Cinquante ans et pas une ride ! À croire que sillonner l’espace, ça conserve. En effet, c’est au printemps 1962, dans les pages de V Magazine, que Barbarella, la belle héroïne dessinée par Jean-Claude Forest, apparaît pour la première fois, inspirée par la plastique de Brigitte Bardot, avant que Jane Fonda lui prête ses traits dans le film de Roger Vadim. Un demi-siècle (déjà !) après sa naissance, voilà l’occasion de retrouver l’article que lui a consacré Philippe Paygnard avec sa rubrique Super les héros ! dans le Bifrost n°13.
Barbarella
Le mercredi 30 décembre 1998, on apprenait avec tristesse la disparition de Jean-Claude Forest. Bien moins connu qu'Uderzo, Tardi ou Mézières, cet artiste a pourtant marqué de son empreinte la bande dessinée française en créant, en 1962, le personnage de Barbarella. Cette héroïne hors norme (pour l'époque) est d'une certaine manière l'ancêtre de toutes les bad girls de la BD moderne. Si Barbarella n'a pas connu le même succès commercial qu'Astérix, Adèle Blanc-Sec ou Valérian, elle a néanmoins marqué les esprits de plusieurs générations de lecteurs. Il suffit de lire les communiqués de presse qui, trente-cinq ans plus tard, lui sont consacrés. Ils la décrivent « blonde, pulpeuse, décidée et peu farouche(1) », « passablement belle(2) », encore « blonde, pulpeuse, peu farouche(3) », toujours « moderne, pulpeuse et guère farouche(4) ». Des appréciations certes flatteuses mais qui, on en conviendra, ne s'intéressent principalement qu'à un aspect assez ciblé de Barbarella... Reste que de nombreux critiques et fans, tant bédéphiles que cinéphiles, ont fort heureusement reconnus et reconnaissent encore les réelles qualités de la série et son approche très novatrice : avec Barbarella, Jean-Claude Forest restera comme l'un des plus grands précurseurs de la bande dessinée moderne.
À la conquête de la planète Lythion
Un vaisseau traverse l'espace. Fuyant la Terre, la belle Barbarella cherche un havre de paix où elle pourra oublier un terrible chagrin d'amour. Le hasard la conduit jusqu'à la planète Lythion, un monde étrange et mystérieux. En perte de vitesse, l'astronef de Barbarella percute une serre abritant des rosiers géants dont les épines peuvent être mortelles. Sauvée d'une mort affreuse par Dianthus et sa sœur Knautia, la belle aventurière décide de s'intéresser de près à la géopolitique complexe de Lythion. Elle apprend bien vite, de la bouche de Dianthus, qu'elle est tombée au sein d'une communauté privilégiée, abritée par les serres de Cristallia. Ce qui n'est pas le cas des Orhomrs, habitants du désert voisin, qui les attaquent régulièrement. Avec l'aide de ses sauveurs, Barbarella va rétablir la paix entre les deux peuples rivaux avant de partir à la découverte d'une nouvelle région de la planète Lythion. A bord du vaisseau marchand du capitaine Dildano, elle entre dans le territoire de la Méduse qui, avec ses pirates, règne sur les mers de Lythion. Ils parviennent à leur échapper pour tomber nez à nez avec Strichno, un chasseur obsédé et sadique, qui traque des animaux monstrueux créés en laboratoire par son associé Klill. L'ultime création de ce dernier dépasse en force et en cruauté tous ses prédécesseurs ; Dildano et Strichno font les frais de cette violence bestiale. De nouveau solitaire, Barbarella quitte ce lieu de mort et découvre, après quelques péripéties, la ville de Sogo. Gouvernée par la Reine Noire, cette cité est entourée par un réseau de labyrinthes où survivent tous les rebuts d'une société qui ne vit que par le mal et pour le mal. C'est en ce lieu que Barbarella fait la connaissance de Pygar, le dernier ornithanthrope. Un ange que la Reine Noire a fait plumer comme un poulet avant de lui crever les yeux ! Pygar et la Reine Noire : le Bien et le Mal. Entre les deux, Barbarella a fait son choix. Elle va s'attaquer au pouvoir de la Reine Noire pour libérer Pygar et lui ouvrir la route des cieux, le chemin de la liberté.
Face à la Reine Noire
L'apparition du personnage de Barbarella a l'effet d'une bombe dans le petit monde de la bande dessinée des années soixante.
À mille lieues d'héroïnes de la trempe de Bécassine (créée par Caumery et Pinchon, en 1905) ou de l'Espiègle Lili (créée par Jo Valle et André Vallet, en 1909), Barbarella est enfin une femme véritable, avec un corps de femme et des envies de femme. Les hommes qu'elles rencontrent sont des compagnons de route, des alliés ou des adversaires et, parfois, des amants. Personnage adulte dans une bande dessinée forcément destinée à des adultes.
