La rentrée littéraire et ses cohortes de livres… Au dernier recensement, 646 livres pour 2012. À cette occasion, le blog Bifrost vous propose une sélection, aussi éclectique qu’originale, de ces ouvrages, nouveautés ou rééditions bienvenues. Au menu de cette première partie, les amis et collaborateurs de la revue vous font part de leurs coups de cœur : deux textes anonymes, l’un célébrant la mathématique beauté des choses et l’autre prophétisant une fin du monde, le nouveau Iain (M) Banks, et deux romans des plus curieux, l’un argentin, l’autre belge…
Bifrost fait sa rentrée ! - 1
La Beauté des choses
Auteur anonyme – Denoël - septembre 2012 (210 pp. GdF. 17 €)
Pour cette rentrée littéraire, Denoël se jette à l’eau et réédite ce phénomène de la littérature parallèle (le terme mathématique est ici fort justifié) qu’est La Beauté des choses (auteur anonyme).
Difficile de savoir de quand date cet ouvrage étrange. Difficile aussi d’en connaitre les auteurs. Ils sont nombreux, assurément. Une récente thèse universitaire a démontré que Lewis Caroll y a participé. On parle aussi de Raymond Queneau et certains, même, affirment reconnaître l’empreinte de Descartes ou de Pascal. Un manuscrit historique que des générations d’esprits éclairés auraient enrichi de leur touche : philosophes, poètes, mathématiciens.
S’agit-il d’un roman ? Sur ce point aussi, on pourrait discuter longtemps. L’œuvre est dotée d’une intrigue. Elle est élémentaire, mais c’est de cette simplicité qu’elle tire une partie de sa beauté : le personnage principal — est-il un homme, est-il une femme ? rien n’est dit — se tient assis en haut d’une colline et il admire le paysage qui s’offre à lui. Puis il se lève, traverse le jardin, entre dans la maison, et monte à l’étage jusqu’à la chambre — la sienne ? Il s’approche de la fenêtre et, à travers le carreau, regarde à nouveau le même paysage qu’au début de l’histoire.
C’est tout ?
C’est tout !
Mais à travers cette rêverie de quelques 200 pages, La Beauté des choses nous délivre une explosion esthétique inégalée. Un aperçu d’une certaine perfection. Une perfection mathématique…
Oui, mathématique. Car, même si rien n’est dit, on devine dans chaque chose qui nous est montrée la simplicité et la pureté de quelque axiome élémentaire, développé à l’infini en un foisonnement harmonique.
Dans le jardin, les primevères (comme ce nom est élégant !) s’alignent étrangement — sans vraiment s’aligner — comme les nombres premiers de la spirale d’Ulam ; perdu dans la contemplation d’un cœur de tournesol, l’œil du lecteur saute d’un grain doré à son voisin et ne découvre qu’en reculant la tête les spirales délicates, rayonnant en tout sens, spirales de Fermat parmi les nombres de Fibonacci ; sur le chemin, une fougère, juste née, s’enroule à l’infini selon la proportion divine du nombre d’or. Le langage est celui de la poésie. Et le lecteur se laisse emporter à admirer la simple beauté des choses, la beauté de la simplicité.
Et puis, on entre dans la maison, et les dimensions s’ajoutent au spectacle. Le carrelage du couloir, en noir et blanc, s’étend à l’infini sans jamais reproduire son motif, en pavage de Penrose ; ce vase, sur la table, en corne d’abondance est une trompette de Toricelli, à la fois pleine et infiniment vide ; ce lustre de cristal aux reflets irisés est une pseudosphère de Beltrami. Alors, à la lumière de ce lustre étrange, le monde semble se tordre, se distordre, et s’enrichir d’une nouvelle géométrie. Et, comme dans la « nature morte avec le plâtre Cupidon » (de Cézanne, a-t-il participé lui aussi ?), la pièce s’enroule autour de ses objets. Il n’y a plus de perspective, plus de profondeur, ou alors il y en a trop. Et l’on découvre les choses avec un œil nouveau — un œil divin ? —, on revoit le vase, on revoit le lustre de cristal et l’on comprend comme ils sont beaux.
Puis, c’est la chambre. Un aboutissement. Les motifs de la moquette, en ensembles fractals, guident le regard vers la fenêtre. Les nœuds du rideau sont des nœuds de Perko, tous différents et pourtant identiques ; les murs sont de miroir — comme une chambre de Tokarsky — et la lumière d’une lampe se reflète à l’infini mais laisse dans l’obscurité l’alcôve du lit.
