Repères dans l'infini, entretien avec Jean-Pierre Andrevon (3/3)

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itw-andrevon-une3.jpgTroisième et dernière partie de l’interview-carrière de Jean-Pierre Andrevon, menée de main de maître par Richard Comballot, également anthologiste sur Demain le monde, le nouveau recueil de notre auteur en librairie depuis le 8 novembre. Au programme, l’œuvre d’Andrevon dans les années 80 et 90, le film Gandahar, les différents genres abordés par notre ogre littéraire, ses techniques d'écriture et ses projets de l'époque…

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itw-andrevon-cequivientdelanuit.jpgTu effectues un grand retour au fantastique dans les années quatre-vingt, sans doute à la faveur de la montée en puissance du genre.

J’ai toujours aimé la S-F et le fantastique, sans priorité ni hiérarchie. J’ai d’abord publié une demi-douzaine d’» Angoisse », puis j’ai publié Les Revenants de l’ombre, et j’ai continué à en écrire régulièrement : Des Iles dans la tête, Ce qui vient de la Nuit, etc. J’ai même été le premier à introduire le fantastique en « Présence du Futur », au temps d’Elisabeth Gille, en composant L’Oreille contre les murs, une anthologie de textes français.

itw-andrevon-loreillecontrelesmurs.jpgTu as dit que le fantastique est « … une couleur de l’esprit, un état d’âme… un animal fureteur et gluant, couleur muraille (4). »

Je dis aussi que la S-F c’est Marx et que le fantastique c’est Freud ! Ce dernier procède de peurs beaucoup plus intérieures qui viennent souvent de l’enfance : la peur du noir, de la maladie, de la perte de ses parents ; tout ce qui nourrit la petite bête gluante qui est en chacun de nous. Ce qui est intéressant pour un auteur, c’est de faire sortir ses peurs de lui et de les communiquer à ses lecteurs.

Tu co-diriges ensuite la collection de La Découverte avec Patrice Duvic et Dominique Douay.

J’ai eu à cette époque une double expérience éditoriale puisque j’ai également participé à la collection des éditions de L’Aurore, maison grenobloise où j’ai été à la fois auteur, illustrateur, lecteur et correcteur. C’est une chose que l’on m’a proposée et comme je ne dis jamais non… j’ai dit oui ! Mais ce n’est pas une activité —et encore moins une responsabilité — qui m’intéresse vraiment — essentiellement parce que c’est du temps pris sur ma propre création littéraire. Il s’est donc agi d’expériences factuelles qui ont eu lieu parce que c’étaient des amis qui étaient à l’origine des collections. Duvic et Douay à La Découverte, une connaissance grenobloise à L’Aurore. Cela n’a pas duré parce que cela se passait à l’époque où la S-F battait de l’aile.

itw-andrevon-toutalamain.jpgA partir de 1985, ta diversification s’intensifie et tu publies ton premier roman à la limite des genres, Tout à la main.

Il provient d’une nouvelle que j’avais faite vers 1982 pour une anthologie sur la fin du monde, que devait diriger un autre de mes amis, Henri Gougaud. Étant très occupé, il a fini par jeter l’éponge et m’a proposé de reprendre le flambeau. J’ai donc réuni un certain nombre de textes et j’ai écrit une assez longue nouvelle, « Tout à la main », qui recense les fantasmes érotiques d’un survivant dans sa petite maison de campagne : portrait assez crypté de moi-même. J’ai proposé l’anthologie à Elisabeth Gille qui l’a refusée, un peu choquée, particulièrement par mon texte. J’ai donc rendu les nouvelles à leurs auteurs et j’ai envoyé la mienne à Fiction. Dorémieux a hésité avant de l’accepter car il pensait qu’elle allait choquer des lecteurs ; après publication, elle a donné lieu à un déluge… de deux ou trois lettres de lectrices et lecteurs indignés. J’ai finalement décidé d’en faire un roman, qui était pour moi de littérature générale. Une fois terminé, je l’ai envoyé en rafale à de nombreux éditeurs et je crois que, de tous mes livres, c’est celui qui a été refusé le plus grand nombre de fois. Personne n’en a voulu. Finalement, grâce à Fred Hidalgo, rédacteur en chef de Paroles et musiques, qui venait d’être nommé directeur de collection chez Carrère, le livre est sorti, mais dans l’indifférence, vu que c’était une maison qui faisait un peu n’importe quoi. Il a rapidement disparu, il a été soldé, mais il devrait en principe être réédité prochainement. J’en suis très heureux, je touche du bois.

itw-andrevon-blancheestlacouleurdesreves.gifPeut-on parler de roman autobiographique ?

J’ai puisé dans ma vie comme tout écrivain qui feint d’être autobiographique… tout en reconstruisant les choses. L’homme solitaire dans sa maison, c’est un portrait décalé de moi-même. J’ai écrit par la suite deux autres livres reprenant le même personnage, la même situation du type divorcé, qui vit avec ses chats et pense à toutes les femmes qu’il a aimées successivement : un roman policier, Blanche est la couleur des rêves, et un « vrai-faux » journal érotique, intitulé Je me souviens de mes amours toujours. Mais il est paru finalement sous le titre de Toutes ces belles passantes, en hommage à Brassens.

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Quelle est la genèse de Gandahar, le film d’animation que René Laloux et Philippe Caza ont tiré de ton roman ?

Je n’ai pas participé au film. J’ai, un jour, reçu un coup de fil de René Laloux me disant qu’il avait lu Gandahar, qu’il l’avait trouvé formidable, qu’il aimerait en faire un film d’animation, avec Caza pour le dessin… Est-ce que j’étais d’accord ? J’ai bondi de joie mais il a fallu près de quinze ans pour que le projet aboutisse parce qu’il est difficile de faire en France un long métrage de ce genre. Laloux a eu ses propres studios à Angers, où il a fait la bande pilote du film pour le prévendre. Ça s’est cassé la gueule. Il a fait des essais au Canada, en Tchécoslovaquie et le film a finalement été fabriqué en Corée du Nord. D’une part parce qu’ils avaient là-bas une riche expérience, d’autre part parce que c’était le pays au monde où la minute de dessin animé coûtait le moins cher… Laloux m’a fait lire le scénario, j’ai fait quelques remarques, j’ai vu les croquis préparatoires de Caza et j’étais en général assez content de tout ça, bien que j’eusse aimé participer de plus près au film, ce qui m’aurait permis de me rapprocher un peu du cinéma, mon inaccessible étoile. Je suis très content du résultat et c’est ce qui compte.

