Un des thèmes les plus féconds ayant irrigué la littérature populaire en général et la science-fiction en particulier est
celui des Pôles, Nord ou Sud, arctique ou antarctique. Or, le dernier numéro de la revue Le Rocambole traite justement des
« Aventuriers du Pôle Nord ».
Le Rocambole, sous-titré « Bulletin des Amis du Roman Populaire », publié par l'AARP (Association des Amis du Roman Populaire), est né au
printemps 1997 de la fusion entre la revue Tapis-Franc (1) et l'ancien bulletin de liaison de l'AARP. Chaque livraison du Rocambole traite soit d'un auteur (Hector Malot, n° 7, Gustave Aimard n° 13), soit d'un éditeur (les Editions Pierre
Lafitte, n° 10 et 12), soit d'un journal (Le Journal des Voyages, n° 5 et 6), soit encore d'un problème intéressant le
genre (comme la traduction, numéro 11). Je ne ferai pas l'injure à mon lecteur de lui rappeler d'où vient le nom de cette revue. Je
rappellerai simplement que le rocambole est une espèce d'ail originaire d'Espagne, plus douce que l'ail habituel, et que le terme a
désigné un temps, au sens figuré, une plaisanterie éculée.
Le numéro 15 du Rocambole se présente comme suit : d'abord une chronologie de la conquête du Pôle Nord de 1596
à 1987 ; puis des analyses de nombreux ouvrages de fiction ayant raconté cette même conquête avec, dans l'ordre : Les Voyages et aventures du Capitaine Hatteras, de Jules Verne (1864/1865), Une Ville de verre d'Alphonse Brown
(1890), Les Français au Pôle Nord de Louis Boussenard (1893), Au Pôle Nord d'Emilio Salgari
(traduction de 1901 d'un texte paru initialement en 1898), Robinsons de l'air du Capitaine Danrit (1908), Une Française au Pôle Nord de Pierre Maël (1897), La Grande nuit du Pôle de Maurice Montégut
(1912), Le Scolopendre de Henri Bernay (1927), La Ruée vers le Pôle de Georges Steff (1930), La Citadelle des glaces de Paul Alpérine (1946), La Brume verte de Jean Ray - sous le pseudonyme John
Flanders (1948). Ce sera tout et c'est déjà énorme... J'ai regretté, toutefois, que ne figurât point dans cette livraison une
étude, même succincte, de Lara, voyage dans le cristal, étonnant roman de Georges Sand (1864), où est repris le
thème qu'au pôle Nord s'ouvre un gouffre qui permet de descendre au centre de la Terre. Cette œuvre a été d'ailleurs
récemment rééditée à la Petite Bibliothèque Ombres (1993).
La plupart des auteurs cités supra ne diront pas grand-chose, sinon rien du tout, à beaucoup d'entre vous. Mais il s'agit là
d'écrivains ayant fait rêver une multitude d'adolescents (et même de plus grands) et qui ont souvent produit une œuvre
considérable. Précisons encore que Le Rocambole s'intéresse presque exclusivement aux auteurs francophones ou ayant
été traduits en français dans des éditions populaires (cf. le cas d'Emilio Salgari).
Comme tous les numéros du Rocambole, celui-ci s'enrichit d'une abondante iconographie d'époque. Les divers articles sont
signés Thierry Chevrier, Daniel Compére, Jean-Luc Buard ou Joseph Altairac, toutes gens d'une compétence incontestable et d'un
sérieux imperturbable.
Je chipoterai d'abord sur trois détails :
• S'il n'y a pas d'ours blanc, bestiole plutôt sauvage et agressive, dans le roman d'Alphonse Brown, Une Ville de verre
(1890), c'est, scripsit Jean-Pierre Ardoin Saint- Amand, qu'il ne fallait pas « déplaire à un jeune lectorat qui ne connaissait ces redoutables plantigrades que sous leur forme plus rassurante de douce peluche
». Or, l'ours en peluche n'apparaît qu'au cours du XXe siècle (le fameux Teddy Bear, ainsi nommé parce que le
président Theodore Roosevelt avait épargné l'ourson d'une maman qu'il venait d'abattre).
• Thierry Chevrier insiste lourdement sur le racisme du capitaine Danrit. A cette époque, racisme et antisémitisme étaient,
hélas !, les choses les mieux partagées du monde. On en trouve des traces nombreuses chez Jules Verne lui-même. Ce seul exemple,
tiré du Sphinx des Glaces (continuation des Aventures d'Arthur Gordon Pym de Poe et qui raconte la conquête
du Pôle Sud) : «
A vrai dire, je ne vis que le cuisinier Endicott à se résigner sans récrimination. En nègre peu soucieux de l'avenir, très
léger de caractère, frivole comme tous ceux de sa race, il se résignait facilement à son sort, et, cette résignation,
c'est peut-être la vraie philosophie
» (LdP, p. 389). La conclusion sur « la vraie philosophie » n'enlève rien au caractère profondément raciste du passage.