Le verre de la fenêtre, enfin, déforme la vision du premier paysage du roman, que l’on reconnaît — mais transfiguré ! — parmi les volutes de la transformation optique. Et l’œuvre sublime, se terminant en abîme par un paragraphe identique au tout premier du livre, nous rappelle que le temps lui aussi est un objet mathématique.
Certains lisent ce roman comme une composition érudite. Des études fort savantes ont démontré que la structure des phrases même, et des paragraphes, répétait à l’instar d’une fugue de Bach des motifs harmoniques ; que la mise en page, le dessin des lettres sur le papier, reproduisait le canevas d’une éponge de Menger ou la distribution des décimales de Pi.
D’autres, comme je vous y invite, se laissent emporter, plus simplement, par la beauté du langage et des images, et par la relecture infinie de ce texte sans âge.
La Beauté des choses est un livre impossible à écrire. Et c’est sans doute pour cela qu’il n’a pas d’auteur.
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INRI (IGNE NATURA RENOVATUR INTEGRA)
Auteur anonyme - Le L’iable - septembre 2012 (roman (?) inédit - 4201 pp. GdF. 49€.)
Au début, bien sûr, vous sourirez.
Voilà un ouvrage anonyme, mystérieux et lourd à souhait, genre pavé aux proportions dictées par le nombre d’or, à emporter en vacances pour ancrer la serviette sur la plage si vous étiez encore sur une plage sur une serviette et en vacances, osant la provocation de ressortir l’intrigue éculée d’un univers vivant, qui tel un organisme tenterait de guérir, ou de rejeter, un de ses organes malade : oui votre chère bonne vieille Terre à vous…
De pénibles souvenirs afflueront à votre esprit accablé : à la lecture du résumé complet que vous n’aviez pas eu le temps de lire, vous imaginerez voir défiler les pires poncifs, tapis pour l’instant, dieu merci, dans l’ordre encore implié derrière les quatre lettres de feu sur fond anthracite de la belle couverture qui vous aura fait craquer au relais de la gare, où vous étiez très pressé comme d’habitude, maudit réveil, maudite attirance pour les belles couvertures, maudit marketing publicitaire, mais faut dire qu’I.N.R.I., comme titre, c’était diablement intriguant, fallait oser, pis c’était de la science-fiction éditée par Le L’iable, patronyme que vous pourriez lire comme Le Diable si vous faisiez une apostrophe plus grande qu’il n’est raisonnable en liant le haut et le bas du L, et qui par ailleurs et par miracle se trouverait être l’anagramme parfait de L’abeille, et pis aussi vous étiez vraiment très très pressé comme d’habitude.
Bref, vous serez en possession d’un bel objet sombre et luisant d’un éclat menaçant tel un bréviaire, plus pesant que son volume parfait ne le laisserait supposer, comme si ses 4201 pages étaient en papier bible. Et d’ailleurs ce sera le cas. Ce qui accroîtra votre anxiété : et si c’était interminablement menaçant d’être mauvais à l’intérieur ?
Mais vous sourirez quand même. Pour faire bonne figure, pour montrer qu’à vous on ne la fait pas, pour réaffirmer que l’erreur est humaine, ou qu’en fin connaisseur vous aurez déniché une curiosité/monstruosité qui peut-être fera joli dans la bibliothèque.
Pourtant, dès les premières lignes, vous serez désarçonné, au point de désirer poursuivre votre lecture au-delà de la page une et demie, mais pas encore au point de réviser votre jugement. Ce qui vous frappera d’emblée, ce sera le style maléfique, le ton quasi-clinique d’un rapport confidentiel, l’étrange absence d’empathie, le réalisme détaché et distancié d’un auteur qui consigne une suite d’événements apocalyptiques, frappant une planète qui sans nul doute n’est autre que celle sur laquelle vous vivez.
La Terre, jouet abandonné à la colère froide de forces surnaturelles. Une Terre convulsée, dénaturée, et plus tout à fait la vôtre, car livrée à des volontés aussi détachées qu’implacables ; mais cependant dans lesquelles vous décèlerez encore les traces d’une lointaine affection, familière, intime, terrible.