Une autre de tes fictions a été portée à l’écran sous forme de téléfilm et sous le titre de Lourde gueuse. De quoi s’agissait-il ?

Ça faisait partie d’une petite série française de S-F qui avait été produite par FR3 et comportait notamment des adaptations de Theodore Sturgeon et Serge Brussolo. La série n’a pas eu beaucoup de succès et elle s’était vite arrêtée. Manque de pot, Jean-Luc Miesche, le réalisateur, auteur d’une adaptation de Léo Malet au cinéma avec Michel Serrault, avait choisi ma plus mauvaise nouvelle, qui faisait partie de mon tout premier recueil et intitulée « Sans aucune originalité » — de l’humour au second degré. Elle racontait l’histoire d’une révolte dans une fusée en perdition, une S-F niveau douze ans, du sous-sous-sous Sheckley. Je n’ai pas compris pourquoi il avait choisi ce texte alors que j’avais publié des tas de nouvelles intimistes qui auraient pu être tournées sans beaucoup de moyens. Je suis allé deux jours sur le tournage et c’était assez hilarant. Le vaisseau spatial était un garage, on voyait le béton du mur derrière quelques cadrans censés représenter le tableau de bord… Bref, tout était affligeant dans ce film dont je n’ai pas trop envie de parler, si ce n’est pour m’en moquer. Cela étant, il a été diffusé plusieurs fois.

Tu parles quelque part de tes tentatives « cinoche (5) » !

J’espérais au départ que mes courts-métrages feraient des petits mais tel n’a pas été le cas. J’ai fait le scénario de Quatre Meurtres au soleil, un film à sketches, qui était l’adaptation de quatre œuvres de fiction : une nouvelle de Bradbury, une de Boris Vian, une autre de Thomas Owen, la scène terminale de L’Etranger de Camus… Bref, quatre variations sur les meurtres causés par l’énervement dû à la chaleur. C’en est resté là… Il y eut plus tard un projet d’adaptation de mon roman Soupçons sur Hydra pour une série télé ; j’en avais fait un scénario dialogué qui avait été relu et corrigé par Jean-Pierre Bastid. Ce devait être tourné sur une plateforme de forage pétrolière, ç’aurait été formidable, mais ça s’est arrêté. J’ai, enfin, écrit des tas de synopsis commandés par Daniel Riche, pour des séries qui n’ont jamais vu le jour. Les Baroudeurs, par exemple.

« Le sommet de la créativité pour moi reste quand même le cinéma… », « … je suis un cinéaste frustré dont chaque bouquin est le film que je ne peux pas faire (5) », « Ce que j’aurais voulu être, c’est cinéaste. Une sorte de Spielberg panaché de Godard (2)… ». Que de déclarations d’amour !

Je ne peux pas ajouter grand-chose à ça, juste confirmer que ce que je dis est vrai. Je suis un homme d’images et pouvoir raconter une histoire en images est, pour moi, le summum de ce qui peut être fait puisque, en plus du thème et du style, l’ouïe et la vue y participent. Raconter une histoire avec la lumière, le bruit du vent, le son de la voix des acteurs, la musique, mille autres composantes, c’est formidable, non ?

En 1989, tu publies, outre ton premier recueil de dessins écolos, un recueil de textes de chansons chez un petit éditeur.

J’ai toujours espéré faire un disque. J’ai essayé, du reste. J’ai envoyé des maquettes à Pierre Perret, qui avait sa structure de production, à Jacques Douai aussi, mais ça n’a pas abouti. Alors faire ce petit livre m’a permis de publier les textes de mes meilleures chansons. Mais je n’ai pas perdu tout à fait l’espoir de faire un CD un jour, afin qu’il y ait la musique en plus des paroles. Je cherche un producteur. Si ça t’intéresse ?!!!

itw-andrevon-sukran.jpgTu publies à la même époque Sukran, qui obtient le Grand Prix de la S-F française, sans être pour autant un de tes meilleurs romans…

Sukran a une histoire qui recoupe un peu celle du Furet, de Gandahar et de Tout à la Main. Initialement, ce devait être une BD avec Véronik. A la fin de notre album Matricule 45000, le héros, un jeune militaire, est démobilisé après une grande croisade anti-islamique. J’ai donc écrit une suite où il deviendrait clochard et se ferait embaucher par un copain qui exploite la chair humaine. Véronik en a dessiné le premier épisode, Neurone trafic, un titre que je n’avais d’ailleurs pas choisi. Mais il ne s’est pas bien vendu, et le « commercial » de chez Glénat qui nous coachait nous a aimablement prévenu qu’il n’y aurait pas de second épisode. Moi, contrairement à toi (!), je trouvais que je tenais un bon sujet, et j’ai donc décidé d’en faire un roman, exactement comme pour Gandahar vingt ans plus tôt. Au final, Sukran regroupe les deux épisodes de la BD, le paru et le non-paru. Mais, pour moi, il s’agissait d’un polar. Je l’ai donc proposé à quelques éditeurs du genre, dont la « Série Noire » qui l’a refusé, et aussi J’ai Lu, qui m’a répondu par la bouche de Jacques Sadoul que c’était trop soixante-huitard. Il a finalement été accepté par Jacques Chambon pour Denoël et a reçu le Grand Prix de la S-F. Nonobstant mon indifférence devant les Prix, je ne m’en plains pas.

Revenons à la peinture… Tu renoues avec elle au milieu des années quatre-vingt, alors que tu l’avais abandonnée en 1974. Quel a été le déclic ?