La censure ne peut laisser passer cela et Barbarella, dont les charmes sont bien trop apparents, est rapidement obligée de se rhabiller. Des sous-vêtements viennent donc masquer la nudité de la belle héroïne, cachant ce sein que l'on ne saurait voir et que l'on doit désormais imaginer.
Mais ce n'est qu'un détail. Forest et sa jolie créature viennent de prouver que les bandes dessinées ne s'adressent plus uniquement aux enfants, certaines peuvent même leur être interdites. Certes, il existe déjà, à l'époque, des BD à caractère pornographique. Seulement Forest ne se contente pas d'exploiter les charmes de sa créature, il construit une véritable histoire autour de ce personnage féminin fort et indépendant.
Aventure, science-fiction, érotisme : Barbarella est un habile mélange dont Jean-Claude Forest est le maître d'œuvre. On trouve dans les premières aventures de Barbarella d'évidentes réminiscences des mythes et légendes gréco-romaines : la Méduse, le labyrinthe... Il y a également quelques références plus ou moins directes à Alice au pays des merveilles : ainsi la Reine Noire de Forest ressemble-t-elle par certains aspects à la Reine de Cœur de Lewis Carroll. Enfin les aventures spatiales de Barbarella font bien évidemment penser aux pérégrinations de Flash Gordon — le héros d'Alex Raymond — sur la planète Mongo. Cependant, Ming le tyran est loin d'avoir le charme vénéneux de la Reine Noire...
Mêlant ces multiples influences, Barbarella est une bande dessinée qui offre un large espace de réflexion, bien au-delà des simples et évidentes images de corps dénudés que la censure y a vues dans les années 60.
Précurseur en matière de bandes dessinées pour adultes, Forest fait rapidement des émules. Et s'il est sans doute exagéré de dire que Barbarella est à l'origine de toutes les publications de BD pour adultes, elle y a notablement contribué. Ainsi l'émergence de titres tels que L'Écho des savanes, Métal Hurlant, Charlie Mensuel, Fluide Glacial et quelques autres, n'a peut-être rien à voir avec Barbarella. Mais il est certain que l'héroïne de Forest fait partie des précurseurs, ceux qui ouvrent la voie à une bande dessinée dégagée des contraintes de la loi pour la jeunesse. Une bande dessinée sexuellement libérée, mais aussi une bande dessinée foisonnante d'idées.
Le sexe des anges
Si le nom de Barbarella est connu à travers le monde entier, c'est évidemment plus à cause de l'adaptation cinématographique de Vadim que grâce à la diffusion internationale de la BD de Jean-Claude Forest. Il faut dire qu'un personnage tel que Barbarella se prête parfaitement à une sortie cinématographique en 1968, année de bien des bouleversements et symbolique s'il en est.
Interprétée par Jane Fonda, la belle Barbarella prend corps dans des décors signés Jean-Claude Forest lui-même. Il ne faut pas moins d'une demi-douzaine de scénaristes — Vittorio Bonicelli, Claude Brûlé, Brian Degas, Robert Scipion, Terry Southern et Roger Vadim — pour tenter de traduire en images et en mouvement les dessins de Forest. Fort heureusement ce dernier n'hésite pas à collaborer au script, apportant sa touche toute personnelle à cette coproduction internationale.
Ainsi, aux côtés de la très américaine Jane Fonda, trouve-t-on les français Claude Dauphin (le Président) et Marcel "le Mime" Marceau (le professeur Ping), l'anglais David Hemmings (Dildano), sans oublier les italiens Ugo Tognazzi (Mark Hand) et Anita Pallen-berg (la Reine Noire). Signalons enfin que, bien avant John Travolta dans Michael, le comédien américain John Philip Law joue ici le rôle d'un ange pas très catholique, Pygar. Véritable spécialiste de ce type d'adaptation, on se souviendra que Law interprète également le rôle-titre de Danger : Diabolik de Mario Bava, d'après la BD des sœurs Giussani et de Luigi Marchesi. Il est également le Docteur Justice de Christian-Jaque, en 1976, d'après la série de Jean Ollivier et Raphaël Marcello.
La qualité de cette adaptation est unanimement reconnue et sa distribution a eu certaines influences. Ainsi, la légende raconte que c'est après avoir vu le Barbarella de Vadim que l'éditeur James Warren eut l'idée de lancer un magazine ayant pour personnage central une héroïne tout à la fois indépendante et sexy : Vampirella (lire le dossier qui lui est consacré dans Bifrost n°9).
