Des raisons d'être heureux

Interstyles |

egan-desraisons-une.jpgLa sortie en numérique du recueil Radieux de Greg Egan fournit des raisons d’être heureux… Après avoir survécu à une tumeur au cerveau ayant provoqué un état de béatitude constant, un jeune homme perd toute joie de vivre. Les zones de son cerveau capables d’éprouver du plaisir sont mortes. Comment alors retrouver le bonheur ? Par un lent réapprentissage ? Par une béquille médicale ? Jusqu’où peut aller le progrès biotechnologique ?

Cette nouvelle de Greg Egan, parue originellement dans le recueil Radieux, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 15 décembre 2013 au 15 janvier 2014. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.

En apprenant à être moi
« Brain »
CC-BY 2.0 joyousjoym

1.

En septembre 2004, peu après mon douzième anniversaire, j’entrai dans un état de bonheur presque constant. Il ne me vint jamais à l’idée de me demander pourquoi. L’école comportait bien sûr son lot habituel de cours ennuyeux, mais j’y réussissais suffisamment bien pour pouvoir m’échapper dans mes rêveries quand j’en avais envie. À la maison, j’étais libre de lire livres et pages web sur la biologie moléculaire, la physique des particules, les quaternions ou l’évolution de la galaxie, aussi bien que d’écrire moi-même des jeux d’une subtilité byzantine et de complexes animations abstraites. Et si j’étais un enfant maigrelet, qui manquait de coordination, que le moindre sport collectif dans sa futile complexité plongeait dans un état d’ennui quasi comateux, je me sentais assez bien dans mon corps, pour ce que j’en faisais. Quand je courais — et je courais partout —, j’étais bien.

Nourriture, gîte, sécurité, parents aimants, soutien, stimulation, j’avais tout cela. Pourquoi n’aurais-je pas été heureux ? Je ne pouvais certes pas avoir totalement oublié combien le travail scolaire et les relations dans la cour de récréation étaient étouffants et monotones, ni la facilité avec laquelle mes accès ordinaires d’enthousiasme étaient chamboulés par les problèmes les plus triviaux ; mais alors que tout allait vraiment bien pour moi je n’avais pas un tempérament à compter les jours dans l’attente du moment où cela se gâterait. Le bonheur a toujours amené avec lui le sentiment de sa durée éternelle, et bien que j’eusse probablement déjà vu mille fois cette prévision optimiste démentie, je n’étais pas encore suffisamment vieux et cynique pour m’étonner alors qu’elle paraissait en définitive se réaliser.

Lorsque je commençai à vomir de manière répétée, le docteur Ash, notre médecin généraliste, me prescrivit un traitement antibiotique et une semaine de congé maladie. Ces vacances impromptues me remontèrent apparemment plus qu’une simple bactérie ne pouvait m’abattre, ce qui ne surprit pas particulièrement mes parents, et si je ne me donnais même pas la peine de feindre la détresse, ce qui les troubla plus, c’est que j’estimais pour ma part superflu de me plaindre constamment d’avoir mal à l’estomac alors que je vomissais déjà authentiquement trois ou quatre fois par jour.

Les antibiotiques ne firent aucun effet. Je commençai à perdre l’équilibre et à trébucher en marchant. De retour dans le cabinet du docteur Ash, je grimaçai devant l’optotype du test d’acuité visuelle. Elle m’envoya consulter un neurologue à l’hôpital Westmead, et celui-ci me fit faire immédiatement une IRM. Dans la journée, j’étais admis dans le service. Mes parents apprirent le diagnostic tout de suite, mais il me fallut trois jours de plus pour leur faire cracher toute la vérité.

J’avais une tumeur, un médulloblastome qui bloquait l’un des ventricules remplis de fluide du cerveau et élevait la pression intracrânienne, ce qui était potentiellement fatal mais, avec une opération chirurgicale suivie d’un traitement agressif aux rayons et d’une chimiothérapie, deux patients sur trois diagnostiqués à ce stade vivaient cinq années supplémentaires.

Je me représentais sur un pont de chemin de fer plein de traverses pourries, sans autre choix que de continuer à avancer, m’en remettant au sort pour le franchissement de chaque planche suspecte. Je comprenais très clairement le danger qui me guettait… et cependant je ne ressentais aucune panique, aucune peur réelle. Ce que je pouvais conjurer de plus proche de la terreur, c’était un accès de vertige presque grisant, comme si je n’affrontais rien de plus qu’un manège de foire singulièrement effrayant.

Il y avait une raison à cela.

La pression à l’intérieur de mon crâne expliquait la plupart de mes symptômes, mais des examens du liquide céphalo-rachidien avaient également révélé un niveau très élevé d’une substance appelée leu-enképhaline — une endorphine, un neuropeptide qui se fixait sur certains récepteurs des opiacées, comme la morphine ou l’héroïne. Quelque part sur le chemin de la malignité, le facteur de transcription mutant, qui avait activé les gènes autorisant les cellules de la tumeur à se reproduire sans surveillance, avait aussi enclenché ceux qui étaient responsables de sa production.

C’était un imprévu bizarre, pas un effet secondaire systématique. Je ne savais pas grand-chose sur les endorphines, à cette époque, mais mes parents me répétèrent ce que le neurologue leur avait dit, et plus tard je le vérifiai par moi-même. La leu-enképhaline n’était pas un analgésique, sécrété en cas d’urgence lorsque la douleur menaçait la survie ; elle n’avait pas d’effets narcotiques abrutissants, destinés à immobiliser une créature pendant que ses blessures guérissaient. Libérée à chaque fois que le comportement ou les circonstances légitimaient du plaisir, elle constituait plutôt le principal processus d’expression du bonheur. D’innombrables autres activités cérébrales modulaient ce message simple pour créer une palette presque infinie d’émotions positives, et la fixation de la leu-enképhaline sur ses neurones cibles n’était que le premier maillon d’une longue chaîne d’événements dont d’autres neurotransmetteurs étaient les médiateurs. Mais en dépit de toutes ces subtilités, je pouvais témoigner d’une vérité simple et sans ambiguïté : avec la leu-enképhaline, on se sentait bien.

Mes parents s’effondrèrent en m’apprenant tout cela, et ce fut moi qui les réconfortai, rayonnant tranquillement tel le petit martyr bienheureux d’une dramatique larmoyante sur le cancer. Ça n’avait rien à voir avec des réserves cachées de force, ou de la maturité ; j’étais physiquement incapable de me lamenter sur mon sort. Et les effets de la leu-enképhaline étaient si spécifiques que je pouvais regarder sans broncher la vérité, ce qui m’aurait été impossible si j’avais été assommé par des médicaments opiacés rudimentaires. J’avais la tête claire, mais j’étais émotionnellement invincible, rayonnant véritablement de courage.

*

* *

On m’installa une déviation ventriculaire, un fin tube inséré dans les profondeurs de mon crâne afin de réduire la pression en attendant l’intervention, plus invasive et plus risquée, pour l’ablation de la tumeur principale ; cette opération fut planifiée pour la fin de la semaine. Le docteur Maitland, mon cancérologue, m’avait expliqué en détail le déroulement du traitement, et m’avait prévenu du danger et de l’inconfort que je devrais affronter dans les mois à venir. Maintenant, j’étais paré pour le voyage et prêt à partir.

Une fois le choc dissipé, mes parents qui eux, par contre, ne nageaient pas dans l’euphorie, décidèrent qu’ils n’avaient aucunement l’intention de rester là à se croiser les bras en acceptant une probabilité de deux contre un que je parvienne jamais à l’âge adulte. Ils téléphonèrent un peu partout à Sydney, puis plus loin, à la recherche de quelques autres avis.

Ma mère trouva une clinique privée sur la Côte dorée — la seule franchise australienne de la chaîne Health Palace, originaire du Nevada — où le service de cancérologie offrait un nouveau traitement des médulloblastomes. Un virus herpétique, génétiquement modifié, serait introduit dans le liquide céphalo-rachidien où il n’infecterait que les cellules réplicantes de la tumeur, puis un puissant cytotoxique, uniquement activé par ce virus, tuerait les cellules contaminées. Cette thérapeutique avait un taux de survie à cinq ans de quatre-vingts pour cent, sans aucun des risques liés à la chirurgie. Je regardai moi-même le tarif dans la brochure web de la clinique. Ils offraient un forfait : logement en pension complète pour trois mois, examens de laboratoire et de radiologie, et tous les médicaments pour soixante mille dollars.

Mon père était électricien sur des chantiers de construction. Ma mère vendeuse dans un grand magasin. J’étais leur enfant unique, de sorte que nous étions loin d’être dans la misère, mais ils avaient dû prendre une seconde hypothèque pour se procurer de quoi payer les honoraires et en reprendre ainsi pour quinze ou vingt ans de remboursement. Les deux espérances de survie n’étaient pas si différentes, et j’entendis le docteur Maitland les prévenir que les chiffres étaient difficilement comparables en raison de la nouveauté du traitement viral. Il aurait été tout à fait justifié de suivre son conseil et de s’en tenir à la méthode traditionnelle.

Peut-être ma béatitude dopée à l’enképhaline les influença-t-elle d’une façon ou d’une autre. Peut-être n’auraient-ils pas fait un sacrifice aussi important si j’avais été la personne maussade et difficile que j’étais habituellement, ou même si j’avais été ouvertement terrifié plutôt que plein d’un courage confinant au surnaturel. Je n’en serai jamais sûr — et, de toute façon, ça n’aurait pas diminué l’estime que j’avais pour eux. Mais ce n’est pas parce que la molécule ne saturait pas leur crâne qu’ils furent à l’abri de son influence.

Je tins la main de mon père tout au long de notre vol vers le nord. Nous avions toujours été un peu distants, un peu déçus l’un de l’autre. Je savais qu’il aurait préféré un fils plus dur, plus athlétique, plus extraverti, tandis que lui m’avait toujours semblé d’un conformisme paresseux, se reposant sur une vision du monde bâtie à base de slogans et de platitudes qu’il n’avait jamais remis en cause. Mais durant ce voyage, pendant lequel nous n’échangeâmes pratiquement pas un mot, je sentis que sa déception se muait en une sorte d’amour féroce, protecteur et intraitable, et je fus pris de honte devant mon propre manque de respect pour lui. Je laissai la leu-enképhaline me convaincre que les choses s’amélioreraient entre nous, lorsque tout cela serait terminé.

*

* *

De la rue, le Health Palace de la Côte dorée aurait pu passer pour un hôtel de plus du bord de mer, en forme de tour — et même de l’intérieur il n’était pas bien différent des établissements que j’avais pu voir dans des vidéos. J’avais une chambre particulière, avec une télévision plus large que le lit et entièrement équipée, du terminal informatique à la liaison modem par câble. Si l’objectif était de me distraire, ce fut un succès. Après une semaine de tests, ils me plantèrent une perfusion dans ma déviation ventriculaire, puis introduisirent tout d’abord le virus et, trois jours plus tard, le médicament.

La tumeur commença à décroître presque immédiatement ; ils me montrèrent les numérisations. Mes parents semblaient heureux mais stupéfaits, comme s’ils n’avaient jamais vraiment cru qu’un endroit où des promoteurs millionnaires venaient se faire dérider le scrotum pouvait parvenir à autre chose que les soulager de leur argent en leur offrant une langue de bois de première classe tandis que je continuerais à décliner. Mais la tumeur persista à se réduire et, lorsqu’elle parut deux jours de suite s’interrompre dans son évolution, le cancérologue réitéra promptement toute la procédure de sorte que les vrilles et les taches visibles sur l’IRM se mirent à rétrécir et à s’estomper encore plus rapidement que précédemment.