Je pense que c’est en partie dû au fait que j’ai adhéré au Centre de Création Littéraire, une association grenobloise d’édition, créée par Philippe de Boissy, qui publiait des posters, des cartes postales, des recueils de poèmes ou de nouvelles illustrés. Cela m’a donné l’occasion de refaire des illustrations et a refait surgir l’envie de peindre. J’en ai profité pour changer de style. Mes premières toiles avaient en effet plus ou moins à voir avec le Cubisme, influencé que j’étais par deux de mes grandes admirations picturales : Braque et Picasso. J’ai depuis évolué vers des toiles s’apparentant plus au réalisme fantastique, dans la mouvance de Roland Cat — qui avait débuté ou presque avec moi, à la fin des années soixante, dans un magazine que nous n’avons pas évoqué : Horizons du fantastique.

Tu te mets au polar, le genre qui monte, alors que la S-F est au creux de la vague…

La période financièrement la plus dure pour moi a été la charnière entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, où il n’y avait plus beaucoup de collections de S-F. Le trou noir ! Je me suis dit que le moment était venu d’écrire des polars, comme j’avais eu envie de le faire par le passé. Et si j’ai pu mener ce projet à bien, c’est grâce à Jean-Baptiste Baronian, alors directeur littéraire du Fleuve Noir, qui m’a donné le coup de pouce nécessaire en me publiant quatre romans dans la collection « Crime », ce qui m’a soulagé la tête et le portefeuille. J’ai continué en en écrivant quelques autres et, plus récemment, Serge Brussolo m’a appelé à rejoindre son équipe ; j’écris donc désormais des thrillers pour Le Masque.

itw-andrevon-lanecessiteecologique.jpgVient ensuite La Nécessité écologique, un livre qui te ressemble.

Je voulais mettre en forme mes préoccupations écologiques, préoccupations qui m’angoissent et qui devraient angoisser la totalité des habitants de cette planète s’ils veulent survivre. Le livre est sorti dans une collection de pamphlets, lancé par mon ami Henri Dhellemmes, qui avait précédemment édité Attention science-fiction ! En réalité, il ne s’agit aucunement d’un pamphlet, mais d’un traité chiffré de ce qu’il faut faire et ne pas faire. Il a été réédité deux ans plus tard avec la participation des Amis de la Terre et une subvention du Ministère de l’Environnement, avec une diffusion beaucoup plus militante, ce qui me réjouit.

itw-andrevon-jemesouviensdegrenoble.jpgTu publies à peu près à la même époque (1993) un fragment de ton autobiographie, Je me souviens de Grenoble, qui a été réédité fin 2001 dans une version rallongée.

Oui. Au départ un simple exercice de mémoire intime, qui partait du même principe que la rédaction de mes rêves… Et puis je me suis pris au jeu. Le manuscrit devait au départ être publié par le Centre de Création Littéraire. Mais l’association est morte fin 1990. Je me suis alors mis à la recherche d’un autre éditeur, ce qui n’a pas été facile. Ce sont les éditions Curandera qui ont finalement pris le bouquin. Et elles sont mortes à leur tour. Mais, à Grenoble, ce petit bouquin était devenu une sorte de livre-culte, qui m’a valu de nombreuses lettres de « vieux Grenoblois ». C’est ainsi que, début 2001, une amie travaillant aux Presses Universitaires de Grenoble l’a lu à son tour, en a été charmée, et a décidé de le rééditer. Mais je ne voulais pas d’une réédition à l’identique, jugeant le style trop imparfait, et surtout ces mémoires trop parcellaires. Comme je le fais presque chaque fois, j’ai tout repris à zéro, et mes mémoires ont triplé de volume. Pour l’édition, on y a même adjoint des photos. Cette publication m’a valu tout autant de lettres que la première, et a permis des retrouvailles, notamment avec des anciens du Lycée Champollion. C’est la première fois qu’un livre coïncide de manière aussi étroite avec ma vie. L’expérience est amusante, mais je ne crois pas que je la rééditerai. Enfin… qui sait ?

Tu écris des suites à Gandahar, tant pour les adultes que pour la jeunesse. Qu’est-ce qui détermine que le roman à venir sera pour l’un ou l’autre des deux publics ?

Comme je l’ai déjà expliqué, j’avais deux synopsis gandahariens dans mes tiroirs… Quand Denis Guiot m’a demandé de lui écrire un livre pour « Vertige S-F » chez Hachette, je les lui ai proposés et il en a choisi un. Je l’ai traité de façon jeunesse en enlevant certaines séquences… adultes. J’ai par la suite repris le second synopsis pour en faire un roman pour adultes que j’ai proposé à Denoël et dans lequel j’ai réintégré les séquences supprimées dans le précédent. C’est Cap sur Gandahar. Un quatrième a suivi, et tout récemment un cinquième, Les Rebelles de Gandahar, tous deux pour la jeunesse. J’ai par ailleurs écrit deux autres synopsis qui sont prêts à l’emploi et qui seront développés un jour ou l’autre. Le premier, La Reine de Gandahar, est très nettement adulte, dans la lignée de Cap sur Gandahar.

Je compte y décrire la jeunesse et l’accession au pouvoir de Myrne Ambisextra. Sylvin Lanvère n’y apparaîtra pas. Le second, qui décrit l’envol des arches de colonisation, devrait devenir un jeunesse.

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Envisages-tu de réécrire un jour ceux pour la jeunesse pour un public adulte ?

Ce serait possible mais ce que j’aimerais par-dessus tout, c’est un omnibus qui regrouperait l’intégrale des romans et nouvelles du cycle. Une chimère ?

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Ces dernières années, tu sautes sur tout ce qui bouge et notamment sur les séries collectives telles que « Le Poulpe », « Macno » et « Quark noir ».

Je dis souvent qu’un écrivain est une pute. Et comme une pute, je ne refuse pas le client. De plus, j’aime bien les défis, les challenges, et ça m’intéressait de rebondir sur des univers que je n’avais pas créés, surtout quand ils étaient proches de moi.

N’était-ce pas en même temps l’occasion d’intégrer des familles ?

