Lorsque Grigori Raspoutine revint à Chicago, la ville comptait plus de deux millions d’habitants. Parmi eux, environ soixante mille étaient sans domicile fixe, chiffre qui pouvait s’élever jusqu’à cent cinquante mille en hiver. Durant la saison froide, Chicago drainait toute la misère de l’État et de plus loin encore. Quantité d’âmes perdues obligées de marcher toute la nuit pour ne pas s’endormir et finir gelées sur le trottoir. C’est pourquoi des policiers charitables les réveillaient à grands coups de pieds dans les côtes, histoire de leur sauver la vie.
Oui, Grigori Raspoutine aurait pu n’être qu’un de ces miséreux si la ville n’avait pas eu des vues sur lui. Chicago lui en voulait d’être parti et de n’être pas rentré directement après son évasion de la ferme. À une époque plus clémente, il lui aurait suffi de traîner aux abords du Loop pour se faire oublier ou de disparaître dans le Jefferson Park, ce mouroir à clodos. La ville ne lui permettrait pas de s’en tirer à si bon compte. S’il voulait accomplir son œuvre, ou simplement survivre, Raspoutine devait faire la preuve de son amour pour sa cité natale et reconquérir ses faveurs. Il lui faudrait arpenter Chicago, en visiter avec douceur ses moindres recoins, comme d’autres auparavant dessinaient la carte de Tendre. Grigori se plia aux exigences de la ville.
D’autant que Chicago lui imposait tout cela pour son bien. Si Grigori voulait un jour évoquer l’Ailleurs, il lui faudrait d’abord ressentir l’Ici même. Comment le passé imprégnait le béton et l’acier, rendait les briques friables. À quel point les souvenirs défunts perduraient dans la mémoire des vivants, pareils aux résonances de drames d’hier qui trouveraient leur écho dans les histoires d’aujourd’hui. Disputes à la table du dîner familial, amour qui se brouille dans l’alcool en dépit de la sincère intention de bien faire, comme si les ancêtres soldaient les comptes à travers leurs descendants, en guise d’héritage. Il lui faudrait apprendre jusqu’où l’environnement urbain affectait l’humeur des personnes. Le riche trouvait ses manières au cœur des districts aisés, les pauvres se comportaient comme tels dans les garnis municipaux. Adaptation au milieu, concurrence des espèces que voyait d’un bon œil Chicago. La ville perdurait, adéquate à elle-même. Seulement, il fallait quelqu’un pour en témoigner.
C’est ainsi que Grigori Raspoutine s’improvisa cartographe. Conscient toutefois d’être dépourvu du talent d’illustrateur, il s’autorisa des vides. Un blanc en bord de carte marquait les extérieurs de la ville, des zones demeuraient inconnues, telle la dangereuse Treizième rue que chacun savait dévolue aux nègres.
En marchant toute la sainte journée, Grigori Raspoutine défrichait et déchiffrait la ville. Sans qu’il le sache, mais à coup sûr, ses déambulations ordonnaient les mots, les structuraient en phrases jusqu’à produire un discours cohérent. Durant des heures, Grigori Raspoutine battit la semelle sur les trottoirs de West Madison Street. Il attendait patiemment son tour dans la file, sous le regard des aboyeurs engagés par les agences de placement, avant de pénétrer dans le marché aux esclaves. Il n’y avait pas de femmes ou d’enfants dans la rue. Juste des types dont le regard épuisé parvenait tout juste à lire les offres d’emploi tracées au blanc d’Espagne sur les façades vitrées des bureaux. Que de la besogne pour bêtes de labeur, du personnel sans qualification qui pouvait s’estimer heureux d’être embauché, pour quelques heures ou à la journée. Une part de leur salaire finirait à titre de commission dans la poche des recruteurs.
Parce qu’il venait de nulle part, Grigori Raspoutine fut débouté. Une stratégie de Chicago. La ville voulait reprendre les choses depuis le début. Elle comptait tracer une ligne droite reliant l’enfance orthodoxe de Grigori au présent. C’est pourquoi il lui fallut marcher jusqu’au 105 South Jefferson Street. L’hôpital Saint-Joseph qu’administraient les sœurs de la Charité, recherchait un homme à tout faire. C’était un imposant bâtiment de brique rouge surmonté de clochetons, de gargouilles et de pignons, Pour avoir la place, il lui suffirait de se présenter au 2100 Burling Street, 740 Garfield Avenue.
Avec l’avance sur salaire que lui octroya un employé du recrutement, Grigori alla tout d’abord chez Gus, un restaurant installé sur South Halsted Street qui promettait une cuisine maison, et dont la carte proposait pieds de porc et salade de pommes de terre pour la somme raisonnable de quinze cents, ainsi que saucisse purée pour le même prix. Il prit le ragoût de rognon à dix cents. Puis il se rendit dans une friperie au fond de North Clark Street où il acheta un veston pas trop usé, une chemise sans col et des pantalons de travail. Ses souliers, solides et faits pour la marche, avaient encore un avenir devant eux. Il gagna ensuite les bains publics, à quelques pas de Lasalle Street. Là, il se fit faire une coupe de cheveux à quinze cents. Après avoir trop longtemps raclé sa crasse avec le bord cannelé d’une pièce de cinq cents, il se lava longuement, se débarrassa de toute cette saleté accumulée sur les chemins, qui se diluait dans l’eau en même temps qu’une part importante de sa jeunesse.