J’avais maintenant toutes les raisons de ressentir une joie inconditionnelle, mais quand au lieu de cela je souffris d’un sentiment de malaise croissant, je le mis sur le compte du manque de leu-enképhaline. Il était même possible que la tumeur ait libéré une dose si élevée de la substance que rien, littéralement, n’aurait pu me faire me sentir mieux : j’avais été propulsé au pinacle du bonheur ; il n’y avait donc aucune autre possibilité que d’en redescendre. Mais dans ce cas, toute ombre à ma nature enjouée ne ferait que confirmer les bonnes nouvelles des IRM.

Un matin, je m’éveillai d’un cauchemar — le premier depuis des mois — dans lequel j’avais des visions de tumeur comme d’un parasite agitant ses griffes sous mon crâne. J’entendais encore le claquement de la carapace contre l’os, comme le bruit de cliquet d’un scorpion pris au piège dans un pot de confiture. J’étais terrifié, trempé de sueur… libéré. Ma peur fit bientôt place à une fureur brûlante : en me droguant, la chose m’avait rendu docile, mais j’étais maintenant libre de lui résister, de hurler des obscénités dans ma tête, d’exorciser le démon d’une juste colère.

Je me sentais quand même un peu dupé ; la traque de ma némésis aux abois ne correspondait pas à mes attentes et je ne pouvais complètement ignorer le fait qu’en imaginant ma rage extirpant mon cancer, j’opérais un renversement total de la cause et de l’effet — un peu comme si j’avais observé un chariot de levage retirant un rocher pesant de ma poitrine, puis prétendais l’avoir moi-même fait bouger d’une puissante inspiration. Mais je justifiai comme je le pouvais ces émotions à retardement et en restai là.

Six semaines après mon admission, on ne voyait plus rien sur les numérisations et mon sang, mon liquide céphalo-rachidien et ma lymphe ne contenaient plus aucune des protéines caractéristiques des cellules en métastase. Mais il subsistait un risque qu’il reste quelques-unes des cellules tumorales, plus résistantes, aussi m’infligèrent-ils un court et violent traitement à base de produits complètement différents, sans liens avec l’infection herpétique. On me fit tout d’abord une biopsie des testicules — sous anesthésie locale, plus embarrassante que douloureuse — puis on préleva un échantillon de moelle sur ma hanche, de sorte que mon potentiel de production de sperme et mes réserves en nouvelles cellules sanguines pouvaient être restaurés si les médicaments les anéantissaient à la source. Je perdis temporairement des cheveux, de la paroi gastrique, et vomis plus souvent, de manière bien pire qu’à la période du diagnostic initial. Mais lorsque je commençai à m’apitoyer bruyamment sur moi-même, l’une des infirmières m’expliqua durement que des enfants deux fois plus jeunes enduraient le même traitement pendant des mois.

Cette médication classique n’aurait pu me guérir seule mais, pour une opération de nettoyage, elle diminuait notablement les chances de récidive. Je découvris un mot magnifique : apoptose — suicide cellulaire, mort programmée — et me le répétai sans me lasser. J’en vins presque à savourer la nausée et la fatigue ; plus je me sentais misérable, plus il m’était facile d’imaginer le sort des cellules tumorales, leur membrane éclatant et se ratatinant comme des ballons au fur et à mesure que les médicaments leur ordonnaient de mettre un terme à leurs propres vies.Meurs dans la douleur, infâme zombie ! Peut-être écrirais-je un jeu sur le sujet, ou même une série complète, culminant dans le spectaculaire Chimio III : la bataille du cerveau. Je serais riche et célèbre, je pourrais rembourser mes parents et la vie serait aussi parfaite dans la réalité qu’elle m’avait semblé l’être sous l’influence de la tumeur.

*

* *

Je sortis au début du mois de décembre, sans la moindre trace de la maladie. Mes parents étaient tour à tour circonspects ou débordants de joie, comme s’ils s’affranchissaient lentement de la peur d’être punis pour optimisme prématuré. Les effets secondaires de la chimiothérapie étaient terminés ; mes cheveux repoussaient, à l’exception d’une petite tonsure à l’emplacement de la déviation, et je n’avais aucune difficulté à garder ce que j’avalais. Je n’avais aucune raison de retourner à l’école maintenant, deux semaines avant la fin de l’année scolaire, de sorte que mes vacances d’été commencèrent immédiatement. Sous l’impulsion du professeur, toute la classe m’envoya un courrier électronique ringard et hypocrite pour me souhaiter ses vœux de bon rétablissement, mais mes amis me rendirent visite chez moi, un peu gênés et intimidés de m’accueillir au retour du seuil de la mort.

Alors pourquoi me sentais-je si mal ? Pourquoi la vue du ciel bleu et clair par la fenêtre lorsque j’ouvrais les yeux chaque matin — libre de faire la grasse matinée aussi longtemps que je le désirais, mon père ou ma mère à la maison toute la journée me traitant comme un roi mais gardant leurs distances et me laissant sans faire de remarques m’asseoir devant l’écran de mon ordinateur seize heures de suite si je le voulais —, pourquoi ce premier aperçu de la lumière du jour me donnait-il envie d’enfouir la tête dans mon oreiller, de serrer les dents et de murmurer : « J’aurais dû mourir, j’aurais dû mourir » ?

Rien ne me procurait le moindre plaisir. Rien — ni mes netzines ni mes sites web favoris, ni la musique njari dont je m’étais naguère délecté, ni les plus riches, les plus sucrées ou les plus salées des cochonneries que je pouvais maintenant dévorer à satiété. Je n’arrivais pas à me résoudre à lire une page entière d’un quelconque livre, ni à écrire dix lignes de code. Je ne parvenais pas à regarder mes amis du monde réel dans les yeux et je n’avais pas le courage d’aller sur le réseau.

Tout ce que je faisais, tout ce que j’imaginais était imprégné d’un sentiment accablant d’effroi et de honte. La seule image avec laquelle je pouvais établir une comparaison venait d’un documentaire sur Auschwitz que j’avais vu à l’école. Il s’ouvrait sur un long travelling, une caméra des actualités avançant implacablement vers les portes du camp, et j’avais regardé cette scène le cœur serré car je savais déjà parfaitement ce qui s’était passé à l’intérieur. Je ne délirais pas ; je ne croyais pas un instant qu’une source d’horreur indicible était tapie derrière chacune des surfaces brillantes qui m’entouraient. Mais quand je m’éveillais et que je voyais le ciel, j’avais le type d’appréhension malsaine que je n’aurais rationnellement pu avoir qu’à la vision des portes d’Auschwitz.

Peut-être avais-je peur que la tumeur ne revienne, mais pas à ce point. La victoire rapide du virus lors de la première manche aurait dû compter beaucoup plus, et à un certain niveau je m’estimais chanceux, et normalement reconnaissant. Mais je ne pouvais pas plus me réjouir de m’en être tiré, maintenant, que je n’aurais réussi à me trouver au bord du suicide au plus haut de ma béatitude à l’enképhaline.

Mes parents commencèrent à s’inquiéter et m’amenèrent chez un psychologue pour une « assistance à la convalescence ». L’idée me semblait aussi exécrable que le reste, mais je n’avais pas l’énergie de résister. Nous « examinâmes la possibilité », le docteur Bright et moi-même, que j’aie subconsciemment choisi de me sentir malheureux parce que j’avais appris à associer le bonheur avec le risque de mort et que je redoutais secrètement que la recréation du symptôme principal de la tumeur ne ressuscite cette dernière. Une partie de moi-même méprisait cette explication facile mais une autre s’en empara, dans l’espoir qu’admettre une telle gymnastique mentale souterraine fasse remonter tout le processus à la lumière du jour, où sa logique déficiente le rendrait inopérant. Mais la tristesse et le dégoût qu’induisait en moi toute chose (un chant d’oiseau, le motif de nos carreaux de salle de bain, l’odeur des toasts, la forme de mes mains) ne faisaient qu’augmenter.

Je me demandai si les hauts niveaux de leu-enképhaline occasionnés par la tumeur auraient pu inciter mes neurones à réduire leur population de récepteurs correspondants, ou bien si je n’étais pas devenu « tolérant » comme un drogué à l’héroïne vis-à-vis des opiacés lorsqu’il produisait une molécule régulatrice naturelle qui bloquait ces récepteurs. Quand je fis part de ces idées à mon père, il insista pour que j’en discute avec le docteur Bright, qui feignit un intense intérêt mais ne fit rien qui montrât qu’il me prenait au sérieux. Il n’arrêtait pas de dire à mes parents que tout ce que je ressentais constituait une réaction parfaitement normale au traumatisme que j’avais subi, et que tout ce dont j’avais réellement besoin c’était de temps, de patience et de compréhension.

*

* *

On m’expédia au lycée dès le début de la nouvelle année, mais comme je n’y fis rien d’autre que de rester assis toute une semaine à regarder mon bureau, on prit des dispositions pour que je puisse étudier en ligne. À la maison, je parvins à avancer lentement dans le programme, pendant les périodes où une torpeur de zombie se substituait à des accès de tristesse profonde et paralysante. Au cours de ces mêmes intervalles de relative lucidité, je continuais à réfléchir aux causes possibles de mon affliction. Je cherchai dans la littérature biomédicale et dénichai une étude sur les effets de la leu-enképhaline en fortes doses sur les chats, mais elle semblait montrer que les réactions de tolérance ne duraient pas.

Et puis, une après-midi de mars — comme je regardais la micrographie électronique d’une cellule de tumeur infectée par le virus de l’herpès alors que j’aurais dû étudier la vie de quelque explorateur décédé — je parvins enfin à une théorie qui tenait debout. Le virus avait besoin de protéines spéciales pour le laisser s’amarrer aux cellules qu’il contaminait et s’attacher à elles suffisamment longtemps pour pouvoir utiliser d’autres outils afin de pénétrer la membrane cellulaire. Mais s’il avait acquis une copie du gène de la leu-enképhaline à partir des nombreuses transcriptions de l’ARN de la tumeur, il aurait pu développer l’aptitude à s’accrocher non seulement aux cellules réplicantes mais en fait à n’importe quel neurone de mon cerveau doté du récepteur correspondant.

Et alors le cytotoxique, exclusivement déclenché au niveau des cellules infectées, serait arrivé et les aurait toutes tuées.

Privés de stimulation, les chemins que ces neurones morts activaient en temps normal s’atrophiaient. Les parties de mon cerveau capables d’éprouver du plaisir étaient en train de mourir. Et bien que je puisse encore simplement, parfois, ne rien ressentir du tout, l’équilibre des forces dont dépendait mon humeur s’apprêtait à basculer. Sans rien pour le contrebalancer, le plus léger soupçon de dépression prenait l’avantage sans rencontrer la moindre résistance.

Je ne dis rien à mes parents. Je ne pouvais supporter de leur apprendre que la bataille qu’ils avaient livrée pour me donner la meilleure chance possible de survie avait peut-être abouti à me rendre maintenant infirme. J’essayai de contacter le cancérologue qui m’avait traité sur la Côte dorée, mais mes appels téléphoniques s’enlisèrent dans le marais de musique préenregistrée du système de filtrage automatique, et on ignora mon courrier électronique. Je parvins à voir seul le docteur Ash, qui écouta poliment ma théorie, mais elle refusa de m’envoyer à un neurologue alors que mes symptômes étaient uniquement psychologiques : les tests d’urine et de sang ne révélaient aucun des signes classiques de la dépression clinique.

Les périodes de lucidité se firent plus courtes. Je passais de plus en plus de temps chaque jour dans mon lit, à fixer l’autre bout de ma chambre plongée dans l’obscurité. Mon désespoir était si monotone et si totalement déconnecté de la réalité qu’il était, dans une certaine mesure, émoussé par sa propre absurdité : personne, parmi ceux que j’aimais, ne venait d’être massacré, mon cancer avait presque certainement été vaincu, et je pouvais toujours faire la différence entre ce que j’éprouvais et la logique incontestable du chagrin réel, ou de la peur véritable.