Peut-être. Ça me permettait surtout de rencontrer de nouveaux éditeurs et peut-être de nouveaux lecteurs. Là encore, ça part de rencontres avec des personnes telles que Jean-Bernard Pouy, un gaucho qui me ressemble assez. Le projet du « Poulpe » me plaisait bien, cet espèce de journaliste justicier… Je l’ai fait avec grand plaisir. Quant à « Macno », j’ai vu ça comme de la S-F classique. La bible était squelettique, ce n’était pas très contraignant et j’en ai fait un Andrevon à part entière. Pour ce qui est du « Quark noir », j’ai été contacté, avec d’autres, par Laurence Decréau qui s’apprêtait à créer cette série chez Flammarion. Je me suis beaucoup investi dans ce roman, car il correspondait à un mixage entre la S-F et le polar, ce que je recherche, et j’en aimais aussi beaucoup le héros, sorte de savanturier poète et zen, dans la peau duquel j’ai adoré me glisser. Malheureusement, personne ne semble s’être aperçu de l’existence de mon bouquin, ni de la série dont il faisait partie, et qui a été interrompue au bout de huit titres.

Te considères-tu comme un auteur populaire ?

Si je jette un coup d’œil sur mes chiffres moyens de vente, assurément non. Mes « Macno » et « Quark Noir » en sont des exemples édifiants. En fait, si je peux me permettre cette auto-analyse, je crois être pénalisé par un double déficit d’image évident. D’une part, aux yeux de certains lecteurs et éditeurs, je reste trop scotché à l’image de l’auteur « gaucho » des années soixante-dix. D’autre part, on ne sait jamais où me classer, où me trouver. Et les gens n’aiment rien tant que les étiquettes, qui rassurent… Deux exemples typiques. Lorsque l’attachée de presse de La Table Ronde a commencé à faire de la pub pour Gueule de rat, d’un certain Andrevon, elle s’est vu répondre : « Tiens, vous publiez de la S-F maintenant ? ». Et récemment, une revue cherchant des illustrateurs s’est adressée à une amie peintre, qui leur a proposé mon nom. On lui a répondu : « Andrevon ? Il ne dessine plus, maintenant, il s’est consacré à l’écriture ! ». OK, d’accord. Mais j’ai choisi, alors je ne vais pas me plaindre. Qu’on se le dise : je suis un Khmer vert — et rouge — multicasquette.

itw-andrevon-gueulederat.pngVient donc ensuite Gueule de rat, qui ne relève pas de la S-F : ton premier « vrai » roman mainstream…

En fait, je ne le classe pas véritablement dans la « Blanche ». Comme Tout à la main, il procède d’un certain réalisme, d’un certain naturalisme dans l’écriture, mais c’est en fait un détournement de thèmes classiques du polar, puisqu’il s’agit de l’itinéraire d’un jeune de banlieue qui tombe dans tous les errements, qui passe du F.N. à l’islamisme pur et dur, et finit tragiquement. L’honnêteté m’oblige à préciser que j’avais proposé Gueule de rat à Patrick Raynal, pour la « Série Noire » ; mais il l’a refusé. Par la suite, j’ai pensé que, présenté comme de la littérature générale, ou au moins caporale, il avait ses chances. Malheureusement, les ventes… Mais je me répète, on dirait ?

itw-andrevon-cachette.jpgTu y faisais allusion tout à l’heure, tu entres en 2001 au Masque avec La Cachette et L’Œil derrière l’épaule, Prix du roman d’aventures.

Mon introduction au Masque représente une possibilité concrète de faire à nouveau du polar. C’est une collaboration qui avait démarré avec Brussolo alors qu’il était directeur de « Présence du Futur ». Il m’avait publié Les Crocs de l’enfance, un recueil fantastique, et voulait d’autre part lancer une collection de polar populaire chez Denoël, pour laquelle il m’avait demandé d’écrire. Je lui avais donc pondu deux romans, La Cachette et L’Œil derrière l’épaule, qu’il avait acceptés. Mais il a quitté Denoël avant que ces romans ne soient publiés. Je les ai gardés sous le coude — en fait, l’un d’entre eux, La Cachette, avait été envoyé entre-temps à la « Série Noire »… et devinez quelle fut la réponse de Raynal ? — et, dès que Brussolo est arrivé au Masque, il m’a recontacté et proposé de les faire paraître. Ce qui a été fait dans la foulée.

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Toujours plus de diversité avec, notamment, un recueil érotique chez Blanche…

Toutes ces belles passantes, oui, nous en avons parlé. Mais j’ai également publié chez Nathan, dans la collection « Contes et légendes », Les Héros de la Rome antique, à travers les grands personnages tels que Néron, César, Cléopâtre — qui m’a permis, quarante-cinq ans après avoir découvert Fabiola, d’enfin me colleter avec mes amis les gladiateurs. J’ai un autre projet pour la même collection sur les animaux disparus… Chaque nouveau livre ou presque doit être une plongée dans l’inconnu, pour moi. Sinon je m’ennuierais. La Compagnie des glaces… Hou ! lala…

Es-tu d’accord avec moi pour dire que le meilleur Andrevon, le vrai, le seul, l’unique, est l’Andrevon intimiste, celui qui parle de lui ?

Tout à fait. Je suis très nombriliste, je vis à l’intérieur de moi-même, donc ce qui sort de plus intime est forcément… le meilleur, je ne sais pas, mais le plus sincère, sûrement. Pour ce qui est du style, en revanche, je ne vois pas de différences entre les catégories : avec trente-cinq ans d’écriture dans les bottes, j’arrive à trousser des romans aussi bons que mes nouvelles. Il me semble, en tout cas. Cela étant, il n’est pas toujours facile de faire des livres d’action avec de l’intime puisque ma vie est dérisoirement dépourvue d’aventures extraordinaires. Alors l’intimisme, les petites peurs de l’enfance, les hantises que je trimballe sous ma cafetière, tout cela donne des nouvelles qui, pour le lecteur, sont sans doute ce que je produis de meilleur. Encore que, comme je le dis souvent, tout ce que je fais, crache, sors, chie, vient de moi. Donc j’aime tous mes textes pareillement même si je peux me rendre compte que « Le Monde enfin » est meilleur que Les Enfants de Pisauride, c’est certain.

itw-andrevon-desertdumonde.jpgQuels sont tes livres préférés, hormis Tout à la Main et Le Travail du furet que tu cites constamment ?