• Joseph Altairac commence sa contribution par : « Bien que les explorateurs véritables aient vaincu le Pôle Nord dès le début du XXe siècle... ». Or, et la
chronologie en début de numéro le rappelle, le Pôle Nord ne fut réellement vaincu qu'en... 1968 (je passe sur les dirigeables,
quadrimoteurs et autres sous-marins nucléaires qui réussirent l'exploit avant). Si l'amiral Peary et le docteur Cook se sont battus en 1909
comme des chiffonniers pour qu'on leur attribue la paternité de cette conquête, les scientifiques ont depuis belle lurette démontré
qu'ils n'étaient que des affabulateurs. Je sais : le Petit Larousse continue d'affirmer péremptoirement que Robert Peary « atteignit, le premier, le pôle Nord, le 6 avril 1909 ». Sans même donner l'heure GMT 2 ?!
Il ne s'agit là que de détails. Plus embêtant m'a paru l'absence, dans ce numéro, d'un article traitant de façon plus globale
de la portée métaphorique, symbolique, voire eschatologique, de la conquête du Pôle (arctique ou antarctique). Sujet que je vais
esquisser à gros traits.
Le Pôle Nord est un lieu nul, zéro, purement fantasmatique, comme le minuit est un temps nul, zéro, tout aussi fantasmatique. 90
degrés qui sont zéro, 24 heures qui sont tout autant zéro. Non-lieu (proprement « u-topie ») et non-temps (proprement «
u-chronie »). Par là même, ils sont le lieu ou le temps de tous les possibles. Pas étonnant qu'aux Pôles (Nord comme Sud), ont
été imaginés des gouffres permettant de passer dans d'autres mondes. S'attaquer au Pôle, c'est défier Dieu en Personne. «Le Créateur interdit à ses créatures de grimper au bout des pôles de la terre ! » s'exclame un des personnages du Sphinx des Glaces (LdP p. 371). Le capitaine Hatteras finira fou, et, au Pôle Sud, on découvrira le corps d'Arthur Gordon
Pym crucifié contre un sphinx, nouveau Christ sacrifié sur un nouveau Golgotha. Il est remarquable que le tout premier roman de
science-fiction, le Frankenstein de Mary Shelley (1818), débute par une vision purement polaire : le capitaine Walton voit, dans
sa longue-vue, le célèbre monstre s'enfuir dans un traîneau vers le Pôle Nord où il s'immolera par le feu ! Ajoutons encore
que la découverte effective du Pôle Nord a rendu ce non-lieu (simple croisement de lignes imaginaires) encore plus
fascinant, car en fuite perpétuelle pour cause de dérive de la banquise ! Le Rocambole laisse entendre que les Pôles ne font plus guère rêver, de nos jours, les auteurs de littérature
populaire. Quelle erreur ! Pour preuves, ces quatre seuls exemples (on pourrait en citer des dizaines) : une bande dessinée de Jacques
Tardi, Le Démon des Glaces (1974), une nouvelle de Daniel Walther, « La Mer de glace, ou l'expédition polaire perdue et l'espoir naufragé » (Fiction n° 295, novembre 1978, texte dans
lequel l'auteur réunit l'univers de Sade, le monstre créé par le docteur Frankenstein et une toile du peintre romantique allemand
David-Gaspar Friedrich représentant un trois-mâts broyé par les glaces), un roman de Serge Brussolo, Boulevard des banquises (1990), et un fort bon roman pour la jeunesse signé Philip Pullman, Les Royaumes du Nord
(1995, premier tome de la trilogie au succès international A la croisée des mondes).
En tout cas, une chose est sûre : il faut s'abonner au Rocambole, revue qui, de livraison en livraison, est en train de devenir
une véritable encyclopédie de la littérature
populaire. Et en ce qui concerne les auteurs, je rêve déjà
à des numéros traitant de Charles Mérouvel, Jules Mary, Xavier de Montepin, Paul de Kock, Louis Boussenard, Emile Richebourg ou Adolphe
d'Ennery.
J'ajouterai in fine que Le Rocambole dispose d'un site Internet : http://www.lerocambole.com/
PS : l'Atlantide est un des autres thèmes ayant irrigué la littérature populaire en général et la S-F en particulier.
Thème qui revient au goût du jour. Walt Disney sort pour Noël 2001 son Atlantide, l'empire perdu, le rockeur
Jean-Patrick Capdevielle signe un opéra sur le même sujet intitulé Atylantos, et paraît aux éditions Les 39
marches (14 rue de Koufra, 44300, Nantes, comme quoi, à Nantes, il n'y a pas que L'Atalante), un roman intitulé A la recherche de l'Atlantide, signé Daniel Steinbach. Ouvrage que j'hésiterai franchement à recommander. Son titre est
déjà fâcheux, reprenant celui d'un ouvrage du Commandant Cousteau (Flammarion-1981), dans lequel l'Atlantide est clairement
identifié à l'Ile de Santorin. Quant au reste... : scénario invraisemblable, dialogue calamiteux, écriture approximative,
personnages marionnettes, clichés accumulés... je n'en jetterai plus. N'empêche, ce roman a quelque chose d'éminemment sympathique.
Daniel Steinbach est un sapeur pompier de 53 ans, il s'agit là de son premier roman, et il s'est fait énormément plaisir en
l'écrivant et en le publiant. Toutefois, s'il devait persévérer, on lui recommanderait quand même de s'inscrire à un atelier
d'écriture.
Notes :
1 Un « tapis franc », en argot du dix-neuvième, était un cabaret mal famé.
2 Pour plus d'informations sur la conquête du Pôle Nord et sur les ethnies vivant dans cette région, je renverrai à l'ouvrage
somptueux de Jean Malaurie, Ultima Thulé, (Bordas 1990)