Mais je n’avais aucun moyen de me défaire de cette mélancolie et de ressentir ce que je voulais précisément. Ma seule liberté se ramenait à un choix entre la recherche de justifications à ma tristesse — en me berçant de l’illusion qu’il s’agissait d’une réaction personnelle parfaitement naturelle face à quelque complainte complètement artificielle — ou le reniement de celle-ci comme d’un corps étranger, imposé de l’extérieur, qui m’enfermait dans une coquille émotionnelle aussi inutile et peu réceptive qu’un corps paralysé.

Jamais mon père ne m’accusa de faiblesse ou d’ingratitude ; il se contenta de se retirer silencieusement de ma vie. Ma mère continua à tenter de m’atteindre, de me réconforter ou de me provoquer, mais je parvins à un point où je pouvais à peine serrer sa main en guise de réponse. Je n’étais pas à proprement parler paralysé ou aveugle, muet ou simple d’esprit. Mais tous ces mondes flamboyants que j’avais autrefois habités — physiques et virtuels, réels et imaginaires, intellectuels et émotionnels — m’étaient devenus invisibles et impénétrables. Plongés dans le brouillard, dans les excréments, dans la cendre.

Le temps que je sois admis dans un service de neurologie, et les régions mortes de mon cerveau étaient clairement visibles à l’IRM. Mais rien n’aurait probablement pu stopper le processus, même s’il avait été diagnostiqué plus tôt.

Et il était certain que personne n’avait le pouvoir de s’infiltrer dans mon crâne pour y restaurer la machinerie du bonheur.

2.

Le réveil me tira du sommeil à dix heures, mais il me fallut trois heures de plus pour conjurer assez d’énergie pour remuer. Je rejetai les draps et m’assis sur le bord du lit, en marmonnant sans conviction des obscénités et en essayant de dépasser l’inéluctable conclusion que ça n’en valait pas la peine. J’aurais beau me hisser aujourd’hui sur les plus hautes cimes du succès (réussir à aller faire des courses, et en plus à acheter autre chose qu’un repas surgelé) et bénéficier de la meilleure des fortunes (le virement de mon allocation par la compagnie d’assurance avant la date d’exigibilité du loyer), je me réveillerais le lendemain dans les mêmes dispositions.

Pas de remède, pas d’avenir. Ma vie résumée en six mots. Mais j’avais accepté cela depuis longtemps ; pour éprouver une déception, encore y fallait-il un sujet. Et je n’avais aucune raison de rester assis ici à ressasser des vieilles lunes pour la millième fois.

Pas vrai ?

Et merde. Circulez ! Rien à voir !

J’avalai ma médication « matinale », les six capsules que j’avais sorties la veille sur ma table de nuit, puis allai dans les toilettes pour uriner d’un jet jaune vif, principalement composé des métabolites de la dose précédente. Aucun antidépresseur ne pouvait m’envoyer au Paradis du Prozac, mais cette merde maintenait ma dopamine et ma sérotonine à des niveaux suffisants pour m’épargner la catatonie totale — ainsi que la nourriture liquide, les bassins et les bains à l’éponge.

Je m’aspergeai le visage avec de l’eau et essayai de trouver une excuse pour sortir de l’appartement alors que le congélateur était toujours à moitié plein. Si je restais à l’intérieur toute la journée, sans me laver ni me raser, je me sentirais encore plus mal : visqueux et léthargique, comme une sorte de pâle sangsue parasite. Mais cela pouvait bien prendre une semaine ou plus avant que la pression du dégoût ne soit assez forte pour me faire bouger.

Je regardai dans le miroir. Le manque d’appétit faisait plus que compenser l’absence d’exercice — j’étais aussi insensible au réconfort des féculents qu’au bien-être de la course à pied — et je pouvais compter mes côtes sous la peau flasque de ma poitrine. J’avais trente ans et l’air d’un vieil homme décharné. Je pressai mon front contre la fraîcheur de la glace, en réponse à un ancien instinct atrophié suggérant qu’il pourrait y avoir quelque miette de plaisir à extraire de la sensation. Mais non.

Dans la cuisine, j’aperçus de la lumière sur le téléphone : un message m’attendait. Je retournai dans la salle de bains, m’assis par terre et tentai de me convaincre que ce n’était pas forcément de mauvaises nouvelles. Que personne n’était mort. Et que mes parents ne pouvaient pas se séparer une deuxième fois.

Je m’approchai du téléphone et allumai l’écran d’un signe de main. En médaillon apparut l’image d’une femme d’âge moyen, d’aspect sévère, que je ne connaissais pas. L’expéditeur était un certain docteur Z. Durrani, du département de génie biomédical de l’université du Cap, et le sujet, « Nouvelles techniques de neuroplastie prothétique reconstructive ». Ça changeait ; la plupart des gens feuilletaient les rapports sur mon état clinique en leur accordant si peu d’attention qu’ils supposaient que j’étais légèrement débile. Je ressentis un rafraîchissant manque d’antipathie — ce que je pouvais éprouver de plus proche du respect — pour le docteur Durrani. Mais tout le zèle qu’elle pourrait déployer n’empêcherait pas le traitement lui-même d’être un mirage.

L’absence de faute du Health Palace avait été reconnue dans un compromis qui me laissait avec une allocation égale au salaire minimum, plus le remboursement des dépenses médicales approuvées ; je n’avais pas reçu d’un coup une somme astronomique que je pouvais dépenser comme je le voulais. Néanmoins, la compagnie d’assurance pouvait décider de prendre en charge intégralement les soins susceptibles de me rendre financièrement autosuffisant. La valeur d’une telle procédure pour Global Assurance — le coût total pour subvenir à mes besoins jusqu’à ma mort — ne cessait de diminuer, mais c’était aussi vrai des financements pour la recherche médicale, dans le monde entier. La nouvelle de l’existence de mon cas avait circulé.

La plupart des traitements qu’on m’avait proposés jusqu’ici mettaient en œuvre des produits pharmaceutiques nouveaux. Les médicaments m’avaient libéré de l’hospice, mais quant à escompter qu’ils me transforment en un gentil petit salarié heureux de l’être, autant espérer qu’un onguent fasse repousser des membres amputés. Du point de vue de Global Assurance, cependant, aligner de l’argent pour quoi que ce fût de plus sophistiqué signifiait jouer une somme bien plus importante — et à cette pensée mon gestionnaire de sinistre se ruait sans aucun doute vers sa base de données actuarielle. Pourquoi engager des dépenses irréfléchies quand il y avait toujours de bonnes chances que je me suicide avant cinquante ans ? Ça valait encore la peine d’essayer les combines bon marché, même si elles étaient très aléatoires, mais une proposition suffisamment radicale pour avoir une perspective de résultat ne pouvait certainement pas passer l’analyse coûts/bénéfices.

Je m’agenouillai près de l’écran, la tête dans les mains. Je pouvais effacer le message sans le lire et m’épargner la frustration de savoir exactement ce que j’avais laissé passer… mais demeurer dans l’ignorance ne serait alors guère mieux. J’appuyai sur le bouton lecture et regardai ailleurs ; rencontrer le regard de quelqu’un, même sur un enregistrement, me remplissait d’une honte intense. J’en comprenais la raison : la signalisation des signifiés non verbaux positifs nécessitait un câblage neural qui avait disparu depuis longtemps, mais celle des réactions de rejet ou d’hostilité empruntait des canaux qui étaient non seulement restés intacts mais avaient gagné du terrain et développé une hypersensibilité qui comblait le vide d’un signal fortement négatif, indépendamment de la réalité.

J’écoutai aussi attentivement que possible le docteur Durrani expliquer son travail sur des patients victimes d’attaque. La procédure standard consistait en des greffes neurales à base de cultures tissulaires, mais elle y avait substitué l’injection d’une mousse de polymère soigneusement adaptée dans la région endommagée. La mousse relâchait des facteurs de croissance qui attiraient les axones et les dendrites des neurones voisins, et le polymère lui-même était conçu pour fonctionner comme un réseau d’interrupteurs électrochimiques. Par l’intermédiaire de microprocesseurs éparpillés dans la mousse, le réseau initialement amorphe était tout d’abord programmé pour reproduire génériquement les actions des neurones perdus, puis réglé plus finement pour le rendre compatible avec le bénéficiaire du traitement.

Le docteur Durrani énuméra ses triomphes : restauration de la vue, de la parole, de la mobilité, de la continence, des capacités musicales. Mon propre déficit, mesuré en nombre de neurones perdus, ou de synapses, ou en centimètres cubes bruts — était d’un ordre de grandeur bien plus important que ceux qu’elle avait pu jusque-là combler. Mais cela ne faisait que rendre le défi plus intéressant.

J’attendais presque stoïquement le petit hic, de six ou sept chiffres. « Si vous pouvez payer votre voyage et le coût d’un séjour de trois semaines à l’hôpital, mes crédits de recherche couvriront le traitement proprement dit », fit la voix venant de l’écran.

Je me repassai ces mots une douzaine de fois, en essayant de leur trouver une interprétation moins favorable — une tâche à laquelle j’excellais d’habitude. Comme j’y échouai, je m’armai de courage et envoyai un courrier électronique à l’assistant de Durrani au Cap, pour demander des éclaircissements.

Il n’y avait pas erreur. Pour le coût annuel des médicaments qui me maintenaient à peine conscient, on m’offrait une chance de retrouver mon intégrité pour le reste de mon existence.

*

* *

L’organisation d’un voyage en Afrique du Sud dépassait complètement mes possibilités mais une fois que Global Assurance eut compris l’occasion qui s’offrait à eux, la machinerie se mit en branle sur deux continents pour suppléer à mes lacunes. Tout ce que j’avais à faire, c’était de résister à l’impulsion de tout annuler. J’étais déjà suffisamment préoccupé à la pensée d’être hospitalisé, de me retrouver de nouveau impuissant, mais quand je songeais au potentiel de la prothèse neurale elle-même, c’était comme d’avoir le regard fixé sur le calendrier à la date d’un Jugement Dernier séculier. Le 7 mars 2023, je serais admis dans un monde infiniment plus grand, plus riche, meilleur… ou bien la preuve serait faite que mes lésions étaient irréversibles. Et d’une certaine manière, même la disparition définitive de l’espoir était une perspective bien moins terrifiante que son alternative ; elle était tellement plus proche de ma situation actuelle, tellement plus facile à imaginer. La seule vision de bonheur que je parvenais à conjurer était celle de moi enfant, en train de courir joyeusement, de me volatiliser dans la lumière du soleil — ce qui était très mignon et évocateur mais manquait un peu de détails réalistes. Si j’avais voulu être un rayon de soleil, j’aurais pu me trancher les poignets n’importe quand. Je souhaitais un travail, une famille. J’aspirais à un amour ordinaire et à des ambitions modestes — parce que je savais que c’était cela qui m’avait été dénié. Mais je ne pouvais pas plus imaginer cet avènement que me représenter la vie quotidienne dans un espace à vingt-six dimensions.

Je ne dormis pas de la nuit précédant mon envol, à l’aube, de Sydney. Une infirmière psychiatrique m’escorta à l’aéroport, mais on m’épargna l’humiliation d’un surveillant assis à mes côtés durant tout le voyage vers le Cap. Pendant le vol, je passai mes moments de veille à lutter contre la paranoïa, à résister à la tentation d’inventer des raisons pour toute la tristesse et l’anxiété qui déferlaient dans mon crâne. Personne dans l’avion ne me regardait avec dédain. La technique de Durrani ne se révélerait pas une supercherie. Je réussis à couper court à ces délires « explicatifs »… mais comme toujours, il me restait impossible d’altérer mes sentiments, ou même de définir une limite claire entre ma tristesse purement pathologique et l’anxiété parfaitement raisonnable que n’importe qui ressentirait à la veille d’une opération chirurgicale radicale du cerveau.

