Voigt-Kampff, Turing : même combat
En 1968, l'auteur américain Philip K. Dick imagine dans le roman Do Androids Dreams of Electric Sheep ?Paru en français chez Chute Libre sous le titre « Robot blues » puis chez Titres/SF sous le titre « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? ». Aujourd'hui disponible chez J'ai Lu sous le titre « Blade runner ».
une Terre dévastée par une guerre nucléaire. La plupart des espèces
animales ayant disparu, elles ont été remplacées par des imitations
synthétiques. Rick Deckard, dont le métier est de traquer les androïdes qui se font
illégalement passer pour des humains, est l'un des rares habitants de
la Terre à n'avoir pas émigré sur Mars. Propriétaire d'un mouton
artificiel, il rêve de le remplacer par un vrai et voit dans la
récompense offerte pour la capture de six androïdes Nexus-6 échappés de Mars l'occasion de réaliser son rêve.
La question de la confusion entre robots, androïdes, intelligences
artificielles d'une part et véritables humains d'autre part a
longuement fait réfléchir les auteurs de science-fiction, même s'ils
l'ont un peu oubliée aujourd'hui au profit d'une fascination pour le
clonage. Entre, chez AsimovDans la nouvelle « Evidence » extraite du recueil « Les Robots », diponible chez J'ai Lu., le candidat à la présidentielle sommé de prouver qu'il n'est pas un androïde et, chez Greg EganEntre autres dans la nouvelle « En apprenant à être moi » dans le recueil « Axiomatique », diponible au Bélial'., les
interrogations existentielles que suscitent les fameux cristaux
permettant de copier sa personnalité sur support informatique, il y a
nombre de nouvelles de Philip K. Dick, dont la plus connue deviendra au
cinéma le film Blade Runner de Ridley Scott.
Chez Philip K. Dick, lorsque les robots essaient de se faire passer
pour des humains, c'est rarement une bonne nouvelleOn trouvera les deux nouvelles suivantes dans le recueil « Minority Report » chez Folio SF.. Dans la nouvelle Nouveau modèle, les créatures mécaniques destinées à faire la guerre finissent par se retourner contre leurs
créateurs et à évoluer jusqu'à un modèle d'apparence humaine, destiné à tromper la vigilance des humains pour mieux
les étriper. Plus vicieux encore, les androïdes que Philip K. Dick imagine dans la nouvelle L'imposteur,
eux aussi chargés de nous envoyer manger les pissenlits par la racine,
sont eux-mêmes, jusqu'au moment fatal, absolument persuadés d'être des
êtres humains.
C'est donc avec soulagement qu'on découvre dans Blade Runner le fameux test d'empathie Voigt-Kampff. Curieux croisement
entre un test de Turing
et un polygraphe, l'appareil utilisé par Rick Deckard permet enfin de
faire la distinction entre humain d'origine et robot malhonnête en se
basant sur l'observation des réactions émotionnelles provoquées par une
question choquante ou gênante, réactions que les androïdes peinent à
simuler correctement.
Captcha, captcha pas ?
Si Philip K. Dick s'est trompé sur un point, c'est sans aucun doute sur
les intentions des robots. Aujourd'hui, force est de constater qu'aucun
androïde d'apparence humaine ne déambule dans nos rues dans le but
d'éradiquer l'humanité. Par contre, tout utilisateur d'internet sait
qu'un nombre incalculable de logiciels robots, dotés d'une intelligence
artificielle rudimentaire, parcourt le réseau des réseaux avec la ferme
intention de nous vendre des pilules de Viagra sans ordonnance, des
prêts bancaires à taux dérisoires ou encore toutes sortes de procédés
miracles d'allongement du pénis. Ce sont les robots spammeurs.
Comme toute technologie, ces logiciels robots
d'indexation ont d'abord été conçus dans un but noble : celui de
parcourir le web pour en indexer toutes les pages en fonction des
mots-clés qu'elles contiennent. C'est par exemple le rôle du googlebot, le tout à fait
redoutable robot de la firme Google, qui alimente régulièrement le moteur de recherche le plus utilisé au monde.
Mais bien vite, ces fameux web crawler ont
été détournés de leur objectif original par quelques petits malins pour
devenir une véritable arme contre la tranquillité de nos boîtes aux
lettres électroniques. Plutôt que des recueillir des mots-clés comme le
googlebot, ces robots se contentent de parcourir le web pour y
recueillir un maximum d'adresses électroniques et d'y déverser ensuite
les fameux spam, ou pourriels en bon français. C'est pourquoi il est fortement recommandé ne jamais laisser
traîner son adresse e-mail en clair où que ce soit sur le web.