Car ce qui inéluctablement sera en train de tuer, à travers ses habitants, cette planète, pourrait venir aussi bien des étoiles que d’elle-même : mécanisme biologique rendu caduc par nécessité, par programmation, par hasard, ou par une mystérieuse et distante surveillance, c’est l’instinct de conservation des individus qui disparaîtra. Amputée d’un soutien essentiel parce que parvenue peut-être à son degré de population limite, confrontée à l’adversité sans recours, à l’absurdité sans fard, l’humanité vacillera, puis s’abîmera dans le chaos.
Vous sourirez toujours.
Mais les hallucinantes descriptions de la destruction d’une civilisation, entrecoupées des réflexions intimes et désincarnées d’un énigmatique conteur, provoqueront à coup sûr en vous le début d’un malaise. Cet occulte narrateur, sorte de Faust de la fin des temps, acquerra au fur et à mesure de ses interventions une épaisseur psychologique en rapport inverse de la sécheresse de son observation.
Ne plus posséder d’instinct de survie ne fera pas de lui, ni d’aucun de ses congénères, un légume apathique. Il conservera toute sa faculté de réflexion, intacte et profonde. Et sur fond de cieux obscurcis par les brasiers mourants de votre monde, il s’interrogera. En sursis, privé de sa peur de disparaître ou de son désir de se perpétuer, moteurs principaux le faisant avancer, lutter, progresser, dominer, que resterait-t-il de ce qui faisait l’homme, l’humain, l’humanité ? N’y aurait-il rien d’autre, dans cette grandeur effondrée, qu’un acharnement à vaincre, à conquérir, pour ne jamais céder sa place ? D’après l’auteur, dans un premier temps, il semblera que non. Les premiers cas de suicides de masse seront vite suivis de déferlantes d’autodestruction face à l’inanité toute nue de faire des efforts dans tant de domaines d’activités désormais sans objet ; une énorme vague de criminalité restera moindre que prévue, et surtout éphémère, mais prélèvera un lourd tribut. Les fléaux nés de la désorganisation, les maladies, les épidémies, les accidents, les famines dues aux destructions massives du patrimoine productif à l’abandon, avec les cortèges de pollutions en découlant, feront rapidement les derniers ravages. Des pages qui rappelleront irrésistiblement par leur puissance certains passages de la Bible consacrés aux courroux de dieux vengeurs. Sans que l’auteur donne jamais dans la sentence facile, ses phrases prophétiques et poétiques sonneront pourtant comme des extraits trompeusement familiers ; et, comme doté d’une étrange omniscience, il décrira les apparitions, dans les rouages de ce qu’il restera de civilisation, de personnages froids, banals ou ordinaires transformés en nouveaux messies, prophètes ou antéchrists, messagers de mort semblant vivre leur vie mais en réalité vécus par un ordre qui les dépasse.
Aux dernières pages sera venu le temps de la confidence et de l’aveu ultime, croira l’énigmatique conteur. Oui, avec beaucoup d’autres, il aura été un des acteurs, ou plus exactement un des propagateurs des bouleversements qui auront presque annihilé une humanité. À l’instar de l’ouvrage que vous tiendrez entre vos mains, en ces temps apocalyptiques tout art et plus généralement toute forme de communication, opérés par les derniers acteurs du monde sur les agis du monde, seront devenus comme des miroirs reflétant le vide et l’inanité de l’existence, tout entiers orientés vers l’anéantissement de l’espoir ; par un procédé simple : décrire une réalité sans fard, sans consolation, ni but.
Voyez-vous, il ne s’agira plus que de précipiter la fin.
Lucide, si l’auteur en aura été un acteur, il aura aussi été agi, froidement, à son insu ou pas, d’ailleurs ça n’aura plus d’importance, un processus irréversible ayant été enclenché ; mais agi par quoi, par qui ? Une mécanique interne aveugle ou une volonté externe agissante ?
Ce livre sera son testament. Celui de l’humanité également.
À ce point vous aurez encore envie de sourire, mais ce sera d’un rictus.
Ces masses d’humains démissionnaires, en panne de ce qui les faisait avancer, combattre, triompher parfois, ou ces groupes d’acteurs/agis concourant à hâter l’heure du crépuscule d’une civilisation, seraient-ils déjà en route vers le néant, ou à l’ouvrage dans une œuvre qui ne verra plus aucun gagnant ?
Cette Terre basculant vers une agonie indifférente, cette humanité glissant vers les limbes feutrées d’un coma terminal, serait-ce cette même Terre que la vôtre ?