Ne serait-ce pas la félicité absolue que de ne pas avoir à lutter tout le temps pour faire la différence ? Au diable le bonheur ; même un avenir de souffrance misérable serait un triomphe, à condition de savoir que celle-ci avait toujours une raison.

*

* *

Luke De Vries, l’un des post-doctorants de Durrani, vint me chercher à l’aéroport. Il paraissait vingt-cinq ans, et il émanait de lui cette sorte d’assurance qu’il m’était très difficile de ne pas prendre pour du mépris. Je me sentis immédiatement pris au piège et sans défense ; il avait tout arrangé et c’était comme de s’engager sur un tapis roulant. Mais je savais que si j’avais été laissé à moi-même, tout le processus se serait enrayé.

Il était minuit passé lorsque nous parvînmes à l’hôpital, situé dans les faubourgs du Cap. Lors de la traversée du parc de stationnement, le bruit des insectes sonnait faux, l’air exhalait d’une manière indéfinissable une senteur étrangère, les constellations semblaient d’astucieuses contrefaçons. Je m’affaissai à l’approche de l’entrée et me retrouvai à genoux.

« Eh ! » De Vries s’arrêta et m’aida à me relever. Je tremblais de peur, et aussi de honte au spectacle que j’offrais de moi-même.

« C’est contraire à ma thérapie d’évitement.

– D’évitement ?

– Fuir les hôpitaux à tout prix. »

De Vries rit, mais je n’avais aucun moyen de savoir si ce n’était pas simplement pour me flatter. Reconnaître qu’on a déclenché une réelle hilarité provoque du plaisir, les canaux correspondants étaient donc tous morts.

« Nous avons dû amener la dernière patiente sur un brancard, dit-il. Elle est ressortie à peu près aussi assurée sur ses jambes que vous l’êtes actuellement.

– C’était si grave ?

– Sa hanche artificielle lui causait des problèmes. Mais pas de notre fait. »

Nous montâmes les marches et pénétrâmes dans le hall vivement éclairé.

*

* *

Le lendemain matin — lundi 6 mars, la veille de l’opération —, je rencontrai la majorité de l’équipe chirurgicale qui accomplirait la première partie, purement mécanique, de la procédure : le nettoyage complet des cavités inutiles laissées par les neurones morts, l’ouverture forcée, à l’aide de bulles minuscules, des espaces vides qui auraient été comprimés et fermés, puis le remplissage de cet ensemble de forme bizarre avec la mousse de Durrani. En plus du trou déjà réalisé dans mon crâne pour la dérivation, dix-huit années auparavant, ils devraient probablement en percer deux autres.

Une infirmière me rasa les cheveux et colla cinq points de repère sur la peau nue, puis je passai mon après-midi au scanneur. L’image tridimensionnelle finale des espaces morts de mon cerveau ressemblait à une carte de spéléo, un enchaînement de cavernes avec chutes de pierres et tunnels éboulés en prime.

Durrani elle-même vint me voir dans la soirée. « Pendant que vous serez encore sous anesthésie, expliqua-t-elle, la mousse durcira et les premières connexions s’établiront avec le tissu environnant. Puis les microprocesseurs donneront l’instruction au polymère de former le réseau que nous avons sélectionné, et qui servira de point de départ. »

Je dus me forcer pour parler ; toutes les questions que je posais — quelle que soit la politesse avec laquelle je les énonçais, quelles que soient leur limpidité et leur pertinence — me semblaient aussi douloureuses et dégradantes que si je m’étais tenu nu devant elle en lui demandant d’ôter la merde collée dans mes cheveux. « Comment avez-vous déterminé le réseau ? Avez-vous numérisé un volontaire ? » Est-ce que j’allais commencer ma nouvelle vie en clone de Luke De Vries, hériter de ses goûts, de ses ambitions, de ses émotions ?

« Non, non. Il existe une base de données internationale de structures neurales saines — vingt mille cadavres de personnes décédées sans blessure à la tête. Elles sont plus détaillées qu’une tomographie ; ils ont congelé les cerveaux dans l’azote liquide, les ont tronçonnés à l’aide d’un microtome à pointe de diamant, puis ont coloré les coupes et les ont photographiées au microscope électronique. »

Mon esprit recula à la pensée du nombre d’exaoctets qu’elle évoquait en passant ; j’avais totalement perdu contact avec l’informatique. « Vous utiliserez donc une sorte de composite extrait de la base de données ? Vous me donnerez une sélection de structures typiques, prises chez diverses personnes ? »

C’était suffisamment proche de la vérité et Durrani faillit laisser passer, mais elle était visiblement à cheval sur les détails et n’avait pas jusque-là insulté mon intelligence. « Pas tout à fait. Ce sera plus une exposition multiple qu’un composite. Nous avons utilisé environ quatre mille enregistrements de la base de données — tous les hommes entre vingt et trente ans — et toutes les fois qu’on a observé qu’un neurone A possédait une connexion vers un neurone B chez un individu et vers C chez un autre… votre A sera connecté à la fois à B et à C. De sorte que vous vous retrouverez avec un réseau qui pourrait théoriquement être ramené à n’importe lequel de ceux qui ont servi à le construire — mais que vous réduirez en réalité à votre unique variante personnelle. »

Ça paraissait mieux que la version clonage émotionnel ou collage à la Frankenstein ; je serais une sculpture tout juste dégrossie, avec des traits restant à affiner. Mais…

« Réduire comment ? Comment passerai-je de la potentialité d’être pratiquement n’importe qui à… ? » À quoi ? La résurrection de la personne que j’étais à douze ans ? Ou celle de trente ans que j’aurais dû être, appelée à l’existence sous la forme d’un nouveau mixage des quatre mille inconnus décédés ? Je perdais le fil, en même temps que le peu de foi que j’avais eu de tenir des propos sensés.

Durrani semblait elle-même envahie par un léger malaise — pour ce que mon jugement valait en la matière. « Il devrait y avoir des parties encore intactes de votre cerveau, dit-elle, qui portent une trace de ce qui a disparu. Des souvenirs d’expériences formatrices, la mémoire de choses qui vous faisaient plaisir, des fragments de structures innées qui ont survécu au virus. La prothèse sera automatiquement conduite vers un état compatible avec tout le reste de votre cerveau — elle va se trouver en interaction avec tous ces autres systèmes, et les connexions qui fonctionnent le mieux dans ce contexte seront renforcées. » Elle réfléchit un instant. « Imaginez une sorte de membre artificiel, imparfaitement modelé au début, qui s’ajusterait au fur et à mesure de son utilisation par vous : s’étirant quand il n’arrive pas à attraper ce que vous essayez d’atteindre, se rétractant quand il rencontre quelque chose de manière inattendue… jusqu’à ce qu’il prenne la taille et la forme précises du membre fantôme que vos mouvements impliquent. Qui n’est lui-même rien d’autre que l’image de la chair et des os perdus. »

C’était une métaphore attrayante, bien qu’il fût difficile de croire que mes souvenirs jaunis contenaient suffisamment d’information pour reconstruire leur fantôme de propriétaire dans le moindre détail — que tout le puzzle de ma personnalité passée et potentielle pouvait être reconstitué à partir de quelques indices éparpillés et des pièces en vrac de quatre mille autres portraits du bonheur. Mais le sujet gênait au moins l’un de nous deux, et je n’insistai pas.

Je réussis à poser une dernière question. « À quoi cela va-t-il ressembler, avant que tout ceci n’arrive ? Lorsque je me réveillerai après l’anesthésie et que toutes les connexions seront encore intactes ?

– Ça, je n’ai aucun moyen de le savoir, confessa-t-elle, avant que vous ne me le disiez. »

*

* *

Quelqu’un répétait mon nom, d’une manière rassurante mais insistante. Je m’éveillai un peu plus. Mon cou, mes jambes, mon dos me faisaient souffrir, et mon estomac était contracté par la nausée.

Mais le lit était chaud et les draps moelleux. C’était bon de rester allongé comme ça.

« Nous sommes mercredi après-midi. L’opération s’est bien passée. »

J’ouvris les yeux. Durrani et quatre de ses étudiants étaient rassemblés au pied de mon lit. Je les fixai, surpris : son visage que j’avais un jour considéré comme « sévère » et « rébarbatif » était… fascinant, magnétique. J’aurais pu la contempler pendant des heures. Puis je jetai un coup d’œil à Luke De Vries, qui se tenait à côté d’elle. Il était tout aussi extraordinaire. Je me tournai tour à tour vers chacun des trois autres étudiants. Chacun d’eux était également ensorcelant ; je ne savais plus où donner de la tête.

« Comment vous sentez-vous ? »

J’avais perdu la parole. Le visage de ces gens était si lourd de sens, si fascinant que je n’avais aucun moyen d’isoler un quelconque facteur : ils paraissaient tous sages, extatiques, beaux, réfléchis, attentifs, compatissants, tranquilles, vibrants… un bruit blanc de qualités, toutes positives mais en dernier ressort incohérentes.

Et comme je sautais sans pouvoir m’en empêcher d’un visage à l’autre, luttant pour en faire émerger une signification, celle-ci commença finalement à se cristalliser — comme des mots sur lesquels on effectuerait une mise au point, bien que ma vue n’eût jamais été troublée.

« Est-ce que vous souriez ? demandai-je à Durrani.

– Légèrement. » Elle hésita. « Il existe des tests standards, des images modèles pour cela, mais… décrivez-moi s’il vous plaît mon expression. Dites-moi ce que je suis en train de penser. »

Je répondis naturellement, comme si elle m’avait demandé de déchiffrer un optotype. « Vous êtes… curieuse ? Vous écoutez attentivement, vous êtes intéressée, et vous… espérez que quelque chose de bon va se produire. Et vous souriez parce que vous pensez que c’est ce qui va se passer. Ou parce que vous ne pouvez tout à fait croire que c’est déjà arrivé. »

Elle opina, avec un sourire plus catégorique. « Bien. »

Je n’ajoutai pas que je la trouvais maintenant d’une beauté renversante, presque douloureuse. Mais j’éprouvais la même chose pour toutes les personnes présentes, hommes ou femmes : la brume d’humeurs contradictoires que j’avais déchiffrée dans leurs visages s’était estompée, mais avait laissé derrière elle un éclat à couper le souffle. J’estimais cela légèrement alarmant — c’était trop général, trop intense — bien que d’une certaine manière cela parût presque une réponse aussi naturelle que l’éblouissement d’un œil adapté à l’obscurité. Et après dix-huit années pendant lesquelles tout visage avait été synonyme de laideur, je n’étais pas disposé à me plaindre de la présence de cinq personnes qui ressemblaient à des anges.

« Est-ce que vous avez faim ? » me demanda Durrani.

Je dus faire un effort de réflexion. « Oui. »

L’un des étudiants alla chercher un repas préparé, plus ou moins la même chose que le déjeuner que j’avais eu le lundi : de la salade, un petit pain, du fromage. J’attrapai le pain et en pris une bouchée. La texture m’en était parfaitement familière ; le goût n’avait pas changé. Deux jours auparavant, j’aurais mâché et avalé la même chose avec l’habituel dégoût léger que toute nourriture induisait en moi.

Des larmes chaudes roulèrent sur mon visage. Ce n’était pas d’extase ; l’expérience était aussi étrange et douloureuse que de boire dans une fontaine avec des lèvres si parcheminées que leur peau se serait transformée en sel et en sang séché.

