Si nous avons voulu créer un blog Bifrost, c'est aussi parce que le format blog permet aux lecteurs de réagir plus facilement et plus immédiatement que le format revue. D'où l'intérêt de publier cet article tiré du Bifrost n°55, paru il y a quinze jours, quasi simultanément, sur le blog. Olivier Girard y revient sur l'annonce de l'arrivée en France du label Orbit, chez Calmann-Levy, et des conséquences de ce raz-de-marée à venir sur le petit monde des littératures de l'imaginaire. Ou comment le géant Bragelonne, en se coupant des autres éditeurs poches, a peut-être creusé sa propre tombe. D'accord, pas d'accord ? Ouvrez le feu dans les commentaires...
(Parution initiale in Bifrost n°55 - juillet 2009)
Il souffle comme un vent de tempête au pays des littératures de genre, et cette tempête porte un double nom : Bragelonne / Milady. Sur les douze derniers mois, l’éditeur tutélaire Bragelonne et son label Milady ont publié environ 130 grands formats pour plus de 80 poches, soit près de 210 livres (en guise de comparaison, outre-Manche, Little Brown UK, l’éditeur ayant publié le plus de littérature de genre en 2008, a sorti 149 titres, le second, Orion, 144, et le troisième, Random House UK, 83). C’est bien simple, en une année, Milady a publié en poche plus de titres que Pocket et J’ai Lu réunis… La position de Bragelonne a toujours été claire : devenir leader du marché, écraser la concurrence, quitte à instaurer une situation de quasi monopole. Avec un leitmotiv en guise de méthode Coué : l’offre crée le public. Ce qui, dans une certaine mesure, n’est pas dénué de fondement. Dans une certaine mesure… Certes, il est clair qu’il y avait beaucoup à faire en France avant Bragelonne, un potentiel a développer et exploiter dans le domaine de la fantasy. Bragelonne s’y est employé, avec pertinence et ce qu’il faut bien appeler un certain panache, au nez et à la barbe des grands groupes déjà installés sur le domaine qui ont considéré la monté en puissance de cette petite maison au mieux avec la même condescendance qu’ils portaient (portent toujours ?) à la science-fiction, à la fantasy, au fantastique, convaincus qu’ils étaient (et sont encore ?) du peu de potentiel que re-présentent les littératures de genre… Tant pis pour eux. Tant mieux pour Bragelonne. Bragelonne a saisi l’opportunité et l’a faite fructifier dans une progression exponentielle sidérante et probablement, dans nos domaines, unique en Europe. Certes. Et pourtant, à l’heure où les choses se radicalisent en librairies, où les mises en place baissent, où les retours s’accumulent, où les norias de nouveautés se succèdent, on est en droit de se demander si, en créant Milady, Bragelonne ne s’est pas tiré une balle dans le pied, vampirisant sa propre clientèle tout en générant une concurrence tant interne qu’externe, comme nous le verrons plus loin. L’offre crée le public ? A voir… Bragelonne clame qu’il n’y a pas suffisamment de titres publiés. Tout le monde ou presque hurle le contraire, ce qui n’empêche pas le même tout le monde, ou presque, d’y aller de sa nouvelle collection ou d’augmenter son nombre de titres édités. Reste qu’il faut malgré tout rendre à Bragelonne ce qui lui appartient. L’arrivée d’un éditeur de poids a contribué à développer les rayons et les points de ventes, à faire en sorte que certains décideurs finissent par se convaincre, bon an, mal an, de l’intérêt économique de nos domaines (qui reste faible malgré tout, ne nous leurrons pas, comparé par exemple au polar, pour rester dans un genre, ou au mainstream). Une chose est sûre : en ce qui concerne le paysage éditorial français des littératures de genre, le déséquilibre est considérable. On l’a évoqué plus haut : les deux premiers éditeurs de genre britannique se tiennent dans un mouchoir : autour des 150 titres chacun par an. Ils sont suivis par cinq maisons qui publient toutes entre 50 et 80 titres. Ce qui frappe, quand on regarde le marché français, c’est le gouffre entre Bragelonne / Milady, le leader, donc, « pesant » 210 titres par an, et le second, apparemment le groupe Editis, qui, si l’on comptabilise tous les tires de genre publiés sous ses diverses marques et collections (Pocket, Fleuve Noir « Rva », Les Presses de la Cité, le Pré aux Clercs, etc), doit arriver à un maximum de 70 volumes sur une année (hors collections Jeunesse). 210 titres pour l’un. 70 pour l’autre. On l’a dit : un gouffre.