Les autres héroïnes de Jean-Claude Forest
Barbarella constitue certainement l'œuvre majeure de Jean-Claude Forest, mais il ne faut pas oublier qu'il fait ses débuts en bandes dessinées en 1949. Il livre au journal OK une adaptation de La Flèche noire, le roman de Robert Louis Stevenson. Il travaille ensuite pour les Editions Vaillant (créant le personnage du Copyrit), dessine aussi quelques aventures de Charlot et plusieurs histoires de Bicot. Ce sont là des bandes dessinées classiques pour les garçons et les filles des années 50-60.
Mais l'auteur qu'il est manque de liberté pour s'exprimer. Il préfère abandonner ses activités de dessinateur de bandes dessinées et se fait illustrateur, signant de nombreuses couvertures pour la collection « Rayon Fantastique » (Hachette), le Livre de Poche et la revue Fiction. C'est alors qu'il participe avec Robert Gigi (Scarlet Dream) et Georges Pichard (Blanche Épiphanie) à une expérience inédite en matière de bandes dessinées. Il rejoint l'équipe de V Magazine, première revue de bandes dessinées pour adultes, publiée par Eric Losfeld. Des auteurs à la réputation établie y dessinent des aventures emplies de jeunes femmes dénudées. Malgré tout, V Magazine est bien plus que le simple maga-zine de cul qu'il paraît être. Il raconte des histoires dont les héroïnes sont des femmes et non de simples potiches, à une époque où la révolution sexuelle est en marche (dit-on). Avec Barbarella, puis avec sa brune contrepartie Bébé Cyanure (publiée dans Chouchou (5) en 1964), Forest féminise et intellectualise les héroïnes de bandes dessinées. Il poursuit dans cette voie avec Hypocrite, dont les aventures originales et novatrices déstabilisent les lecteurs et les responsables éditoriaux de France Soir, lieu de ses exploits en 1971. Dans le même ordre d'idée, il dynamite L'Île mystérieuse de Jules Verne qu'il adapte fort librement dans l'hebdomadaire Pif Gadget. Ce Mystérieuse, matin, midi et soir lui permet de faire un petit clin d'œil à celle qui lui a offert le succès et la reconnaissance populaire, puisqu'il confie le rôle du capitaine Nemo à nul autre que Barbarella.
C'est encore un personnage féminin qui permet à Jean-Claude Forest de changer de support, passant de la presse à la télévision. À la demande expresse de Daisy de Galard, productrice de Dim Dam Dom, il crée Marie Mathématique pour de brèves séquences d'animation sur des musiques de Serge Gainsbourg. Il s'essaye ensuite à la réalisation télévisuelle en 1974, en codirigeant avec Jacques Vilmont le moyen-métrage Les Poules bleues de l'automne, un conte fantastique.
Auteur complet, Jean-Claude Forest sait aussi mettre ses talents de scénariste au service d'autres dessinateurs. Dans la droite ligne de Barbarella, il crée ainsi, sous le pseudonyme de Jean-Claude Valherbe, la saga des Naufragés du temps, en 1974. Coauteur de cette saga spatio-temporelle, le dessinateur Paul Gillon (La Survivante) ne se contente pas d'illustrer le scénario de Forest : il y apporte ses idées et sa conception des aventures de Christopher Cavallieri et Valérie, derniers survivants du XXe siècle propulsés dans un futur incertain et baroque. Après quatre albums construits en commun, Gillon poursuit seul la série. C'est avec regret que Forest abandonne certains personnages issus de son imaginaire, dignes de figurer dans les aventures de Barbarella. Il laisse donc derrière lui le Tapir, adversaire omnipotent de Cavallieri, Quinine la prostituée qu'une mutation maudite transforme peu à peu en un monstrueux oiseau de proie, et Bebbé l'androïde cracheur de feu.
Se propulsant à mille lieues des Naufragés du temps, Forest écrit alors pour Jacques Tardi (Adèle Blanc-Sec) les chroniques d'Arthur Même. En 1978, ce véritable roman graphique, intitulé Ici Même, inaugure un magazine devenu historique : (À suivre). Toujours dans le cadre du défunt mensuel des éditions Casterman, Forest réinvente Le Roman de Renart pour le dessinateur Max Cabanes (Rencontre du 3ème sale type). Il redevient auteur complet pour deux nouvelles longues histoires : La Jonque fantôme vue de l'orchestre et Enfants... c'est l'hydragon qui passe.
En 1981, Forest retrouve Barbarella pour de nouvelles et dernières aventures intitulées Le Miroir aux tempêtes. Cette fois encore, il se contente de les écrire et c'est Daniel Billon (Marie de Bois) qui les dessine dans un style très "forestien".