Aussi douloureuse, et aussi irrésistible. Lorsque j’eus vidé le plateau, j’en demandai un autre. Il était bon de manger, c’était normal, c’était nécessaire. « C’est assez », dit fermement Durrani après le troisième. Je frissonnais sous l’emprise du besoin d’en avoir encore ; elle était toujours surnaturellement belle, mais je hurlai contre elle, outré.

Elle me prit les bras, me fit tenir tranquille. « Cela va être difficile pour vous. Il y aura des crises comme celles-ci, des mouvements erratiques, jusqu’à ce que le réseau se stabilise. Vous devez essayer de rester calme, réfléchi. Vous n’êtes pas habitué à tout ce que la prothèse rend possible… mais c’est toujours vous qui gardez le contrôle. »

Je grinçai des dents et détournai le regard. À son contact, j’avais instantanément souffert d’une érection qui me mettait au supplice.

« C’est vrai. Je garde le contrôle. »

*

* *

Dans les jours qui suivirent, mes expériences avec la prothèse devinrent beaucoup moins crues, beaucoup moins violentes. Je pouvais presque me représenter les arêtes les plus dures, les moins adaptées du réseau en train de — métaphoriquement — s’éroder à l’usage. Manger, dormir, être avec d’autres personnes, tout cela restait intensément agréable mais ressemblait plus à un de ces impossibles rêves d’enfance à l’eau de rose qu’au résultat d’un bidouillage de mon cerveau à l’aide d’un fil électrique à haut voltage.

Bien sûr, la prothèse n’envoyait pas de signaux à mon cerveau pour lui faire éprouver du plaisir. C’était la partie de moi qui le ressentait — aussi parfaite que soit l’intégration du processus avec tout le reste : la perception, le langage, la cognition… le reste de moi-même. M’appesantir sur le sujet était dérangeant au premier abord, mais à la réflexion pas plus que l’expérience de pensée consistant à colorer en bleu toutes les régions organiques correspondantes d’un cerveau en bonne santé pour déclarer : « Ce sont elles qui ressentent le plaisir, pas vous ! »

On me fit passer toute une batterie de tests psychologiques — que j’avais pour la plupart déjà tous faits un grand nombre de fois auparavant, pour les évaluations annuelles de l’assurance — afin que l’équipe de Durrani puisse quantifier son succès. Peut-être la précision du contrôle de la main précédemment paralysée de la victime d’une attaque était-elle plus facile à mesurer objectivement, mais je dus faire exploser toutes les échelles de mesure de positivité d’affect. Et loin de constituer une source d’irritation, ces tests m’offrirent ma première opportunité d’utiliser la prothèse dans de nouvelles sphères — de ressentir le bonheur selon des modalités que je me souvenais à peine avoir expérimentées auparavant. On me demandait aussi bien d’interpréter des scènes, banalement rendues, de la vie domestique — qu’est-ce qui vient de se passer entre cet enfant, cette femme et cet homme ; qui se sent bien, qui mal ? — que des images renversantes de grandes œuvres d’art, de toiles complexes, allégoriques et narratives, ou d’élégants essais minimalistes de géométrie. J’écoutais aussi bien des fragments de conversation courante, et même de simples cris de joie ou de douleur, que des extraits de musique et de chansons de toutes les traditions, toutes les époques et tous les styles.

C’est alors que je me rendis finalement compte que quelque chose ne tournait pas rond.

Jacob Tsela me faisait entendre les fichiers audio et notait les réponses. Il était resté de marbre pendant la plus grande partie de la séance, évitant soigneusement tout risque de corruption des données qui aurait pu résulter de l’exposition de ses opinions. Mais après qu’il m’eut passé un morceau divin de musique classique européenne, à qui j’avais donné 20 sur 20, je saisis un éclair de désarroi dans son expression.

« Qu’y a-t-il ? Vous n’avez pas apprécié ? »

Tsela sourit sans se compromettre. « Ce que j’aime n’a aucune importance. Ce n’est pas cela que nous sommes en train de mesurer.

– J’ai déjà donné ma note ; vous ne pouvez plus m’influencer. »

Je l’implorai du regard ; j’avais désespérément besoin de communication, et de toute sorte. « J’ai été en dehors du monde pendant dix-huit années. Je ne sais même pas qui est le compositeur. »

Il hésita. « Bach. Et je suis entièrement d’accord avec vous : c’est sublime. » Il tendit la main vers l’écran tactile et continua l’expérience.

Qu’est-ce qui avait bien pu le désemparer ainsi ? Je sus immédiatement qu’elle était la réponse. J’avais été un imbécile de ne pas le remarquer auparavant, mais j’avais été trop absorbé par la musique elle-même.

Je n’avais pas mis une seule note en dessous de 18. Et le phénomène s’était déjà produit pour les arts visuels. J’avais hérité de mes quatre mille donneurs virtuels non pas le plus petit dénominateur, mais le spectre de goûts le plus large possible — et en dix jours, je n’avais toujours imposé aucune contrainte, aucune préférence personnelle.

Je trouvais sublime n’importe quelle œuvre d’art, n’importe quelle pièce de musique ; délicieuse n’importe quelle nourriture ; parfaite l’image qu’offrait quiconque à ma vue.

Peut-être qu’après un si long sevrage, j’absorbais toute parcelle de plaisir disponible mais que ce n’était qu’une question de temps avant que je ne sois parvenu à satiété et que je commence à discriminer, à concentrer mon intérêt, à le particulariser, comme tout le monde.

« C’est normal que je sois encore comme ça ? Omnivore ? » Je laissai échapper la question avec au début un ton de simple curiosité et à la fin une pointe de panique.

Tsela arrêta l’extrait qu’il était en train de passer — un chant qui aurait pu être albanais, marocain ou mongol pour ce que j’en savais, mais qui faisait se dresser mes cheveux dans le cou et m’envoyait au septième ciel. Comme tout ce qui l’avait précédé.

Il resta silencieux un instant, mettant en balance des obligations contradictoires. Puis il dit, avec un soupir : « Vous feriez mieux d’avoir une conversation avec Durrani. »

*

* *

Sur l’écran mural de son bureau, Durrani m’afficha l’histogramme, sur les dix derniers jours, du nombre quotidien de synapses artificielles de la prothèse ayant changé d’état — soit par formation de nouvelles connexions soit par rupture, affaiblissement ou renforcement de liaisons existantes. Les microprocesseurs incrustés gardaient la trace de ce type d’événements et une antenne agitée au-dessus de ma tête chaque matin recueillait les données.

Le premier jour avait été spectaculaire, avec l’adaptation de la prothèse à son environnement ; les quatre mille réseaux contributifs avaient beau avoir été parfaitement stables dans le crâne de leurs propriétaires, la version monsieur Tout-le-Monde dont on m’avait équipé n’avait jamais été reliée au cerveau de quiconque auparavant.

Le deuxième jour avait vu environ la moitié de cette activité, le troisième à peu près un dixième.

À partir du quatrième jour, cependant, il n’y avait plus rien que du bruit de fond. Mes souvenirs épisodiques, pour plaisants qu’ils fussent, étaient apparemment stockés ailleurs — puisque je ne souffrais manifestement pas d’amnésie — mais après la vague d’activité initiale, le câblage qui définissait ce qu’était le plaisir n’avait plus subi le moindre changement, la moindre amélioration.

« Si une tendance se dessine dans les prochains jours, nous devrions pouvoir l’amplifier, la pousser comme quand on fait s’écrouler un bâtiment instable une fois qu’on connaît la direction dans laquelle il a commencé à s’effondrer. » Durrani n’avait pas l’air d’y croire. Il s’était déjà écoulé trop de temps et le réseau ne montrait pas le moindre signe de vacillement.

« Quid des facteurs génétiques ? dis-je. Ne pouvez-vous lire mon génome et vous servir de cela pour restreindre le champ des possibilités ? »

Elle secoua la tête. « Ce sont au moins deux mille gènes qui jouent un rôle dans le développement neural. Ce n’est pas comme d’adapter un groupe sanguin ou un type de tissu ; n’importe qui dans la base de données aurait à peu près la même faible proportion de ces gènes en commun avec vous. Certaines personnes doivent bien sûr avoir été plus proches sur le plan du caractère — mais nous n’avons aucun moyen de les identifier génétiquement.

– Je vois.

– Nous pouvons arrêter complètement la prothèse, si vous le désirez, dit prudemment Durrani. Cela ne nécessiterait pas de chirurgie — nous nous contenterions de l’éteindre, et vous vous retrouveriez à votre point de départ. »

Je contemplai son visage radieux. Comment ferais-je marche arrière ? Quoi que pussent dire les tests et les histogrammes… Comment cela pouvait-il être un échec ? En dépit de toute la beauté inutile qui me submergeait, je n’étais pas aussi détraqué que je l’avais été lorsque ma tête débordait de leu-enképhaline. J’étais toujours capable d’éprouver de la peur, de l’anxiété, du chagrin ; les tests avaient mis en évidence des zones de ténèbres génériques, communes à tous les donneurs. Détester Bach ou Chuck Berry, Chagall ou Paul Klee m’était impossible, mais j’avais réagi aussi sainement que quiconque à des images de maladie, de famine ou de mort.

Et je n’étais pas insensible à mon destin, comme je l’avais été à mon cancer.

Mais quel allait être mon sort si je continuais à utiliser la prothèse ? Un bonheur générique, des ténèbres standard… la moitié de la race humaine me dictant mes émotions ? Pendant toutes les années que j’avais passées dans l’obscurité, ne m’étais-je pas avant tout raccroché à l’éventualité que je porte en moi une sorte de graine : une version de moi-même qui pourrait croître et se développer de nouveau en une personne vivante, si on lui en donnait la possibilité ? Et cet espoir ne s’était-il pas révélé infondé ? On m’avait offert l’étoffe dont sont faites les personnalités — et bien que je l’aie entièrement testée, bien que j’en aie admiré toutes les facettes, je ne m’étais rien approprié du tout. Toute la joie que j’avais éprouvée ces dix derniers jours avait été sans objet. J’étais tout juste une enveloppe morte, virevoltant dans la lumière des autres.

« Je pense que c’est ce que vous devriez faire. L’arrêter. »

Durrani leva la main. « Attendez. Si vous le désirez, nous pouvons encore essayer quelque chose. J’en ai discuté avec notre comité d’éthique, et Luke a commencé un travail préliminaire sur le logiciel… mais au final, ce sera à vous de décider.

– De faire quoi ?

– Le réseau peut être orienté dans n’importe quelle direction. Nous savons comment intervenir pour cela — pour briser la symétrie, faire en sorte que certaines choses deviennent une plus grande source de plaisir que d’autres. Ce n’est pas parce que cela ne s’est pas produit spontanément qu’on ne peut pas y arriver par d’autres moyens. »

Je ris, soudain pris de vertige. « Alors si j’accepte… votre comité d’éthique choisira la musique que j’aime, mes nourritures favorites et ma nouvelle vocation ? Ils décideront de qui je deviendrai ? » Serait-ce si terrible ? Alors que moi j’étais mort depuis longtemps, de donner maintenant la vie à une personne entièrement nouvelle ? D’offrir non pas simplement un poumon ou un rein, mais tout mon corps, des souvenirs sans importance et tout le reste, à un être humain construit arbitrairement de zéro — mais tout à fait fonctionnel ?

Durrani était scandalisée. « Non ! Nous ne songerions même pas à faire une chose pareille ! Nous pourrions programmer les microprocesseurs pour vous laisser contrôler l’enrichissement du réseau. Vous donner la faculté de choisir pour vous-même, consciemment et délibérément, ce qui vous rend heureux. »

*

* *

« Essayez de vous représenter les commandes », dit De Vries.

Je fermai les yeux. « Mauvaise idée, dit-il. Si vous en prenez l’habitude, cela limitera votre accès.