Une fois propre, Grigori Raspoutine se resalit aussitôt. Sous la vigilance de la mère supérieure, Sœur Carmilla qui semblait grosse de tous les bébés qu’elle n’aurait jamais, il se retrouva à genoux, brossant le parquet du hall des admissions, ou debout à passer la serpillière, ramassant les vomissures sur le sol carrelé de la salle commune, nettoyant les toilettes, un cloaque qui accueillait les déjections de ceux que l’on considérait à peine mieux que de l’ordure. Quand on manquait de personnel, il faisait aussi l’appoint en cuisines, les mains gonflées et rougies par l’eau de vaisselle, jusqu’à parfois très tard. Au terme d’une pareille journée, il ne regagnait pourtant pas The Working Boys Home, le foyer dépendant d’Our Lady of Mercy, situé dans une ancienne usine au 1140 Jackson Boulevard et réservé exclusivement aux travailleurs de confession catholique. Chicago lui accordait nuit blanche, une dispense valant jusqu’aux premières lueurs du matin. Il restait à l’hôpital et se rendait dans l’aile haute des condamnés que l’on surnommait la Tour du Silence, aux chevets des mourants afin de recueillir leurs dernières paroles. Ce que l’on appellera par la suite « le suivi des personnes en phase terminale », euphémisme qui compte au moins trois mots compliqués.
L’agonie n’autorise pas qu’on se perde en digressions. Les gens allaient au plus simple, réduisant leur vie à l’essentiel. Ils comprimaient des décennies de joies ou de peines en un conte structuré, souvent une allégorie. Certains murmuraient d’un ton continu et monocorde, Grigori se penchait et tendait l’oreille. D’autres s’exprimaient en un débit haché, qu’entrecoupaient des quintes de toux, violentes et glaireuses. Grigori tendait un bassin. Lorsque le récit s’arrêtait sans prévenir, il tapotait la poche de fluide accrochée à une potence, pour permettre au malade d’aller jusqu’au bout. Parce qu’il en va des témoignages comme des bonnes blagues, ils ne valent rien sans la chute.
Mais un jour, Grigori ouvrit le placard à balais. En allumant l’ampoule nue suspendue au plafond du réduit, l’évidence lui traversa le cortex. Une épiphanie électrique. Sa place n’était pas à Saint-Joseph. Il s’était évadé d’un institut pour retomber dans un autre. Il prit ses cliques et ses claques et retourna à la rue. Grigori pouvait marcher pendant des heures sans revenir une seule fois sur ses pas. Chicago lui imprimait sa cadence, un rythme syncopé spécialement mis au point pour lui, que les formations de jazz appelleraient plus tard Street Walk. Un solo dans la jam-session urbaine, hennissement de chevaux, rythme de leurs sabots ferrés sur la chaussée, klaxons rares mais puissants, et tous ces cris, voix, chuchotements, silences, qu’il transformerait un jour en annotations. Ce que la vie cherche à maintenir dans les marges, pour faire croire que le sens se tient au-delà, pas à notre portée.
N’ayant plus le droit après sa démission de dormir au foyer des travailleurs, Raspoutine – lorsque la fatigue se faisait sentir – regagnait le Hogan’s Flop, un asile de nuit à deux étages, fondé par un vétéran de la guerre hispano-américaine, au 16 Desplaines Street. Le chauffage du bâtiment était assuré par un énorme poêle en fonte installé au rez-de-chaussée. Chacun leur tour, les locataires devaient l’alimenter en allant dans l’arrière-cour pour débiter de vieilles traverses fournies par les compagnies ferroviaires. Chambre cubique à fenêtres aveugles, cloisons très minces qui permettaient de ne rien louper des grognements onanistes et bruits de pets, toilettes sur le couloir et sans aération, cuisines collectives, le tout pour cinquante cents.
L’endroit devint le logis de Raspoutine durant un peu moins d’une décennie. Il fréquentait le Mother’s Restaurant sur South State Street, tenu par Mama Greenstein dont la devise était « La faim ne doit pas l’emporter ». Célébrité locale, elle passait des heures d’affilée dans la rue à nourrir les chats errants et fournissait gratuitement, de cinq à sept heures du matin, café chaud et beignets aux plus déshérités.
Pour le reste, on sait seulement que Grigori Raspoutine a trouvé du travail chez J.S. Hoffman & Co, importateur de viande. Au fil des ans, il a ouvert des quartiers de bœufs et trimballé des palettes de porcs, tâches qui devaient physiquement l’endurcir, et pour tout dire le préparer à la prochaine étape de sa vie.
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Xavier Mauméjean – Belfond - septembre 2012 (roman inédit – 444 pp. GdF. 21,50 €)
L'avis de Bifrost sur Rasputinia.