Nul besoin de complot, fût-il universel, s’il est désormais seulement question d’un ordre et d’une loi aveugle. D’un jeu, aux règles devenues insaisissables, duquel plus personne ne tirera son épingle.
Le livre ne s’achèvera pas sur cet aveu terrifiant. Une ultime coda, traitée de façon bizarrement impersonnelle, rendue difficilement intelligible par l’usage inhabituel du langage, parlera, à travers un groupe particulier d’humains survivants, de l’évolution inattendue de ce qu’il restera d’humanité, délivrée de toute contingence de survie à tout prix, et donc de domination. Passée l’hébétude de la majorité restante, on assistera, à part, à l’apaisement d’une minorité, rêveuse depuis toujours par essence, et donc moins exposée à la folie générale provoquée par l’exposition à la crudité du réel : ceux qui auront toujours été attirés par le côté fantastique de l’imaginaire, ceux qui auront su adopter par réflexe un recul face à la pauvreté d’une prétendue réalité, ceux, enfin, qui se nommeront eux-mêmes, par dérision et par défi, les Nés de la Veille. Car même si certains comportements se seront altérés subtilement ou auront brutalement disparu, leurs facultés intellectuelles demeurées globalement intactes les conduiront, au terme des effondrements généralisés, ni au retour aux cavernes, ni aux luttes. Plutôt vers une installation dans une attitude d’attente sereine ; leur peur de mourir se transformera en peur de l’ennui, puis en curiosité. Empruntant une voie neuve, leur évolution devra bien se poursuivre. Régression, involution ? Paradis, limbes, ou enfer ? Si le but du jeu ne sera plus la domination, il demeurera un jeu, et un monde qui va avec. La place de l’instinct de survivre sera occupée par le sentiment aigu d’être de passage au monde. Et sur celui-ci, dévasté et dépeuplé, tant d’êtres humains que d’animaux, restera un sentiment d’appartenance, et, finalement, de confiance.
Le livre se terminera dans une telle absence des repères habituels qu’il deviendra difficile à suivre. Et pourtant, comment se fait-il que vous parviendrez à le comprendre, si bien même, et que sa nouvelle façon d’exprimer la vie renaissante éveillera un tel écho en vos tréfonds ?
Alors, refermant l’épais volume sans nom d’auteur, à nouveau, vous sourirez.
Vous sourirez.
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Attentat
Iain (M.) Banks - Calmann-Lévy, label Orbit - juillet 2012 (roman inédit traduit de l’anglais [Écosse] par Patrick Imbert - 422pp. Gdf. 21.90 €)
Aspherje est la capitale de Calfebraques, une Terre parallèle à la nôtre et qui lui est assez semblable. La paix règne dans cette société entièrement dévolue aux explorations d’univers alternatifs jusqu’au jour où une bombe venue de l’espace tue exclusivement la population défavorisée d’Aspherje. Le fait est d’autant plus remarquable que les domestiques et employés des quartiers riches sont morts, tandis que les gens aisés se trouvant loin de leur espace de vie ont survécu. Qui a pu mettre au point une arme de sélection sociale ? L’unité de circonstances générales parvient rapidement à la conclusion que le projectile a été lancé depuis Arad, planète dont la culture n’a pas les moyens scientifiques et techniques de perpétrer une telle agression. Au même moment, les huit milliards d’habitants d’Arad paraissent se diriger vers l’unique légation humaine présente sur la planète. Aidé par les agents du Concern, l’ambassadeur tente d’organiser l’évacuation alors même que les Aradiens sacrifient en masse leurs enfants. Le Concern s’avise bientôt que les Aradiens laisseront la vie sauve aux humains à la seule condition qu’ils abandonnent leurs propres enfants aux racoleurs, des sortes de mendiants qui se massent le long des routes. Le mouvement des populations sur Arad et la bombe sélective sont-ils liés ? Et qui sont ces curieux voyageurs semblant provenir de notre Terre qui se désignent eux-mêmes comme étant les « touristes des catastrophes » ?