– D’accord. » Je regardai dans le vide. On entendait un passage grandiose de Beethoven sur le système audio du laboratoire ; il était difficile de se concentrer. Je luttai afin de visualiser la règle graduée stylisée, horizontale et rouge cerise, que De Vries avait construite ligne à ligne dans ma tête cinq minutes plus tôt. Et soudain, du statut de vague souvenir elle émergea de nouveau, en superposition à la pièce, aussi distincte qu’un objet réel, en bas de mon champ visuel.

« C’est bon. » Le curseur flottait aux environs du 19.

De Vries jeta un œil à un écran caché à ma vue. « Bien. Maintenant, essayez de baisser votre niveau d’appréciation. »

Je ris faiblement. Pousse-toi, Beethoven, comme avait dit Chuck Berry. « Mais comment ? Comment faire pour moins aimer quelque chose ?

– N’essayez même pas. Contentez-vous de déplacer le curseur vers la gauche. Visualisez le mouvement. Le logiciel surveille de près votre cortex visuel et repère vos perceptions imaginaires les plus fugaces. Persuadez-vous que vous le voyez bouger — et l’image obtempérera. »

C’est ce qui se passa. Je n’arrêtais pas de perdre brièvement le contrôle du curseur, comme s’il collait, mais je parvins à le manœuvrer jusqu’au 10 avant de cesser pour évaluer le résultat.

« Putain.

– Dois-je en déduire que ça marche ? »

J’opinai stupidement. La musique était toujours… agréable… mais le charme était complètement rompu. C’était comme d’écouter un discours galvanisant, et de se rendre compte à mi-chemin que l’orateur ne pense pas un mot de ce qu’il raconte — gardant intactes la poésie et l’éloquence originales, mais dépouillant l’ensemble de tout ce qui faisait sa force.

Je sentis la sueur perler sur mon front. Lorsque Durrani l’avait expliqué, tout ce projet m’avait paru trop bizarre pour être vrai. Et comme j’avais déjà échoué à m’imposer à la prothèse — malgré des milliards de connexions neurales directes et d’innombrables occasions laissées aux vestiges de mon identité pour interagir avec elle et la sculpter à mon image — j’avais craint d’être paralysé d’indécision lorsque le temps serait venu de faire un choix.

Mais je savais, sans l’ombre d’un doute, que je n’aurais pas dû me trouver dans un tel état de béatitude pour un morceau de musique classique que je n’avais jamais entendu auparavant ou tout au plus — puisqu’il était, paraît-il, connu et qu’on le passait partout — accidentellement une fois ou deux, sans qu’il m’ait le moins du monde ému.

Et maintenant, en quelques secondes, j’avais extirpé cette réaction incorrecte.

Il y avait toujours de l’espoir. J’avais encore une chance de me ressusciter. Simplement, je devrais le faire consciemment, d’un bout à l’autre.

De Vries, qui bricolait avec son clavier, dit d’un air réjoui : « Je vais coder avec des couleurs différentes des gadgets virtuels pour les principaux systèmes de la prothèse. Avec quelques jours de pratique, ça deviendra une seconde nature. Rappelez-vous seulement que certaines expériences impliqueront deux ou trois systèmes en même temps… alors si vous êtes en train de faire l’amour au son d’une musique qui retient trop l’attention à votre goût, assurez-vous de baisser le contrôle rouge, pas le bleu. » Il leva la tête et vit mon visage. « Hé, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez toujours le remonter après, si vous faites une erreur. Ou si vous changez d’avis. »

3.

Il était neuf heures à Sydney lorsque l’avion toucha le sol. Un samedi soir. Je pris un train pour le centre-ville, avec l’intention d’attraper la correspondance pour rentrer, mais quand je vis la multitude de gens qui descendaient à la gare de Town Hall, je mis ma valise dans une consigne automatique et les suivis dans la rue.

Il m’était arrivé quelques fois d’aller en ville, depuis le virus, mais jamais la nuit. Je me sentais comme revenu chez moi après avoir passé la moitié de mon existence dans un autre pays, après une réclusion solitaire dans une prison étrangère. Tout me désorientait d’une manière ou d’une autre. J’avais une impression troublante de déjà-vu à l’aspect de bâtiments qui semblaient avoir été fidèlement préservés mais n’étaient néanmoins pas tout à fait comme je me les rappelais, et un sentiment de vide à chaque fois que je tournais le coin d’une rue pour découvrir qu’un de mes points de repère personnels, une boutique ou une enseigne de mon enfance, avait disparu.

Je me tins à l’extérieur d’un pub, suffisamment près pour sentir mes tympans palpiter au rythme de la musique. Je voyais des gens à l’intérieur, qui riaient et dansaient, s’envoyaient de larges lampées de liquide, leurs visages brillant d’alcool et de camaraderie. Certains tout excités à la perspective d’une bagarre, d’autres à l’espoir de relations sexuelles.

Je pouvais m’introduire dans ce tableau, moi-même, maintenant. La cendre qui avait enseveli le monde s’était retirée ; j’étais libre de marcher où bon me semblait. Et je pouvais presque sentir les défunts cousins de ces fêtards — rendus à la vie comme harmoniques du réseau, résonnant au son de la musique et à la vue de leurs camarades — qui vociféraient sous mon crâne et réclamaient à grands cris que je les ramène au pays des vivants.

J’avançai d’un pas ou deux, puis fus distrait par quelque chose dans l’angle de mon champ visuel. Dans l’allée jouxtant le pub, un garçon de dix ou douze ans était assis, recroquevillé contre le mur, enfouissant son visage dans un sac en plastique. Après quelques inhalations, il releva la tête, les yeux morts et brillants, le sourire béat d’un chef d’orchestre aux lèvres.

Je reculai.

Quelqu’un me toucha l’épaule. Je pivotai et aperçus un homme à la figure radieuse. « Jésus t’aime, mon frère ! Ta quête est terminée. » Il me mit brusquement un prospectus dans la main. Je fixai son visage, et son état m’apparut dans toute sa transparence : il avait découvert par hasard un moyen de produire la leu-enképhaline à volonté — mais il l’ignorait, alors il avait décidé que la responsabilité en incombait à quelque source divine. Je ressentis un serrement de cœur, d’horreur et de pitié. Moi, j’avais au moins eu connaissance de ma tumeur. Et même le gamin défoncé de l’allée savait qu’il ne faisait rien d’autre que respirer de la colle.

Et les gens dans le pub ? Est-ce qu’ils savaient ce qu’ils faisaient ? La musique, la camaraderie, l’alcool, le sexe… où se trouvait la limite ? Quand un bonheur justifié se transformait-il en quelque chose d’aussi vide, d’aussi pathologique que cela l’était pour cet homme ?

Je trébuchai en m’éloignant et me dirigeai vers la gare. Tout autour de moi, les gens riaient et criaient, se tenaient la main, s’embrassaient… et je les regardais comme s’ils étaient des mannequins d’anatomie écorchés, révélant des milliers de muscles imbriqués dans un fonctionnement commun alliant fluidité et précision. Enfouie tout au fond de moi, la machinerie du bonheur reconnaissait ses semblables, encore et toujours.

Je ne doutais plus maintenant que Durrani ait réellement rassemblé dans mon cerveau jusqu’au plus petit lambeau de l’aptitude humaine à la joie. Mais pour en revendiquer la moindre parcelle, je devrais digérer — plus profondément que la tumeur ne m’y avait forcé — le fait que le bonheur en lui-même ne signifiait rien. Sans lui, la vie était insupportable, mais il était insuffisant comme fin en soi. J’étais libre de choisir ses causes — et de vivre heureux avec mes choix — mais quoi que je ressente une fois que j’aurais amorcé la naissance de ma nouvelle personnalité, il resterait la possibilité que toutes mes décisions aient été erronées.

*

* *

Global Assurance m’avait donné jusqu’à la fin de l’année pour me reprendre en mains. Si mon évaluation psychologique annuelle montrait que le traitement de Durrani avait réussi — que j’eusse réellement un emploi ou non —, je serais livré aux bons soins encore plus parcimonieux des derniers vestiges privatisés de la sécurité sociale. Je m’avançai donc en vacillant dans la lumière, pour essayer de me repérer.

Le jour de mon retour, je m’éveillai à l’aube. Je m’installai au téléphone et commençai à fouiller. Mon ancien espace de travail sur le réseau avait été archivé : aux prix actuels, les frais de stockage ne représentaient qu’une dizaine de cents par an et j’avais toujours un crédit de trente-six dollars et vingt cents sur mon compte. Ce fossile informationnel avait traversé sans dommages, d’une entreprise à l’autre, quatre fusions-acquisitions. En décodant les formats de données obsolètes à l’aide d’un éventail d’outils divers, j’exhumai dans le présent des fragments de ma vie révolue et les examinai, jusqu’à ce que cela devienne trop douloureux pour continuer.

Le jour suivant, je passai douze heures à nettoyer l’appartement, briquant le moindre recoin — en écoutant mes téléchargements njari et en ne m’arrêtant que pour manger avec voracité. Et bien que j’eusse pu réformer mon goût pour le ramener à celui d’un enfant de douze ans accro à tout ce qui était salé, je choisis — aux antipodes du masochisme et avec plus de pragmatisme que de vertu — de n’avoir de faiblesse que pour les fruits, et rien de plus toxique.

Dans les semaines qui suivirent, je pris du poids à une vitesse réconfortante même si, en me regardant dans le miroir ou en utilisant un logiciel de déformation fonctionnant sur le téléphone, je m’étais aperçu que je pourrais être heureux avec presque n’importe quel type de corps. La base de données devait avoir contenu des gens possédant une palette étendue d’images idéales d’eux-mêmes, ou qui étaient morts parfaitement satisfaits de leur apparence.

De nouveau, je choisis le pragmatisme. J’avais pas mal de choses à rattraper, et je ne voulais pas mourir à cinquante-cinq ans d’un infarctus si je pouvais l’éviter. Il ne servait à rien non plus de se fixer un objectif inaccessible ou absurde, de sorte qu’après m’être graphiquement transformé en obèse et y avoir mis un zéro pointé, je fis de même pour le style Schwarzenegger. Je choisis un corps mince, solidement charpenté — tout à fait dans les limites du possible selon le logiciel — et lui mis 16 sur 20. Puis je commençai à courir.

Je m’y attelai tout d’abord lentement, et si je me raccrochais à l’image de moi-même enfant, fonçant sans effort à travers les rues, je fis tout de même attention à ne jamais amplifier le plaisir de la course au point de masquer les blessures qui en résultaient. Lorsque j’allai à la pharmacie en traînant la jambe pour y chercher une pommade, je découvris qu’ils vendaient des modulateurs de prostaglandine, des composés anti-inflammatoires censés minimiser les dégâts sans empêcher les processus vitaux de réparation. J’étais sceptique, mais le truc avait l’air de faire du bien ; le premier mois fut quand même douloureux, mais je ne me retrouvai ni handicapé par un œdème naturel ni suffisamment indifférent aux signaux d’alarme pour me froisser ne fût-ce qu’un muscle.

Et une fois mon cœur, mes poumons et mes jambes sortis à la dure de leur état d’atrophie, cela devint agréable. Je courais une heure tous les matins, en me faufilant à travers les petites rues du quartier, et le dimanche après-midi je faisais le tour de la ville elle-même. Je n’essayais pas d’améliorer constamment mes temps ; je n’avais aucune ambition dans l’athlétisme. Je voulais simplement exercer ma liberté.