Plus vicieux encore, certains logiciels robots ont la charge de se
faire passer pour des humains et de diffuser leurs messages
publicitaires dans tous les formulaires, notamment dans les
commentaires de blog et sur les forums, ou même via les logiciels de
messagerie instantanée. Les plus basiques se contentent d'inonder le
premier formulaire venu, mais certains s'adaptent au contenu du billet
de blog ou de la discussion avec un message suffisamment équivoque,
camouflant le lien publicitaire dans leur contenu.
Et c'est là que le problème atteint une portée véritablement science-fictionnesque : pour distinguer un message envoyé par un
utilisateur humain d'un envoi automatisé généré par un logiciel robot, un nombre croissant de sites utilisent le système du captcha. Même si vous ignorez ce qu'est un captcha, il est plus que probable que vous ayez déjà eu affaireNe serait-ce que sur le formulaire d'inscription aux forums du Bélial' qui utilise ce système, cf. l'image ci-dessus. à ce
système de protection. Le captcha
se présente sous la forme d'une image présentant une série de
caractères souvent déformés que l'utilisateur doit réécrire dans un
champ de formulaire. Ce test joue sur le fait que les logiciels robots
les plus rudimentaires sont incapables de lire une image et que ceux qui
le peuvent ont les plus grandes difficultés à y reconnaître des
caractères dès lors que ceux-ci apparaissent déformés, sur un fond
dégradé ou présentés en surimpression avec d'autres formes. Une épreuve
qu'un oeil et un cerveau humain surmonteront au contraire sans
difficulté.
Welcome To The Machine
Quiconque a déjà été abordé par un robot sur son logiciel de messagerie
instantanée favori et mis plus de trente secondes à réaliser qu'il
discutait avec une intelligence artificielle saura ce que je veux dire
: les robots intelligents qui essaient de se faire passer pour des
humains, ce n'est plus vraiment de la science-fiction. Fort
heureusement pour nous, ils n'agissent pour l'instant pas de leur
propre chef et ne sont que les marionnettes de commerciaux véreux qui
s'en servent pour nous inonder de publicité. Par bonheur, un test aussi
rudimentaire que le captcha permet encore de faire la
différence entre humain et machine. Mais qui sait ? Peut-être
faudra-t-il un jour faire subir un test de Voigt-Kampff à toutes ces
jolies inconnues rencontrées sur internet, comme le suggérait
malicieusement l'excellent webcomic xkcd il y a quelques jours (en
anglais).
La semaine dernière, alors que mûrissait cet article dans
mon for intérieur, le géant Google annonçait le rachat la société
reCaptcha, spécialisée dans les élucubrations de ce genre. Puisque la
firme de Moutain View n'est pas du genre à dilapider son argent au
hasard, le rachat de reCaptcha est un des nombreux indices qui
indiquent qu'une véritable guerre contre les robots spammeurs et ceux
qui les exploitent vient d'être déclarée par Google. Mais pourquoi
avoir choisi la technologie de reCaptcha parmi les nombreuses autres
existantes ? Pourquoi même avoir acquis une nouvelle technologie de captcha alors que Google possédait
déjà la sienne propre ? C'est là que l'affaire devient véritablement fascinante.
Car la particularité des images à décrypter proposées par reCatchpa est
qu'elles sont composées non pas d'une, mais de deux séries de
caractères, en l'occurrence deux mots. Le premier est connu du logiciel
de reCatchpa et sert à l'identification de l'utilisateur, comme un
catchpa normal. Le deuxième, par contre, est issu de numérisations de
livres et journaux anciens qu'un logiciel de reconnaissance de
caractères n'a pu reconnaître, en raison de la dégradation par le temps
de l'encre et du papier. Google, via son projet Google Book Search a
depuis plusieurs années déjà numérisé et mis à disposition de
l'internaute des millions de livres tombés dans le domaine public.
Grâce à l'acquisition de reCatchpa, Google va pouvoir accélérer la cadence et utiliser au service de sa grande entreprise de
numérisation intensive une armée de bénévoles inconscients, une technique appelée crowdsourcing. De là à dire que,
sous prétexte de nous protéger contre les robots, Google nous transforme en robots à son service...