Spin
Robert Charles Wilson - Denoël « Lunes d’encre » - février 2007 (roman inédit traduit de l’anglais [Canada] par
Gilles Goullet - 550 pp. GdF. 25 euros)
Prix Hugo largement mérité et premier volume d’une trilogie en cours
d’écriture, Spin est un roman impressionnant, maîtrisé de bout en bout
et plutôt emblématique d’une génération vaguement larguée. Fidèle à ses
habitudes, Robert Charles Wilson y déploie une science-fiction
humaniste, via une histoire tourmentée dans laquelle des personnages
attachants vont se confronter à un mystère d’envergure cosmique à
l’aune de leur propre faiblesse.
Thème classique, on le voit, parfaitement représentatif
des textes de Wilson, où des hommes comme les autres sont projetés
malgré eux dans une longue suite d’événements dramatiques. Cette
apparente simplicité autorise beaucoup de choses et l’auteur excelle
dans la peinture d’antihéros dépassés, souvent paumés, affectivement
instables et étonnamment touchant pour les lecteurs qui dépassent la
trentaine en perdant peu à peu leurs illusions et en voyant leurs
premiers amis mourir du cancer ou se planter bêtement contre un arbre
après une soirée arrosée.
De ce sentiment de fin du monde, on re-tient la montée d’une incompréhension totale à l’égard d’une
société devenue folle et la nostalgie assumée d’une jeunesse perdue à jamais, engloutie dans la glace du passé. Et
science-fiction mise à part, c’est exactement de ça que Spin traite magistralement : la perte, l’inconnu, le vide d’une
existence sans va-leur ni sens et, tout au bout, la mort.
Dans un futur si proche qu’on pourrait allègrement l’appeler aujourd’hui, Spin traite à la fois du destin de trois enfants
et de l’avenir de l’humanité en tant qu’espèce. C’est là que Wilson réussit son coup : décrire
l’isolement de la planète Terre (placée dans une sorte de congélateur cosmique qui recrée les conditions climatiques
actuelles et la fixe dans une temporalité réduite alors que le reste de l’univers file à une vitesse inimaginable —
plusieurs millions d’années par années terrestres subjectives) et ses conséquences sociales à travers les yeux de trois
gamins qui, devenus adultes, prendront chacun une voie différente.
D’un côté Jason et Diane, les deux enfants d’un riche couple (père
influent et mère alcoolique), et de l’autre, Tyler, le fils de la
bonne. Trois gamins qui assistent ensemble au Spin, la nuit où les
étoiles disparaissent du ciel, la nuit où la Terre est recouverte d’une
sorte de membrane artificielle, modifiant à jamais la destinée humaine.
De leur vie, de leur amour et de leur perte, Robert
Charles Wilson dresse un portrait doux-amer, alors que Jason met son
indéniable génie au service du gouvernement, que Diane s’embarque dans
une vague quête mystique qui la conduit au sein d’une communauté
d’allumés quasi millénaristes, et que Tyler (narrateur et personnage
principal) trace sa route comme médecin sans jamais vraiment comprendre
ce qui lui arrive et pourquoi on en est là.
Qui a bien pu isoler la Terre de cette façon ? Qui, et pourquoi ? Autre détail désagréable, si le temps au-delà de la membrane
s’écoule en accéléré (ou le temps terrestre au ralenti, ce qui revient au même), la mort du soleil risque
d’arriver bien plus tôt que prévu… D’ici peu, pour tout dire, une cinquantaine d’années… Et avec elle, la
fin du monde…
C’est donc la chronique d’une condamnation à mort que s’offre un Robert
Charles Wilson en grande forme, excellant à décrire la grande panique
et ses conséquences à travers les yeux de protagonistes plus ou moins
acteurs. Les efforts des terriens pour contrer l’isolement terrestre
(par de mystérieuses entités joliment nommées les Hypothétiques)
doivent-ils passer par la terraformation de Mars ? La fuite vers les
étoiles ? Autant de scénarios aberrants qui prennent soudain un autre
sens quand on réalise peu à peu qu’une échelle temporelle décalée
permet beaucoup de choses.
Et si l’épée de Damoclès penche dangereusement, n’est-ce
finalement pas le lot de toute existence ? C’est presque une forme de
clin d’œil pour une humanité habituée d’entrée de jeu à l’idée d’une
mort certaine, mais qui se réveille en sursaut le jour venu, se passe
la main dans les cheveux, cherche un paquet de clopes et soupire :
merde, déjà ?
Convaincant du début à la fin, Spin est la preuve
éclatante (en fallait-il vraiment une ?) que Robert Charles Wilson a
dépassé ses faiblesses récurrentes et donné à son talent d’auteur une
direction plus cohérente, plus efficace et encore plus intelligente. De
ce beau roman qui hante le lecteur longtemps après, on retiendra ce
vague sentiment de tristesse un peu fataliste quand l’inéluctable
disparition de ce qu’on aime devient réalité, le cabotinage en moins.
Une résignation douloureuse, mais inspiratrice.