Bientôt, l’acte de courir se fondit en une sorte de tout sans défaut. Je pouvais savourer le bruit sourd de mon cœur et la sensation de mes membres en mouvement, ou laisser ces détails s’estomper en un murmure de satisfaction et me contenter de regarder le paysage, comme dans un train. Et la reconquête de mon corps amorça celle des faubourgs, un par un. Des bouts de forêt accrochés à la rivière Lane Cove à la laideur éternelle de Parramatta Road, je sillonnai Sydney comme un arpenteur dément, revêtant le décor de géodésiques invisibles pour le dessiner ensuite dans ma tête. Mes pas martelaient la traversée des ponts de Gladesville et d’Iron Cove, de Pyrmont, de Meadowbank et du port lui-même, dont je défiais les planches de se dérober sous mes pieds.

J’endurai des moments de doute. Je n’étais pas grisé par les endorphines — je ne me poussais pas si fort — mais ça semblait néanmoins trop beau pour être vrai. Est-ce que c’était comme sniffer de la colle ? Peut-être mes ancêtres sur dix mille générations avaient-ils été récompensés par le même type de plaisir lorsqu’ils poursuivaient leur gibier, fuyaient le danger et traçaient la carte de leur territoire pour survivre, mais pour moi ce n’était qu’un passe-temps formidable.

Néanmoins, je ne me mentais pas à moi-même et je ne faisais de mal à personne. Je récupérai ces deux règles au cœur de l’enfant défunt qui se trouvait en moi, et continuai de courir.

*

* *

Trente ans était un âge intéressant pour faire sa puberté. Le virus ne m’avait pas littéralement castré, mais en éliminant le plaisir de l’imagerie sexuelle, de la stimulation génitale et de l’orgasme — et en ayant partiellement détruit les chemins de régulation hormonale qui descendaient de l’hypothalamus —, il ne m’avait rien laissé qui vaille la peine d’être décrit en matière de fonction sexuelle. Mon corps expulsait de la semence en spasmes sporadiques et dépourvus de jouissance — et sans les lubrifiants normalement sécrétés par l’excitation au niveau de la prostate, chaque éjaculation non désirée déchirait la paroi urétrale.

Lorsque tout cela changea, ce fut un choc violent — même dans mon état de relative décrépitude sexuelle. Par comparaison aux rêves humides de verre brisé, la masturbation était incroyablement formidable, et je n’avais aucune envie d’intervenir sur les contrôles pour en baisser l’intensité. Mais je n’aurais pas dû craindre que cela fasse disparaître le désir de la chose réelle ; je continuai à fixer ouvertement les gens dans la rue, les boutiques ou les trains, jusqu’à ce que par une combinaison de volonté, de pure terreur et d’ajustement de la prothèse, je réussisse à éliminer cette habitude.

Le réseau m’avait rendu bisexuel, et bien que j’eusse rapidement revu à la baisse mon niveau de désir par rapport à celui des membres les plus priapiques de la base de données, lorsqu’il s’agit de choisir entre homo et hétéro-sexualité, je me retrouvai en terrain mouvant. Le réseau ne se comportait pas comme une sorte de moyenne pondérée de sa population ; si cela avait été le cas, l’espoir originel de Durrani que les restes de mon architecture neurale personnelle pussent exercer une influence déterminante aurait été brisé à chaque fois que le vote se serait exprimé contre elle. De sorte que je n’étais pas simplement homosexuel à dix ou quinze pour cent ; les deux possibilités étaient présentes avec la même force, et la perspective d’éliminer l’une ou l’autre m’inquiétait autant, me semblait autant synonyme d’amputation que si j’avais vécu avec depuis des décennies.

Mais n’était-ce que la prothèse qui se défendait, ou en partie une réaction personnelle ? Je n’en avais pas la moindre idée. J’avais été un garçon de douze ans totalement asexué, même avant le virus ; j’avais toujours supposé que j’étais hétéro, et j’avais certainement trouvé quelques filles attrayantes, mais sans coups de foudre ou pelotages furtifs pour renforcer cette opinion purement esthétique. Je consultai les recherches les plus récentes mais toutes les affirmations de déterminisme génétique dont je me rappelais les gros titres avaient depuis été discréditées — de sorte que même si ma sexualité avait été déterminée à la naissance, aucun test sanguin ne pouvait me révéler maintenant ce qui serait advenu. Je recherchai même mes examens par RMN réalisés avant le traitement, mais ils n’avaient pas une résolution suffisante pour fournir une réponse neuro-anatomique directe.

Je ne désirais pas être bisexuel. J’étais trop âgé pour faire des expériences comme un adolescent ; il me fallait des certitudes, des fondations solides. Je voulais être monogame — et même si la monogamie est rarement un état atteint sans effort, je n’avais aucune raison de m’imposer des obstacles superflus. Alors qui allais-je assassiner ? Je connaissais le choix le plus simple… mais si tout se ramenait à savoir lequel, parmi ces quatre mille donneurs, me porterait sur le chemin de moindre résistance, quelle sorte de vie m’apprêtais-je à vivre ?

Peut-être était-ce une question sans intérêt. J’étais un puceau de trente ans avec un passé de maladie mentale, sans argent, sans perspectives d’avenir, sans entregent — et je pouvais toujours relever le niveau de satisfaction de mon seul choix actuel, et laisser tout le reste s’enfoncer dans le fantasme. Je ne me mentais pas à moi-même, je ne faisais de mal à personne. Il était en mon pouvoir de ne rien vouloir d’autre.

*

* *

J’avais remarqué la librairie, perdue dans une petite rue de Leichhardt, de nombreuses fois auparavant. Mais un dimanche de juin, alors que je passais devant pendant ma course, je vis un exemplaire de l’Homme sans qualités de Robert Musil dans l’étalage et je me sentis forcé de m’arrêter pour éclater de rire.

J’étais trempé de sueur dans l’humidité de l’hiver et n’entrai donc pas pour acheter le livre. Mais je jetai un coup d’œil au comptoir, par la vitrine, et repérai un panneau « offre d’emploi ».

Rechercher du travail non qualifié m’avait semblé futile ; le taux de chômage total était de quinze pour cent, celui des jeunes trois fois plus élevé, j’avais donc supposé qu’il y aurait mille autres candidats pour n’importe quel boulot : plus jeunes, moins coûteux, plus solides, et pouvant prouver leur santé mentale. J’avais certes repris mes études en ligne et ce n’était pas que je n’arrivais à rien rapidement, mais plutôt que je progressais partout lentement. Tous les domaines de connaissance qui m’avaient accroché lorsque j’étais enfant s’étaient développés d’un facteur cent, et bien que la prothèse m’accordât le bénéfice d’une énergie et d’un enthousiasme sans limites, une vie n’y aurait pas suffi. Je savais que si je voulais un jour choisir une carrière, je devrais sacrifier quatre-vingt-dix pour cent de mes centres d’intérêt, mais je n’avais pas encore trouvé le courage de porter le fer.

Je retournai à la boutique le lundi, à pied depuis la gare de Petersham. J’avais réglé mon niveau d’optimisme pour l’occasion, mais il crût spontanément quand j’appris qu’il n’y avait pas eu d’autres candidats. Le propriétaire était dans la soixantaine et venait de s’esquinter le dos ; il voulait quelqu’un pour déplacer les caisses et prendre le comptoir lorsqu’il était occupé à autre chose. Je lui dis la vérité : j’avais souffert d’une atteinte neurologique pendant mon enfance et ne m’étais rétabli que récemment.

Il m’engagea sur-le-champ, avec une période d’essai d’un mois. Le salaire de départ était exactement ce que j’obtenais de Global Assurance mais, si j’étais recruté de manière permanente, je recevrais légèrement plus.

Le travail n’était pas dur, et le propriétaire ne voyait pas d’inconvénient à ce que je lise dans l’arrière-boutique quand je n’avais rien à faire. J’aurais pu considérer que j’étais au paradis — dix mille ouvrages et pas de droits d’accès — mais je sentais parfois revenir la peur de la dissolution. Je dévorais tout et, à un certain niveau, je pouvais effectuer des jugements clairs : je savais distinguer les écrivains maladroits de ceux qui avaient du talent, ceux qui étaient honnêtes des faiseurs, ceux qui prenaient des sentiers battus de ceux qui avaient de l’inspiration. Mais la prothèse voulait toujours me faire tout apprécier, tout connaître, m’éparpiller sur toutes les étagères poussiéreuses jusqu’à ce que je ne sois plus personne, un fantôme dans la bibliothèque de Babel.

*

* *

Elle entra dans la librairie deux minutes après l’ouverture, le premier jour du printemps. En la regardant feuilleter les livres, je tentai de réfléchir clairement aux conséquences de ce que j’étais sur le point de faire. Des semaines durant, j’avais été au comptoir cinq heures par jour et avec tous ces contacts, j’avais espéré… quelque chose. Pas un amour sauvage et réciproque au premier regard, seulement une lueur minimale d’intérêt mutuel, la preuve la plus légère que je pourrais réellement désirer un être humain plus que les autres.

Ce n’était pas arrivé. Certains clients avaient superficiellement flirté, mais je voyais bien que ça ne voulait rien dire, que c’était simplement leur forme de politesse — et je n’avais rien ressenti de plus que s’ils avaient été d’une courtoisie inhabituelle mais néanmoins formelle. J’aurais pu tomber d’accord avec n’importe quel passant sur qui, selon les conventions en cours, avait belle allure, qui paraissait animé ou mystérieux, spirituel ou charmant, resplendissant de jeunesse ou rayonnant de sophistication… mais ça ne m’intéressait tout bonnement pas. Les quatre mille avaient tous aimé des personnes très différentes, et l’enveloppe des caractéristiques variées de ces dernières englobait l’espèce humaine tout entière. Cela ne changerait jamais, à moins que je ne fasse moi-même quelque chose pour briser la symétrie.

Alors, pendant la semaine qui venait de s’écouler, j’avais réglé tous les systèmes correspondants de la prothèse à trois ou quatre. Les gens étaient devenus à peine plus intéressants à regarder que des morceaux de bois. Maintenant, seul dans la boutique avec cette étrangère choisie au hasard, je remontai lentement le niveau sur les instruments de contrôle. Je dus lutter contre la boucle de rétroaction positive ; plus l’intensité était élevée, plus je voulais l’accroître mais je m’étais fixé des limites à l’avance et je m’y tins.

Le temps qu’elle choisisse deux livres et s’approche du comptoir, j’étais à moitié ivre de triomphe, à moitié malade de honte. J’avais enfin réussi à tirer un son pur du réseau ; ce que je ressentais à la vue de cette femme sonnait juste. Pour atteindre ce résultat, j’avais dû me livrer à des activités calculées, artificielles, bizarres et détestables… mais je n’avais pas trouvé d’autre solution.

Je lui adressai un sourire comme elle réglait les livres, qu’elle me rendit chaleureusement. Pas de bague ou d’alliance — mais je m’étais promis que je ne tenterais rien quoi qu’il arrive. C’était juste la première étape : remarquer quelqu’un, le faire ressortir au milieu de la foule. Je pourrais proposer quelque chose à la dixième, à la centième femme qui lui ressemblerait vaguement.

« Ça vous dirait d’aller prendre un café un de ces jours ? » dis-je.

Elle parut surprise, mais pas choquée. Hésitante, mais au moins un peu flattée de la proposition. Ma langue avait fourché et je me disais que ce ne serait pas si grave si cela ne menait nulle part, quand un trait de douleur me transperça la poitrine en provenance du tréfonds de ma personnalité déliquescente alors que je la regardais prendre sa décision. Il aurait sans doute suffi qu’une infime partie de tout cela transpire sur mon visage pour qu’elle m’amène en courant chez le vétérinaire le plus proche et m’y fasse abattre.

« Ce serait sympa, dit-elle. Au fait, je m’appelle Julia.

– Et moi Mark. » Nous nous serrâmes la main.

« Quand terminez-vous ?