Le Désert du monde et l’ensemble des Gandahar. Sans oublier certains recueils de nouvelles, particulièrement ceux réunissant mes nouvelles de fantastique intimiste, telles « Une Mort bien ordinaire », par exemple, qui a donné son titre à un recueil. C’est dans ce dernier recueil que sont réunis mes textes courts préférés — « Yeux de verre » par exemple, écrit pour ma fille Fabienne —, des textes poétiques et nostalgiques qui viennent souvent de souvenirs d’enfance, de rêves ou de hantises très personnelles.

Quel est ton livre qui a eu le plus de succès ?

L’Œil derrière l’épaule, qui s’est vendu en deux ou trois mois à vingt-cinq mille exemplaires, ce qui ne m’était jamais arrivé, sauf pour Gandahar — mais sur trente ans et plusieurs réimpressions-rééditions.

Patrice Duvic a écrit dans une préface : « Andrevon est sans doute le cas le plus grave de frénésie multimédia (6) ».

Tout ce qu’on a dit jusqu’à présent va dans le même sens, non ?!

« Écrire, dessiner, bref tout ce que je fais, me procure un plaisir profond, une véritable joie, un équilibre vital (1) », as-tu écrit quelque part.

Absolument. On me demande parfois si je songe à la retraite. Non, parce que — et c’est une banalité de le dire — je ne pourrais pas financièrement. Mais de toute façon, même si je faisais un héritage colossal, je continuerais à écrire, à peindre, à dessiner, à faire des chansons, parce que c’est ma vie. Je ne pratique pas de sports, contrairement
à ce qui était le cas dans ma jeunesse, je ne suis plus guère attiré par les voyages, j’ai de moins en moins d’activités de groupe — je parle évidemment des associations et de la militance, pas de ce à quoi tu as l’air de penser. Alors la retraite…

Comment présenterais-tu ton univers ? Ta singularité ?

Par mon amour et ma compassion pour tout ce qui est vivant : la nature, les animaux. Si je décris tellement de morts horribles, brutales et injustifiées, c’est justement pour faire ressortir mon horreur de la mort. Pour ce qui est du style, tout le monde l’a dit et on me l’a même reproché, ce qui me caractérise est mon goût pour le détail réaliste et la sensualité de l’écriture : je donne de l’importance au bruit du vent, aux pierres, au ciel, à un vêtement, une peau, un tic sur un visage. Cela rejoint mon goût pour l’image, pour le cinéma, pour la précision des choses et des êtres qu’on peut trouver dans les gros plans, par exemple.

Quel plaisir prends-tu à imaginer des mondes ?

Je ne suis pas un bâtisseur d’univers. Là où j’ai créé le plus manifestement un monde, c’est dans Gandahar, mais c’est finalement peu de choses : une société sylvestre, champêtre, basée sur l’agriculture et l’usage des énergies douces. Une espèce de rêve écolo que viennent compléter le Métamorphe et un ou deux monstres par-ci par-là. Donc même Gandahar n’est pas une véritable création mais un patchwork de mes différents mondes intérieurs… et aussi de différentes influences que j’ai évoquées, Forest et Wul en premier lieu, Vance aussi.

Tu as dit : « Je crois que je suis plus visuel que cérébral ».

Comme je ne crois pas du tout à la psychologie des profondeurs et moins encore à la psychanalyse, j’essaye de décrire les choses telles que je les vois, d’où cette précision visuelle que j’essaye d’atteindre.

De quel matériau pars-tu ?

Je compare souvent l’écrivain à une éponge qui se remplit et que l’on presse. Tout est matériau chez moi : un rêve, une conversation, une silhouette vue dans la rue…

Tu as à plusieurs reprises fait allusion à ton activité onirique, précisant dans un article : « Je rêve beaucoup, et beaucoup de mes histoires viennent de mes rêves (7) ».

C’est exact. « L’Ecroulement de la maison d’enfance », j’y reviens une dernière fois, est typique. J’ai fait un rêve dans lequel je revenais de voyage et découvrais ma maison effondrée, couchée par une coulée de boue qui la partageait en deux. J’ai rêvé le décor maritime et l’île d’acier de Soupçons sur Hydra et je pourrais multiplier les exemples.

Que mets-tu de toi-même ? Tout ?

Tout, oui. C’est pour cela que je n’ai ni pudeur ni réticence, notamment quand je parle de sexe, chose que l’on me reproche souvent — ce qui va jusqu’à la censure de certains directeurs ou directrices de collections : Laurence Decréau pour mon « Quark Noir », Brussolo pour mes Masque. Je crois qu’on écrit sur ce qu’on est, sur ce qu’on pense. Autrement ce serait tricher. Dès qu’on commence à se censurer, c’est une partie de soi qu’on ampute et c’est dommage.

Comment travailles-tu sur tes histoires ? Quelles sont les différentes étapes, la part du mûrissement et de l’improvisation ? Je crois savoir que pour les romans, tu commences par écrire un synopsis puis le dernier chapitre…

Je travaille effectivement mes histoires d’après des plans précis, et même de plus en plus précis. A mes débuts, pour Gandahar par exemple, j’avais une idée relativement claire mais néanmoins peu structurée de ce qui allait se passer. Et puis, peu à peu, j’ai pris l’habitude de noter dans le désordre chaque idée qui me venait, quitte à les développer bien longtemps après. Et, après trente années de carrière, j’en suis arrivé à n’aborder une histoire que lorsque j’ai un scénario extrêmement fouillé dans mes tiroirs, tapé sur ordinateur avec un découpage chapitre par chapitre et parfois même des fragments de dialogues. Pour la plupart de mes romans à venir, j’ai engrangé huit, dix, quinze pages de véritables scénarios. C’est une assurance, mais ce n’est pas un carcan pour autant parce que je peux m’écarter notablement de ces scénarios prémâchés. Les grandes lignes subsistent et, quand j’arrive au dernier chapitre, je me débrouille pour toujours retomber sur mes pieds. Ceci dit, pour répondre à la dernière partie de ta question, non, je n’écris jamais d’abord le dernier chapitre. J’avance au contraire de façon très chronologique. Car, comme je viens de le dire, je m’écarte au moins dans les détails — mais ils peuvent être importants — de mes synopsis écrits ; une fin préécrite devrait alors forcément être remise sur le métier.