La situation hégémonique de Bragelonne / Milady et la politique menée par ces maisons créent un appel d’air remarquable. En lançant Milady, Bragelonne a coupé le robinet de la manne que représentait sa production grand format pour les collections poches, collections que l’éditeur de Goodkind, de par ses succès grand format en fantasy, a grandement contribué à développer (on peut ainsi légitimement se demander si, sans Bragelonne, la collection « Fantasy » du Livre de Poche aurait vu le jour). Dans une mesure plus ou moins large, les collections de poche spécialisées dépendaient de Bragelonne. Sans ce dernier, qui cède désormais l’essentiel de sa production à Milady pour l’exploitation poche, lesdites collections se retrouvent privées d’une source d’approvisionnement importante. Le choix pour elles est alors très clair : s’arrêter (ou ralentir le rythme des sorties, ce qui, dans le domaine du poche, revient plus ou moins à mourir) ou créer, au sein des groupes qui les abritent, leurs propres sources d’approvisionnement sous la forme de nouvelles collections d’inédits en grand format. On voit là l’ « effet Bragelonne », éditeur qui a contribué à dynamiser les collections poche, et ce jusqu’à créer la sienne, et qui, de fait, va maintenant contribuer à développer de nouvelles collections grand format chez les concurrents avec lesquels il ne collabore plus ou presque pour les reprises poches (d’où l’idée de la balle dans le pied évoquée plus haut avec Milady, sans parler du fait que ledit label siphonne le public bragelonnien). Que se passe-t-il donc ? J’ai Lu, qui depuis plusieurs années bâtit son succès sur la fantasy et, notamment, pas mal de titres venant de chez Bragelonne, se retrouve gêné aux entournures. Bien sûr, l’éditeur poche de Flammarion bénéficie de la reprise directe dans son fonds du seul éditeur grand format de littérature de genre du groupe, à savoir Pygmalion. Mais ça ne suffira pas. Thibaud Eliroff, en éditeur avisé, avait manifestement senti le vent tourner en amorçant une collection grand format d’inédits de fantasy chez J’ai Lu. Collection qui, faute de lancement, n’a pas fonctionné. Il ne serait pas étonnant que l’avènement de Milady redonne des couleurs à cette collection avortée ou, en tout cas, que J’ai Lu retente la carte du grand format sous une forme ou une autre pour nourrir son poche. Idem chez Hachette. Fort de ses deux collections poche (l’historique Livre de Poche « Science-Fiction », dirigée par Gérard Klein, et la récente Livre de Poche « Fantasy », dirigée par Audrey Petit), le deuxième groupe d’édition au monde vient d’annoncer le lancement d’Orbit. Orbit, ou la reprise en France de la marque anglaise éponyme (qui possède déjà un pendant aux USA et en Australie), ladite marque étant propriété de Little Brown, éditeur lui-même propriété… d’Hachette. Tout le monde suit ? Donc, en France, Orbit sera lancé, en octobre prochain, dans le giron de Calmann-Lévy (éditeur lui-même possédé par Hachette, évidemment). On se souviendra que Calmann-Lévy éditait déjà une petite collection de grand format de fantasy intitulée… « Fan-tasy », justement, collection dirigée par Sébastien Guillot. Si Guillot conserve la direction de sa très bonne collection « Interstices », son pendant « Fantasy » disparaît au profit de la marque Orbit, sous l’autorité d’Audrey Petit (l’éditrice poche spécialisée du groupe). Et là, fini la poignée de titres annuels de « Fantasy » période Sébastien Guillot. Orbit publiera 14 titres par ans, peut-être davantage par la suite, que de la fantasy pour commencer, mais il n’est pas exclu d’y trouver aussi à terme de la science-fiction. Bref, on perd 6 titres d’un côté pour en gagner 14 de l’autre. Autant pour ceux qui estiment qu’il y a déjà trop de fantasy publiée. Concernant Pocket, pas de révolution en vue. Il faut dire que cet éditeur poche était probablement le plus