombre Mauve
Adaptation de Bob Pagel. Maquette de Bill St-Martin.

3. La cité des tables
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

4. Kouic
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

5. Le téton solitaire
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

6. Les baveurs de grimoires
Adaptation de Bob Sanvoisin. Maquette de Bill St-Martin.

7. Le club des courts ciseaux
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

1984

8. Marone, Marone
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

9. Marone s’en tamponne le coquillard
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

10. Le réveillon des pères rouges
Adaptation de Bob St-Martin. Maquette de Bill St-Martin.

11. Le deuil de l’attirail
Adaptation de Bob Lhorick. Maquette de Bill St-Martin.

12. Le basque de soie
Adaptation de Bob St-Martin. Maquette de Bill St-Martin.

13. La jag du com
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

13bis. L’été indien
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bob Gallart. Ce texte est paru comme un hors série et n’a été tiré qu’à 15 exemplaires.

14. Marone party
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

15. Jacques a dit
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

1985

16. La parole est au volt
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

17. Le bigre des lagunes
Adaptation de Bob St-Martin. Maquette de Bill St-Martin.

18. L’Ombre Mauve et les cafards
Adaptation de Bob BobBill. Maquette de Bill St-Martin.

19. Le poulailler rebelle
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

20. S.O.S.
Adaptation de Bob Gallart. Maquette de Bill St-Martin.

21. Des clous sur la piste
Par Bob Gallart.

22. Matar al senor Marono
Par Bob St-Martin.

23. Le monastère de la bonne B.
Par Bob Gallart.

24. Les violettes de l’Ombre Mauve
Par Bob Lhoste.

25. La trappe chirurgicale
Par Bob Gallart.

26. Les sept tours de chitral
Par Bob Wagner.

27. Marone s’endort
Par Bob Gallart.

1986

28. Le peuple fabuleux
Traduit et adapté du zoulou par F. St-Martin.

29. Le temple de Salomon
Traduit et adapté du français par Rémy Gallart.

30. Marone arrondit les angles
Traduit et adapté du finnois par Rémy Gallart.

31. La bière vivante
Traduit et adapté du Bas Egyptien par R. Gallart.

1987

32. Les semeurs de foutre
Par Eric Lhoste et Michel Rossillon.

33. Cap au porc
Traduit et adapté du braille par R. Gallart.

34. Smack
Traduit et adapté du serbo-croate par R. Gallart.

35. Bob Marone contre tout chacal
Traduit et adapté d’après les peintures rupestres de la grotte de Lascaux par F. Saint Martin.

36. Les cueilleurs de nymphettes
Traduit et adapté du dumérien inférieur par R. G.

37. Le matelas de l’amor
Traduit et adapté d’après un manuscrit trouvé dans les toilettes pour hommes de la gare.

1988

38. Les deux font la paire
Traduit et adapté du congolais belge par Rémy G.

39. L’Ombre Mauve n’est pas gâteux
Traduit et adapté du moldo-slovaque par Rémy G.

40. L’Ombre Mauve et la belle étoile
Traduit du yiddish par R. Gallart.

41. Le monstre dans l’arpège
Traduit du babylo-constantinoplois par Rémy Gallart.

42. Le grand moineau de la galaxie
Aucune présentation. À noter : il ne s’agit pas d’un roman mais d’une aventure que le lecteur doit faire lui-même. Trente petites illustrations ponctuent chaque mini chapitre.

1989

43. Fichier : aventures improbables.
Présentation : « Marone ! Commandant Marone pour les dames » « Fichier : Aventures improbables » (répertoire de 1201 aventures en suspension). À noter : il ne s’agit pas, là non plus, d’une aventure « normale » mais d’une liste de titres potentiels qui se répondent.

1995

44. Chaud les marones
De et par Raoul Vernes né Wallon. Traduit et adapté du Belgo-Wallon par Bob Gallart.

2002

45. Guérilla à tombola.
Un ouvrage traduit de l’australopithèquo-hongrois par Bob Gallart de l’ACADEMIE BONCOUP ».

46. 33 Aventures Doctorales

Ces 33 aventures sont écrites sous forme de synopsis. Les auteurs espéraient qu’un intrépide « graphomane » illustrerait une de ces aventures. Espoir déçu à ce jour.

2010.

47. Les dents du Maître (inédit)
De Bob Gallart.

2014

48. Les balivernes de la Nuit (inédit)

(À paraître si le lecteur le désire)

49. La chapelle de la Terreur.

50. Couic.

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[1] Pour savoir comment Marone s’est retrouvé dans un module lunaire, voir Les Dents du Maître.

[2] Voir : Ding, Dang, Dong, Les jumeaux faméliques, et Les z’énormes Hénaurmes.

[3] Mais elle ne savait toujours pas lequel. Voir à ce sujet : Le téton solitaire.

[4] Pour connaître les visées hégémoniques du sinistre individu, lire Les Dents du Maître.

[5] Voir l’ingénieux triptyque : Miss Bylang-Bylang cœur de velours, Marone de haut en bas, L’Eurasienne bafouée.

[6] Le lecteur curieux lira avec profit les récits suivants : Mes nuits sont plus chaudes que vos jours, Les 1000 et une façon de satisfaire une Eurasienne et Mister Bing, je présioume ?

[7] Bistrot en bruxellois.

[8] Habitué de cafés, pilier de cabaret.

[9] Faro (bière) aigre.

[10] Bavard, raconteur de carabistouilles. Littéralement : « baveux », d’où radoteur.

[11] Voir : La femme qui murmurait à l’oreille de Sophia.

[12] Lire à ce propos : La Marmaille de Bananké, Les Béryls de Bananké, Les Langes de Bananké, Les Raves de Bananké, Les Pleines de Bananké et enfin « La dernière Jorasse ».

[13] Voir la note du Pocket Caribou en fin de volume.

[14] Lecteur sagace, sauras-tu retrouver le titre de l'aventure d'où est sortie cette alléchante description de Miss Ylang-Ylang, la sœur puînée de Bylang-Bylang ?

[15] La sotie, ou sottie, désigne une pièce politique, ou d’actualité, jouée à Paris au XVIe siècle, par les Sots ou les Enfants-sans-Souci. Les Sots fondent leur système de satire sur cette hypothèse que la société tout entière est composée de fous. Par-dessus leur costume, ils revêtent les attributs qui désignent tel ou tel état, telle ou telle fonction : le juge, le soldat, le moine, le noble, etc.

Émile Picot, dans son étude sur la Sotie en France (in-8, 1878), compte vingt-six pièces de ce genre. Il fait remarquer que la sotie était souvent représentée avec une farce et une moralité dans des spectacles multiples ; dans ce cas on commençait par la sotie, sorte de parade bouffonne. La sotie n’eut pas toujours pleine liberté ; sa plus brillante période se place sous Louis XII. (Extrait sorti tout droit des archives secrètes de Raoul Vernes, dissimulées dans un tiroir de son cerveau.)

[16] Voir l’introduction d’Henri Vernes pour Les 25 histoires noires et fantastiques, signées Jean Ray.

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