Quand écris-tu ? Le matin, l’après-midi ou le soir ? Y a-t-il pour toi des moments privilégiés ?

J’ai des journées qui ressemblent à peu près à celles d’un prof, d’un fonctionnaire — j’ai été l’un et l’autre ! —, d’un ouvrier ou d’un artisan. J’écris un peu le matin, beaucoup l’après-midi, rarement le soir. Le matin, je commence avec le courrier, la prise de notes à partir d’idées que j’ai pu avoir durant mes longues insomnies ou dans mes rêves. Je me lance vraiment l’après-midi. Et à moins d’être en retard sur mon programme, ce qui m’arrive, je n’écris pas le soir. Je ne suis pas un nocturne, un de ces écrivains hallucinés qui passent la nuit à écrire et s’arrêtent à l’aube. J’ai des journées de travail très raisonnables, qui s’étendent au maximum sur six heures par jour pour ce qui est du temps passé devant le clavier. Mais, d’un autre côté, je pense toute la journée au récit que je suis en train de torcher — et aux suivants !

Tu as dit : « Je suis très fouillis : je suis souvent obligé de revenir en arrière (8)… ».

J’ai l’air d’être fouillis, mais je suis en réalité quelqu’un de très ordonné. Vierge, souviens-toi ! Pour preuve tous ces synopsis méticuleusement rangés, classés dans mes tiroirs. Et en général, lorsque j’écris, je vais de A à Z sans trop m’égarer. Même si je travaille sur plusieurs choses à la fois, j’essaye d’être le plus cohérent possible. Evidemment, autrefois, quand j’écrivais énormément de nouvelles et peu de romans, il m’arrivait souvent de passer d’un texte à l’autre, de jongler avec les articles, les critiques, les scénarios. Ce n’est pas que j’aie abandonné cette méthode — j’ai renoué avec le scénario de BD et je fais beaucoup d’articles sur le cinéma ! — mais comme je n’écris plus guère de nouvelles, je vais pratiquement de roman en roman, sans hiatus.

itw-andrevon-gandahar1.jpgJ’ai lu qu’avant ton passage à l’ordinateur, tu tapais tes romans à la machine directement alors que tu écrivais les premiers jets de tes nouvelles à la main. Comment expliques-tu cette différence de traitement ?

Je ne peux guère l’expliquer que par le fait que le travail sur la nouvelle est beaucoup plus difficile que le travail sur le roman. La nouvelle est concise, précise, et on n’a pas droit à l’erreur. Il y a aussi le fait que malgré la difficulté, c’est plus court à écrire. Je ne perds donc pas trop de temps en écrivant une nouvelle à la main et en la tapant ensuite à la machine. Si j’avais dû faire de même pour mes romans, je pense que, au moins pour la longue première partie de ma carrière, je n’en aurais pas écrit beaucoup. Partant toujours d’un synopsis, j’ai écrit tous mes romans en les tapant directement à la machine. Si je prends Gandahar, je l’ai écrit de manière à peu près miraculeuse parce que j’y avais beaucoup pensé, j’avais mon sujet bien en main. C’était mon premier roman et, bien qu’il ait été réédité plusieurs fois, je n’ai jamais senti le besoin de corriger quoi que ce soit. Alors que pour tous les romans qui ont suivi, j’éprouve la nécessité de relire, de corriger, de couper ou d’ajouter, ce qui fait que chaque réédition correspond à un texte réécrit. Cela vient sans doute de ce qu’il est périlleux de vouloir écrire directement à la machine sans taper de brouillon. Pour ce qui est des nouvelles rééditées, j’ai en revanche rarement des choses à corriger parce que, précisément, il y a eu un premier jet écrit à la plume qui m’a permis de faire des corrections avant de taper.

Tu avais déclaré, lors d’une interview : « Je ne travaille pas sur ordinateur et je crois que je ne le ferai jamais ; parce que voir des petits mots écrits en vert qui clignotent sur un écran, je trouve ça terrifiant (1) ». Qu’est-ce qui t’a finalement fait changer d’avis ?

Il ne faut jamais parler à tort et à travers, et c’est apparemment ce que j’ai fait ! J’ai eu du mal à passer à l’ordinateur parce que je pensais bien travailler avec ma machine à écrire électrique, qui avait succédé à la vieille Underwood de mes débuts. Mais à un moment donné, je me suis dit que si tout le monde travaillait sur ordinateur, c’est qu’il devait y avoir une raison. Je me suis donc acheté ma première bécane, fin 1994. Et j’ai senti tout de suite qu’il y avait un progrès formidable. Contrairement à ce que je croyais, c’était une liberté absolue qui permettait d’éviter les premiers jets, les brouillons. A partir de là, j’ai cessé de traiter différemment les romans et les nouvelles, et j’ai tout écrit sur ordinateur, corrigeant et recorrigeant jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière minute. Ce qui exigeait auparavant de faire des pâtés avec du correcteur blanc, de retaper des pages, est désormais fini. Je regrette donc d’avoir dit ça, et je pense même que l’informatique a permis à mon écriture de s’améliorer.

« J’écris une page, après je vais dans mon jardin, je descends faire les courses, je fais un petit dessin, je prépare à bouffer, je gratte ma guitare, je reviens sur mon roman, je vais au cinéma, etc. Bref, je ne m’immerge pas. J’ai besoin de circuler, je ne peux pas rester une journée sans aller au bistrot, sans feuilleter les journaux dans une maison de la presse, regarder la télé (8) ». Tout cela fait de toi quelqu’un de plutôt normal, non ?!