Avec Attentat, Iain (M.) Banks propose au moins trois innovations. Tout d’abord, à titre personnel, il paraît renoncer, au moins pour ce texte, à la distinction établie par lui-même entre « Banks » auteur de littérature générale, et « Iain M. Banks » écrivain de science-fiction. Il s’agit donc ici d’une troisième entité : Iain (M.) Banks. D’autre part, le présent roman prolonge le multivers mis en place dans Transition (déjà traduit chez Orbit par Patrick Imbert), sans en être une suite mais en reprenant le tout puissant Concern, son « Université Spéditionnaire des Talents Pratiques » et la planète Calfebraques ; le tout en relation avec le cycle de la Culture, particulièrement sa source : L’homme des jeux. Enfin, Banks abandonne la narration chorale de Transition mais sans céder pour autant à la facilité narrative, puisque ici il s’adonne à une nouvelle expérience d’écriture dans le sillage d’ENtreFER. L’auteur a en effet exigé de ses futurs traducteurs qu’il privilégie le signifiant sur le signifié, la forme sur le sens. Ainsi la traduction est-elle homophonique, avec par exemple « see » rendu par « scie », « So this » par « saucisse », « truth » par « trousse ». Patrick Imbert s’en tire formidablement bien, proposant par exemple « Il heurte une série d’escrimes » à la place de « He heard a serie of screams ». Et cela durant les 422 pages que fait le roman, dont l’intrigue palpitante, les éclaircissements sur la civilisation de la Culture aussi bien que sur le Concern, tiendront le lecteur en haleine.
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Qui a tué Osvaldo Pavese ?
Armando Bix - Métailié, coll. « Bibliothèque hispano-américaine » - septembre 2012 (roman inédit traduit de l’espagnol [Argentine] par C.-G. Robert - 756 pp. Gdf. 29 €)
« Dans la mort, écarquillé, Osvaldo Pavese souriait. »
C’est sur cette phrase que s’ouvre ¿Quién mató a Osvaldo Pavese?, l’œuvre monumentale, unique, d’Armando Bix, cafetier portègne décédé en 2007, que nous pouvons désormais découvrir en traduction française.
Dans une Buenos Aires à la clarté de rêve, au milieu du siècle passé, le magnat de la restauration Pavese est retrouvé assassiné dans une pièce fermée de l’intérieur. Les suspects sont nombreux dans l’entourage du défunt, frères veules, proches envieux, gouapes interlopes. L’enquête suit des biais sinueux, baladant le lecteur de salons en raouts, de patios en arrière-cours, de cocktails en milongas. Tandis que l’intrigue se noue, le récit gagne en ampleur, en qualité d’écriture.
À la fin du 11e chapitre, alors que les détectives semblent sur le point d’épingler un coupable que tout accuse, le roman bifurque. Les chapitres 12 à 15 sont consacrés à un torrentiel monologue intérieur du mort, confession très libre, émaillée de points de suspension, dans laquelle le lecteur croit deviner la vie de l’auteur plutôt que celle de son personnage. Les chapitres 16 à 29 reprennent le roman à énigme à son commencement, mais sans rigueur et comme avec nonchalance : répétition de scènes et de dialogues, mélange de situations ou de péripéties, interversion de noms de personnages. Vers le chapitre 26 commencent à apparaître d’étranges incises, notes de restaurant, liste de chansons diffusées à la radio dans les années 70, brouillon de lettre d’amour, quatrains de décasyllabes auxquels manquent deux rimes. Le chapitre 30 n’est composé que de deux mots : « Tout arrêter. »
L’étonnante méthode d’écriture du roman, si l’on accorde foi à l’auteur, est révélée au chapitre 31 : Armando Bix a fait vœu, à l’âge de 32 ans, de consacrer chaque année une semaine de sa vie à la rédaction d’un chapitre du même manuscrit. Qui a tué Osvaldo Pavese ? est, dès sa conception, pensé comme un récit posthume. Son inévitable achèvement, impossible à prévoir, coïncide avec le décès de l’auteur.
Dès le chapitre 31, rédigé pendant la semaine sainte de 1985, la narration revient sur la biographie d’Osvaldo Pavese, détaillant avec minutie sa relation aux hommes, à la ville, aux romans, à la boisson. L’image de son cadavre souriant, décillé, ne cesse de revenir. Quelques unes des plus belles pages de la littérature argentine nous sont données au chapitre 41, lors d’une longue scène de bal aveugle, dans laquelle les protagonistes dansent parmi les bribes de trois siècles d’histoire. Bix, à 73 ans, est au sommet de son art.
Les chapitres 42 à 44, sans être mauvais, semblent moins inspirés : l’épisode pornographique est plutôt plat, les passages humoristiques ratés. Les huit derniers chapitres sont lacunaires, balbutiants. On pense à de l’épuisement, une forme de sénilité de l’auteur ou un début d’Alzheimer. Une anecdote de comptoir n’en finit pas d’y être bredouillée, percée de pages blanches, de mots sans voyelles.