indépendant vis-à-vis des grands formats Bragelonne dans la mesure où il dispose pour son fonds en poche des nombreux grands formats publiés au sein du groupe Editis, à commencer par ceux de la collection « Rendez-vous Ailleurs ». Collection qui annonce tout de même, en passant, un programme de 14 titres pour 2009 contre une dizaine en 2008… Reste Folio et sa collection « SF ». L’éditeur poche du groupe Gallimard possède, pour le grand format, la seule et unique « Lunes d’encre » (chez Denoël). Ce qui s’avère assez maigre… D’autant que la fantasy, finalement le seul et véritable enjeu dans tout cela, est peu re-présentée dans cette collection exigeante (qui compte beaucoup, on l’imagine, sur l’opération commerciale lancée autour de ses dix ans en fin d’année, avec notamment la sortie d’Axis de Robert Charles Wilson le 3 septembre, suite du best seller Spin). Les éditions Gallimard nous ont depuis longtemps habitués à une certaine inertie. Comment vont-elles réagir ? Laisser doucement péricliter Folio « SF » sur les restes du fonds « Présence du Futur » (fonds désormais quasi totalement absorbé par Folio « SF ») ? Développer « Lunes d’encre » ? Créer une autre collection au sein du groupe ? Pour l’heure, rien ne semble décidé.
Cette agitation chez les éditeurs poche et leurs pendants grand format de groupe, cet appel d’air, entre autre provoqué par l’avènement de Milady, générant davantage de titres publiés en réponse à une situation de surproduction suite à une trop forte dépendance à un éditeur grand format surpuissant, Bragelonne, n’est pas sans conséquence sur les éditeurs indépendants de petite taille, incapables de répondre à la surenchère (notamment auprès des agents des auteurs étrangers, assaillis de demandes d’achat de droits, et qui font monter les prix de façon ahurissante alors que les ventes, elles, ne suivent naturellement pas)… Ainsi, les temps s’annoncent bien durs pour les éditions Mnémos (même si l’éditeur prévoit le lancement d’une nouvelle collection, « Dédales »), qui paraissent se centrer sur les auteurs français débutants et semblent désormais imprimer leurs livres en numérique, ce qui trahit des tirages très faibles et donc des ventes à l’avenant. Même constat pour l’Atalante, éditeur de grand format historique dans nos domaines, qui peine à trouver un ouvrage qui fasse l’événement en dépit de l’assisse d’auteurs maisons qu’on suppose très rémunérateurs et dont on souhaite pour eux qu’il les garde en ces temps de concurrence acharnée où tous les coups sont permis (on pense à Pierre Bordage ou Terry Pratchett). Quant aux Moutons électriques, l’éditeur lyonnais paraît se spécialiser de plus en plus dans la niche que constituent les essais pointus dédiés aux genres.
Face à ces « politiques de groupe » passablement fermées, et alors que les petites structures indépendantes souffrent pour la plupart, on assiste enfin, et parallèlement, à l’émergence d’une kyrielle de microstructures. Ces tout petits éditeurs ont presque tous les mêmes caractéristiques. Ils impriment en numérique (à quelques centaines d’exemplaires, donc), payent peu ou pas leurs collaborateurs, sont peu ou pas diffusés en librairies, privilégiant la VPC via Internet. Ça ne signifie pas que certains d’entre eux ne fassent pas du bon, voire, parfois, de l’excellent boulot (on pense à ActuSF, Griffe d’encre ou encore Rivière Blanche), mais cet amateurisme, au sens noble du terme, est l’arbre qui cache la forêt. Il est d’abord à craindre qu’il ne dure pas, car il est épuisant de s’investir dans le temps sans un minimum de retour, à commencer par financier, et il propage une impression de foisonnement éditorial trompeuse. La vérité est toute autre. Nous sommes dans une période de concentration éditoriale. Il faut en avoir conscience. Et on peut redouter de n’être qu’au début d’un phénomène de recentrage qui pourrait bien se révéler drastique…