Si tu le dis… Je crois qu’il y a autant de méthodes de travail que d’écrivains. Certains se coupent de tout, ce qui n’est évidemment pas mon cas. Si je suis très ordonné et très logique, je suis aussi très dispersé et je l’assume parfaitement. C’est ma manière à moi de ne pas m’ennuyer. A l’intérieur d’une même journée, je fais plein de choses, à commencer par le ménage, les courses, effectivement… Sans oublier mes chats, que je cajole ou avec qui je m’amuse constamment. Je suis très normal, je crois, de ce côté-là, même si je suis un peu plus anormal en ce qui concerne l’écriture.

Dans l’écriture d’un livre, les moments où tu prends le plus de plaisir, c’est quand tu le commences et quand tu le termines. Tu as déclaré : « Le plus pénible, c’est quand on est au milieu du roman (8) ».

C’est vrai. A ce sujet, la femme de Fredric Brown disait à peu près : « Mon mari n’aimait pas écrire mais il aimait avoir écrit. » Je crois que je pourrais faire mienne cette phrase. Ce n’est pas que je n’aime pas écrire, mais c’est un vrai travail qui demande de la concentration. Quand je commence un roman, je ressens de l’exaltation. Après, il faut aligner les pages, les chapitres, la fatigue s’installe. Entre le départ et la chute, il peut y avoir un ventre mou et il faut faire attention que le milieu du roman ne soit pas inférieur aux autres parties. Cela demande une vigilance particulière. Quand je me rapproche de la fin, je me dis que je suis près du but et je travaille plus vite, non parce que je bâcle mais parce que je suis porté par les ailes qui ont brusquement poussé sur mes omoplates.

itw-andrevon-lafaunedelespace.jpgQuelle est pour toi l’importance du travail sur l’écriture, la forme, le style ?

Elle est énorme, comme le travail sur le sujet, sur les thèmes. Un bon style construit une bonne histoire. Je crois cependant qu’en S-F les romans qui nous marquent sont ceux dont on a apprécié les thèmes, plus que l’écriture. Je ne pense pas que Van Vogt ait été un styliste bien fameux, pourtant on n’oublie pas La Faune de l’espace. Ceci dit, le travail sur la forme m’a toujours semblé très important même si je ne me suis jamais considéré comme un écrivain expérimental, de recherche. Je suis tout sauf un formaliste, j’essaye juste de livrer de bonnes histoires. N’empêche que pour être bonnes, ces histoires doivent s’appuyer sur un style adéquat ; c’est pour cela que j’essaye de faire des dialogues qui sonnent bien, des passages poétiques, d’utiliser le mot juste.

Au fond, pour qui écris-tu ?

J’écris pour tout le monde. Personne ne peut se vanter de savoir qui achète ses livres ; l’essentiel étant de savoir qu’on a des lecteurs !

Si j’en crois une interview que tu as accordée à Ténèbres (5), tu sembles complexé face au savoir-faire et au talent des auteurs anglo-saxons de S-F — Brin, Benford, Banks, Simmons, etc. Qu’est-ce qui fait selon toi la différence entre un auteur de langue anglaise et un auteur français ?

Complexé, je ne crois pas. J’ai simplement des tas d’admirations littéraires qui ont changé au cours de ma vie. Actuellement, je suis soufflé par l’aisance avec laquelle Stephen King aligne les best-sellers de 500 ou 600 pages, tout en conservant une grande qualité. Je prends plaisir à lire de grands auteurs et de grands livres. Ils me montrent le chemin, ils ne me le barrent pas ! Mais j’ai parfois quand même un poil de découragement qui passe sur mon auguste front quand je lis un grand bouquin de King ou Simmons. Quant à la différence entre auteurs anglo-saxons et français, je crois que les premiers ont mieux assimilé la théorie de « Qu’est-ce qu’un bon roman ? Une bonne histoire + une bonne histoire + une bonne histoire ! » Ils n’ont pas de problèmes moraux, de complexes, ils racontent leurs histoires en les bourrant de détails de la vie quotidienne, s’imprègnent de l’actualité : ce que n’osent pas faire les écrivains français, lesquels essayent de s’évader de la réalité, de la surplomber avec une certaine hauteur intellectuelle qui ne me plaît pas du tout. Houellebecq, lui, brasse l’actualité et c’est pourquoi on lui tombe autant sur la gueule.

Quelle est selon toi la vocation de la S-F française : uniquement, comme certains semblent le penser, celle de prolonger la S-F américaine ?

Qui a dit ça ? Tout dépend des modèles qu’on a, qu’on cherche, qu’on trouve ou pas, que l’on reduplique ou pas. Il faudrait demander à chaque auteur à qui il pense quand il écrit… si tant est qu’il pense à quelqu’un… Je ne crois pas que la S-F française cherche à prolonger la littérature américaine, au contraire. On n’a rien à prolonger. De toute façon, par-delà les nationalités, restent les écrivains. Silverberg, que j’aime beaucoup, par exemple, est un juif new-yorkais — donc il est très européen dans ses œuvres.

Es-tu traduit à l’étranger ?

Plusieurs de mes livres ont été traduits en Europe, essentiellement en Italie, au Portugal, en Espagne, en Allemagne et dans les pays de l’Est.

De tout ce que tu as fait, qu’est-ce qui t’a donné le plus de joies, ce dont tu es le plus fier ?

De manière générale, je n’ai aucune fierté. Des joies, du plaisir, du bonheur, oui, des tas… mais plus dans ma vie que dans mon métier. A chaque fois que je réussis quelque chose, je suis content, mais je n’ai jamais eu de plan de carrière. Mon grand regret, je l’ai dit, est de ne jamais avoir travaillé pour le cinéma, de toutes les expressions créatives celle qui me passionne le plus parce qu’elle regroupe toutes les autres : le récit, l’image et le son. A part ça, avoir publié tous ces romans, toutes ces nouvelles, fait tous ces dessins, ces toiles, ces chansons… ce sont des joies perpétuellement reconduites, gagnées sur ces ennemis intimes que sont la fatigue, la paresse, l’indifférence…

Que retiens-tu de ces trente années d’écriture et de publications ?

Une alternance de réussites et d’échecs, de possibilités et d’impossibilités.