Restent les dernières pages. Certains soupçonnent qu’elles seraient apocryphes, de la main d’un ayant-droit charitable ou d’un éditeur sans scrupule. On y retrouve, le temps de trente pages, tout les personnages du livre, et Osvaldo Pavese quelques minutes avant sa mort. On y survole Buenos Aires une dernière fois, on y écoute le chant d’un bandonéon. Les enquêteurs, ignorants de tout, dorment tandis que le fleuve glisse. Portes et fenêtres sont fermées. Osvaldo s’écarquille. La mort est dans l’escalier.
Nous laissons aux lecteurs la surprise de l’identité de son assassin.
Armando Bix est enterré au cimetière de Recoleta.
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Rotor
Luca Bogaerts - Éditions Chloé des Lys - septembre 2011 (roman inédit - 1111 pp. GdF. 29 €)
J’ai ramené un livre improbable de ma dernière tournée promotionnelle à Bruxelles. Un premier roman signé Luca Bogaerts, paru en 2011 aux éditions Chloé des Lys : Rotor.
J’écris « premier roman » car c’est ce qu’on m’a dit boulevard Anspach, à la librairie Brüsel, où je l’ai acheté ; Bogaerts est apparemment un de leurs clients. La quatrième de couverture ne donne pas d’information sur lui, ni le site de l’éditeur, mais il paraît que c’est normal : « Luca, ici, c’est un peu notre Thomas Pynchon » (j’ai entendu ce mantra au moins dix fois). Pas de photo non plus. Etant donnée sa date de parution, Rotor ne fait pas partie de la rentrée littéraire mais comme personne n’en a parlé ici, en France, ça ne devrait pas être un problème.
La couverture, créée par François Schuiten, représente un péristyle d’une simplicité trompeuse. « Le Rotor s’est manifesté hier soir au-dessus du Palais de Justice. » (Ainsi commence le résumé du livre.) « Ce matin, l’Agence d’Investigation, le Bureau des Recoupements, la Sous-Direction des Recherches et le Contrôle des Menaces ont été placés sous l’autorité du docteur Morgue. “Il me reste moins d’une minute pour vous expliquer ce qui se passe”, vient de déclarer celui-ci à la presse. “Le Rotor va tenter de me tuer mais j’y suis prêt. Toute ma vie, j’ai attendu cet instant. Dans l’Endocosme, il n’y a rien qui puisse se comparer au Rotor. Rien qui lui ressemble. Ecoutez-moi bien. Le Rotor est » (Ainsi finit le résumé.)
Le roman fait mille cent onze pages.
J’ai commencé à le lire dans le Thalys et je n’arrive pas à m’en dépêtrer. C’est une de ces catastrophes littéraires plus grandes que la vie, un triomphal foutoir qu’on referme périodiquement pour le reprendre à la première page en espérant, cette fois, y voir plus clair. Mon petit doigt me souffle que Bogaerts a prémédité ces reboots ; que c’est ainsi que le mystérieux « Rotor » se montre. Ce n’est pas un livre à lire, mais plutôt à jouer. Un détail m’a frappé hier soir, alors que je prenais des notes pour ce compte-rendu. On peut ouvrir Rotor n’importe où : il y a toujours une histoire qui commence. Page 71, par exemple : « L’hélicoptère de la Centrale décolla à six heures trente avec, à son bord, le détective Zéro, l’astronome et la géomancienne. Le cruciverbiste prit peur au dernier moment et choisit de rester à terre. “Zeus a été à Suez”, murmura-t-il en froissant son illustré. »
Évidemment, il faut aimer les palindromes.
Ce roman devrait plaire aux fans de Howard Waldrop et Jedediah Berry mais je vous en dirai plus quand je l’aurai fini. Si j’y arrive. Il n’est pas interdit de croire que les lecteurs d’Hergé y reconnaîtront certains personnages de Tintin déguisés, et d’autres issus de « l’univers des canards » de Disney qui semblent conspirer contre eux. La ferveur avec laquelle Bogaerts disserte sur l’architecture et sa fascination pour le Palais de Justice de Bruxelles renvoient directement à Peeters et Schuiten. Cela dit, dans Rotor,la cité la plus obscure s’appelle Picsouville.
Ah, ces Belges.