– Ce soir ? À neuf heures.

– Ah.

– Et que diriez-vous de déjeuner ? C’est à quelle heure pour vous ?

– Une heure. » Elle hésita. « Il y a cet endroit juste au bout de la rue… près de la quincaillerie ?

– Ce serait parfait. »

Julia sourit. « Alors je vous y attendrai. Vers une heure dix. D’accord ? »

J’acquiesçai. Elle se retourna et sortit. Je la fixai, abasourdi, terrifié, euphorique. C’est simple, pensai-je. N’importe qui peut le faire. C’est comme de respirer.

Je me mis à hyperventiler. J’étais un adolescent émotionnellement attardé, et elle s’en apercevrait dans les cinq minutes. Ou pire, elle repérerait les quatre mille adultes cachés sous mon crâne à m’offrir leurs conseils.

J’allai aux toilettes pour vomir.

*

* *

Julia me dit qu’elle gérait une boutique de vêtements à quelques pâtés de maison de là. « Vous êtes nouveau à la librairie, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et qu’est-ce que vous faisiez auparavant ?

– J’étais au chômage. Depuis longtemps.

– Combien de temps ?

– Depuis la fin de mes études. »

Elle fit la grimace. « C’est criminel, non ? Eh bien, je fais ce que je peux. Je partage un poste, à mi-temps.

– Ah oui ? Et vous trouvez ça comment ?

– C’est merveilleux. Je veux dire que j’ai de la chance, c’est suffisamment bien payé pour que je puisse me débrouiller avec un demi-salaire. » Elle rit. « La plupart des gens supposent que j’ai une famille à élever. Comme si c’était la seule raison envisageable.

– Vous avez simplement envie d’avoir du temps ?

– Oui. C’est important, le temps. Je n’aime pas être bousculée. »

Nous déjeunâmes de nouveau ensemble deux jours plus tard, puis deux fois la semaine suivante. Elle parlait de la boutique, d’un voyage qu’elle avait fait en Amérique du Sud, d’une sœur qui se remettait d’un cancer du sein. Je faillis mentionner ma vieille némésis vaincue, la tumeur, mais je risquais de m’aventurer en terrain glissant et surtout de donner l’impression que je recherchais sa sollicitude. Chez moi, je restais rivé près du téléphone — je n’attendais pas un appel, mais je regardais les informations, pour être sûr d’avoir un autre sujet de conversation que moi-même. Qui est votre chanteur/auteur/artiste/ acteur favori ? Je n’en ai aucune idée.

Des visions de Julia me remplissaient la tête. Je voulais savoir ce qu’elle faisait à chaque seconde de la journée ; je désirais qu’elle soit heureuse, qu’elle soit en sécurité. Pourquoi ? Parce que je l’avais choisie elle. Mais… pourquoi m’étais-je senti forcé de trancher en faveur de qui que ce soit ? Parce qu’en définitive, la plupart des donneurs devaient avoir partagé cette caractéristique, avoir focalisé leur désir sur un individu particulier qui avait compté pour eux plus que tout autre. Pourquoi ? Ça se réduisait à une question d’évolution. Vous ne pouviez pas plus aimer et protéger toutes les personnes qui vous entouraient que vous ne pouviez coucher avec elles, et une combinaison judicieuse des deux attitudes s’était clairement montrée efficace pour la transmission des gènes. De sorte que mes émotions avaient la même ascendance que celles de tout le monde ; que pouvais-je demander de plus ?

Mais comment pouvais-je prétendre ressentir réellement quoi que ce soit pour Julia, alors qu’il me suffisait de déplacer quelques curseurs dans ma tête, à n’importe quel moment, pour faire disparaître ces sentiments ? Même si ce que j’éprouvais était suffisamment fort pour me retenir de vouloir toucher à ce cadran…

Certains jours, je pensais que ce devait être pareil pour tout le monde. Les gens décidaient, à moitié par hasard, de mieux connaître quelqu’un ; tout partait de là. Certaines nuits, je restais assis des heures, éveillé, à me demander si j’étais en train de me transformer en un esclave pathétique ou en un dangereux obsédé. Pouvais-je découvrir sur Julia la moindre chose de nature à m’éloigner d’elle, maintenant que je l’avais choisie ? Ou qui déclenche seulement la plus minime désapprobation ? Et si elle décidait, ou quand elle déciderait, de rompre, comment le prendrais-je ?

Nous allâmes dîner, puis partageâmes un taxi pour le retour. Je l’embrassai en lui souhaitant une bonne nuit sur le pas de sa porte. De retour dans mon appartement, j’ouvris quelques manuels d’éducation sexuelle sur le réseau, en me demandant comment je pouvais espérer cacher mon manque complet d’expérience. Tout semblait anatomiquement impossible ; j’aurais besoin de six années de gym rien que pour la position du missionnaire. Je m’étais refusé à me masturber depuis que je l’avais rencontrée ; fantasmer sur elle, l’imaginer sans son consentement me paraissait scandaleux, impardonnable. Après avoir succombé, je restai éveillé jusqu’à l’aube, à essayer de comprendre le piège dans lequel je m’étais moi-même enferré et à déterminer pourquoi je ne voulais pas en être libéré.

*

* *

Julia se pencha pour m’embrasser, toute transpirante. « C’était une bonne idée. » Elle s’enleva de dessus moi pour s’affaler sur le lit.

J’avais passé les dix dernières minutes à chevaucher le contrôle bleu, en essayant de m’empêcher de jouir sans perdre mon érection. J’avais entendu parler de jeux sur ordinateur sur le même thème. Maintenant, j’augmentais l’indigo pour une lueur d’intimité plus intense — et quand je la regardai dans les yeux, je sus qu’elle en voyait le résultat. Elle effleura ma joue de sa main. « Tu es quelqu’un de gentil. Tu le savais ?

– Je dois t’avouer quelque chose », dis-je. Gentil ? Je suis une marionnette, un robot, un phénomène de foire.

« Quoi ? »

Je ne pouvais pas parler. Cela parut l’amuser, puis elle m’embrassa. « Je sais que tu es homosexuel. Ce n’est pas un problème ; ça ne me dérange pas.

– Je ne suis pas homosexuel. » Ou plus ? « Quoique j’aurais pu l’être. »

Julia fronça les sourcils. « Homosexuel, bisexuel… ça m’est égal. Honnêtement. »

Je n’aurais plus longtemps à manipuler mes réactions, la prothèse était façonnée par tout ce qui se passait et dans quelques semaines, je pourrais la laisser se débrouiller. Je ressentirais alors, aussi naturellement que quiconque, toutes les choses que je devais actuellement choisir.

« À douze ans, j’ai eu un cancer », dis-je.

Je lui avouai tout. Je regardai son visage et y vis de l’horreur, puis un doute croissant. « Tu ne me crois pas ?

– Tu parais tellement détaché, fit-elle de façon hésitante. Dix-huit années ? Comment peux-tu dire “j’ai perdu dix-huit années” aussi simplement ?

– Comment voudrais-tu que je le dise ? Je n’essaie pas de me faire plaindre. Je veux juste que tu comprennes. »

Lorsque j’arrivai au jour de ma rencontre avec elle, mon estomac se noua de peur, mais je continuai de parler. Après quelques secondes, je vis des larmes dans ses yeux, et je me sentis comme poignardé.

« Je suis désolé. Je ne voulais pas te faire de peine. » Je ne savais pas si je devais essayer de l’étreindre ou m’en aller tout de suite. Je maintenais mon regard fixé sur elle mais la pièce flottait.

Elle sourit. « De quoi es-tu désolé ? Tu m’as choisie, je t’ai choisi. Cela aurait pu tourner de manière différente pour chacun de nous. Mais ça n’a pas été le cas. » Elle alla chercher ma main sous les draps. « Ça n’a pas été le cas. »

*

* *

Julia ne travaillait pas le samedi, mais moi je commençais à huit heures. Elle me dit au revoir en m’embrassant, ensommeillée, lorsque je partis à six ; je rentrai chez moi, en état d’apesanteur.

Tous ceux qui vinrent dans la boutique durent me voir arborer un large sourire niais, mais je les vis à peine. Je me représentais le futur. Je n’avais plus parlé à mes parents depuis neuf ans ; ils n’avaient même pas connaissance du traitement de Durrani. Mais maintenant, il semblait possible de tout réparer. Je pouvais aller les voir et leur dire : voici votre fils, de retour de chez les morts. Vous m’avez effectivement sauvé la vie, il y a bien des années.

J’avais un message de Julia sur le répondeur lorsque j’arrivai chez moi. Je résistai à l’envie de le visionner jusqu’à ce que j’aie commencé à faire cuire quelque chose sur la cuisinière ; il y avait une impression délicieusement perverse à me forcer à attendre, à imaginer par anticipation son visage et sa voix.

Je pressai le bouton lecture. Sa figure ne ressemblait pas tout à fait à ce que j’escomptais.

Je n’arrêtais pas de rater des choses et de stopper pour rembobiner. Des phrases isolées se fixèrent dans ma tête. Trop étrange. Trop pathologique. La faute de personne. Elle n’avait pas pris toute la mesure de mes explications la nuit dernière. Mais maintenant, elle avait eu le temps d’y réfléchir et ne désirait pas continuer une liaison avec quatre mille hommes morts.

Je m’assis par terre, essayant de décider quoi ressentir : la vague de douleur qui déferlait sur moi ou quelque chose de plus agréable, par choix. Je savais que je pouvais invoquer les contrôles de ma prothèse et me rendre heureux — heureux parce que j’étais de nouveau « libre », parce que j’étais mieux sans elle… parce que Julia était mieux sans moi. Ou même simplement parce que le bonheur ne signifiait rien, et que tout ce que j’avais à faire pour l’atteindre était d’inonder mon cerveau de leu-enképhaline.

Je restai assis à essuyer larmes et morve de mon visage, tandis que les légumes brûlaient. L’odeur me faisait penser à une cautérisation, une blessure que l’on referme.

Je laissai les choses suivre leur cours, ne touchai pas aux contrôles — mais savoir que j’aurais pu le faire changeait tout. Et je me rendis compte alors, même si j’allais voir Luke De Vries pour lui dire : « Je suis guéri maintenant ; reprenez votre logiciel ; je ne veux plus du pouvoir de choisir… », que je serais incapable d’oublier d’où provenait tout ce que je ressentais.

*

* *

Mon père est venu hier à l’appartement. Nous n’avons pas beaucoup parlé, mais il ne s’est pas encore remarié et il a plaisanté sur une virée à deux dans les boîtes de nuit.

J’espère du moins que c’était une plaisanterie.

En le regardant, je pensai : il est là dans ma tête, et ma mère aussi, et dix millions d’ancêtres, humains, proto-humains, éloignés au-delà de l’imaginable. Quelle différence quatre mille de plus faisaient-ils ? Chacun devait se forger sa vie à partir de cet héritage commun : mi-universel, mi-particulier ; endurci par une sélection naturelle sans répit, tempéré par l’arbitraire du hasard. J’en avais seulement vu les détails d’un peu plus près.

Et je pouvais continuer à le faire, à marcher sur la frontière sinueuse entre un bonheur vide de sens et un désespoir tout aussi dénué de signification. Peut-être avais-je eu de la chance ; peut-être la meilleure façon de se maintenir dans cette zone étroite était-elle de voir clairement ce qui se trouvait de chaque côté.

Quand mon père fut sur le point de s’en aller, il regarda par le balcon à travers les faubourgs denses de monde, jusqu’à la rivière Parramatta dans laquelle une gouttière déversait un magma visible d’essence et de détritus en provenance des rues et jardins environnants.

« Tu es content de ce quartier ? demanda-t-il d’un ton incertain.

– Je me sens bien, ici », dis-je.

Haut de page