Quels sont, littérairement parlant, tes meilleurs souvenirs ?

Toutes les premières fois. Comme en amour. « La première fille qu’on a pris dans ses bras », chante Brassens. Quand ma première nouvelle est sortie dans le fanzine Lunatique, après que j’eusse en vain envoyé des nouvelles à Fiction, j’étais très content. Ensuite, quand Dorémieux m’a ouvert les portes de sa revue, c’était la réalisation d’un vieux rêve, j’ai eu une explosion de joie. Comme quand, en rentrant de vacances, j’ai trouvé la lettre de Kanters m’informant que mon premier roman était retenu pour « PdF ». J’ai eu une autre grande joie quand Wolinski m’a invité à participer à Charlie, notamment avec mon « dico » de la S-F en épisodes… Chaque fois qu’on me demande, que je me sens désiré, ce sont de très bons souvenirs, de grandes joies.

As-tu toujours de grands rêves d’écriture ?

J’ai souvent rencontré des gens qui rêvaient d’écrire un grand roman, un roman total et définitif. Ça n’a jamais été mon cas. Si j’écrivais ce type de livre, qu’est-ce que j’écrirais après ??? Moi, mon rêve est de continuer à écrire. Comme je l’ai dit, j’ai dans mes tiroirs et mes classeurs des dizaines de synopsis de nouvelles, de romans, bien plus que je ne pourrai en écrire si je compte le temps qui me reste.

Quels sont tes principaux projets pour les années à venir ?

Mon projet principal est de terminer mon cycle du Monde enfin, construit avec différentes nouvelles, autour de celle qui donne son titre à l’ensemble. Un ensemble de plus d’un million de signes. A cela s’ajoutent des livres pour Serge Brussolo et Le Masque, des livres de commande pour la jeunesse, comme celui sur les animaux disparus, et un autre sur Spartacus. Un roman de S-F pour une série imaginée par Jean-Marc Ligny. Dans mes tiroirs, j’ai les synopsis de deux gros romans fantastiques, Dinosaures et La Maison qui glissait. J’espère avoir l’occasion de les écrire. Et s’il se présente autre chose, je ne dirai pas non !

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Quelles sont tes passions, indépendamment de la création tous azimuts ?

La création me prend tellement de temps et me donne tellement de plaisir que je ne suis guère disponible pour autre chose. En ce qui concerne ma militance, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, le feu s’est éteint et les braises se sont dispersées même si je continue à aller dans des manifs et à signer des pétitions. Je vais beaucoup au cinéma, mais c’est là encore parce que je fais de la critique, pour L’Ecran Fantastique — depuis 32 ans ! — et plus récemment pour un magazine régional, Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné. Quand il me reste un peu de temps, je me balade à pied ou en vélo dans les belles collines qui entourent Grenoble, pour profiter de la nature qui est encore assez protégée dans notre région.

Patrice Duvic t’a présenté comme un homme « … sec, pas bavard, tourmenté, agressif à force de timidité, avec son sourire triste et des formules à l’emporte-pièce (6)… ». Es-tu d’accord avec ça ?

C’est la vision de Duvic — mais il faut savoir qu’il a écrit ça il y a vingt ans. Sec, je ne sais pas. Je suis bavard, parfois même un peu trop. Tourmenté ? Qui ne le serait pas ? Je suis agressif avec les gens qui m’agressent ou que j’ai envie d’agresser : les fascistes, les racistes, les chasseurs, les cons de toutes espèces et il y en a beaucoup. Timide, non. Sourire triste… ça doit dépendre des jours, des heures, des lunes et des marées de mon cœur. Pour ce qui est des formules, il est vrai que je les aime bien — les citations aussi. Mais sont-elles à l’emporte-pièce ? Bref, je me crois ouvert, j’aime bien les rencontres humaines et pas seulement avec les femmes… Tout le monde peut me juger comme il veut, je m’en bats l’œil ! Et les nuts, comme on dit en banlieue. Voilà une formule à l’emporte-pièce, pour le coup.

De ton côté, tu as dit être un « écrivain de hasard », un « brouillon cyclothymique et dispersé (3) », un « homme nez aux étoiles, pieds sur la terre, et qui attend la guerre (7) ». Te vois-tu toujours ainsi ?!

Ce sont là aussi des formules faites pour choquer, ébranler les certitudes ou faire sourire. « Nez aux étoiles et pieds sur terre » est un vers d’une de mes chansons. Nez aux étoiles, c’est le rêve car il faut bien rêver un peu dans notre monde de brutes. L’essence même de la S-F. L’inaccessible étoile. Ce qu’on n’atteindra jamais, qui nous sert à alimenter notre imaginaire. Les pieds sur terre, c’est l’engagement au quotidien même si, je le répète, cet engagement n’est plus que littéraire et bavard aujourd’hui. « Qui attend la guerre » ? Rappelons-nous le 11 septembre, on l’a prise sur la tête…

Notes

(1) « Rencontre avec Jean-Pierre Andrevon », par Richard Comballot, in Ere Comprimée n°41, 1988.
(2) « Andrevon versus Walther », interview croisée, in Ténèbres n°6, 1999.
(3) « Entretien avec un brouillon cyclothymique », par Olivier Girard, in Bifrost n°6, 1997.
(4) « Introduction ou à peu près », préface à L’Oreille contre les murs, anthologie de Jean-Pierre Andrevon, Denoël, « Présence du Futur » n°310, 1980.
(5) « Jean-Pierre Andrevon », par Daniel Conrad, in Ténèbres n°1, 1998.
(6) « La mort, le réveil », préface de Patrice Duvic au Livre d’Or Jean-Pierre Andrevon, Presses Pocket n°5177, 1983.
(7) « L’autre côté », in Science-Fiction n°4, Denoël, 1985.
(8) Table ronde avec John Brunner, Jean-Pierre Vernay, Jean-Pierre Andrevon et Emmanuel Jouanne, animée par Michel Ruf, in SFère n°19, 1984

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Une interview parue originellement dans le Bifrost n° 29 et reprise dans le recueil d'entretien Voix du futur.

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