Délaissant son personnage fétiche décidément trop marqué années 60, Forest devient responsable des bandes dessinées d'Okapi, entre 1985 et 1988. Il scénarise ainsi les aventures de Léonid Beaudragon pour Didier Savard (Dick Hérisson).
Enfin, en 1996, il offre à Alain Bignon (Une Education algérienne) un nouveau roman graphique intitulé Il faut y croire pour le voir.
Auteur reconnu, Jean-Claude Forest ne collectionne pourtant pas les prix. Il recevra cependant le Grand prix de la ville d'Angoulême en 1983, signant tout naturellement l'affiche du salon suivant (avec Barbarella et Gaston Gamine, le héros de La Jonque fantôme vue de l'orchestre). Trois années plus tard, il sera primé pour l'ensemble de son œuvre par le Festival de la bande dessinée de Sierre. Il était temps...
Notes :
(1) Agence France Presse le 30 décembre 1998.
(2) Associated Press le 30 décembre 1998.
(3) Sud-Ouest du 31 décembre 1998.
(4) Bachi-Bouzouk n°1 de février 1999.
(5) De 1964 à 1965, les quatorze numéros de Chouchou permettent de découvrir, outre Bébé Cyanure, les aventures de Ténébrax de Jacques Lob et Georges Pichard, Les Naufragés du temps de Forest et Gillon, P'tit Gus et les mystères de Rémo Forlani et Raymond Poïvet.
Barbarella et compagnie,
bibliographie rapide de Jean-Claude Forest
Forest, scénariste et dessinateur :
Barbarella
Barbarella (Editions Terrain Vague - 1964 ; Eric Losfeld Editeur - 1966 et 1968 ; Le Livre de Poche - 1974 ; Editions Dargaud - 1984 ; Les Humanoïdes associés - 1995)
Les Colères du mange-minutes (La Marge/-Kesselring - 1974 ; Le Livre de Poche - 1975 ; Editions Dargaud - coll. 16/22 en 3 tomes, 1981-1982-1983 ; Editions Dargaud - 1985)
Le Semble-Lune (Pierre Horay Editeur - 1977 ; Editions Dargaud - coll. 16/22 en 2 tomes, 1979-1980)
Et compagnie
Bébé Cyanure (Editions Glénat - 1975)
Enfants... c'est l'hydragon qui passe (Editions Casterman - 1984)
Hypocrite et le monstre du Loch Ness (Editions Serg - 1972 ; Editions du Fromage - 1981)
Hypocrite : Comment décoder l'Etircopyh (Editions Dargaud - 1973)
Hypocrite : N'importe quoi de cheval (Editions Dargaud - 1974)
Hypocrite : La revanche d'Hypocrite (Editions Serg - 1977)
La Jonque fantôme vue de l'orchestre (Editions Casterman - 1981)
Mystérieuse matin midi et soir ((Editions Serg - 1972 ; Editions Dargaud - 1982)
Forest, scénariste :
Avec Alain Bignon
Il faut y croire pour le voir (Editions Dargaud - 1996)
Avec Bruno Billon
Barbarella : Le Miroir aux tempêtes (Albin Michel - 1982)
Avec Max Cabanes
Le Roman de Renart (Editions Futuropolis - 1985)
Avec Paul Gillon
Les Naufragés du temps : L'Etoile endormie (Editions Hachette - 1974 ; Les Humanoïdes associés - 1981 ; Le Livre de poche - 1987)
Les Naufragés du temps : La Mort sinueuse (Editions Hachette - 1975 ; Les Humanoïdes associés - 1981 ; Le Livre de poche - 1988)
Les Naufragés du temps : Labyrinthes (Editions Hachette - 1976 ; Les Humanoïdes associés - 1981)
Les Naufragés du temps : L'Univers cannibale (Editions Hachette - 1976 ; Les Humanoïdes associés - 1981)
Avec Didier Savard
Léonid Beaudragon : Le Mystère du Manchou fou (Editions Bayard - 1986 ; Alpen Publishers - 1990)
Léonid Beaudragon : La Nuit des totems (Alpen Publishers - 1990)
Léonid Beaudragon : Le Scaphandrier du lundi (Alpen Publishers - 1992)
Avec Jacques Tardi
Ici Même (Editions Casterman - 1979 ; Editions J'ai lu - 1988)
Forest, illustrateur :
Louise Rose (portfolio : Editions Futuropolis - 1982)
Barbarella (portfolio : Editions Kesselring - 1985)
Élucubrations (portfolio : Baby Lone - 1987)