Adapter une œuvre littéraire au cinéma : le cas Watchmen

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La lecture du comics d'Alan Moore fut pour moi, comme pour beaucoup, un véritable choc. Comme beaucoup, j'avais fantasmé sur une adaptation de Watchmen au cinéma, et comme beaucoup, j'attendais la vision de Zach Snyder avec impatience et, il faut bien le dire, non sans une certaine appréhension. A la sortie du cinéma, j'osais affirmer sans crainte que Watchmen était une très bonne adaptation, à quelques petits détails près, et je m'étonnais de la virulence de certains fans. Plus qu'une défense de l'adaptation de Zach Snyder, ce billet, fut avant tout une réflexion le principe même d'adaptation.

(Ce billet se veut autant que possible spoiler-free afin de ne pas gâcher la découverte du film et/ou du comics à ceux qui n'auraient pas encore apprécié l'un ou l'autre. Seul le paragraphe La fin, sur laquelle il y a beaucoup à dire, ne pourra être lu par ceux qui ne la connaissent pas déjà. Si c'est votre cas et que vous ne voulez pas vous gâcher l'intrigue et la chute, je vous recommande de sauter cette partie de vous rendre directement à la conclusion.)

De l'adaptation de livres et de BD au cinéma d'une manière générale

Cela va sans dire, il y a de bonnes et de mauvaises adaptations. J'essaye d'être aussi tolérant que possible à ce sujet, sachant que la plupart du temps, un film concentre en deux heures et des cacahuètes (2h45 dans le cas présent) un propos qui demanderait à être développé sur beaucoup plus de temps. Il n'y a pour moi qu'un seul moyen de véritablement rater une adaptation, c'est de faire un contresens total et de trahir le propos de l'oeuvre originale. C'est le cas, par exemple, de l'adaptation au cinéma de Je suis une légende de Matheson : le film est plutôt réussi dans l'ensemble, mais sa fin à l'opposé de celle du livre, en plus d'être risible, réduit ces efforts à néant en se méprenant totalement sur le propos du livre (je n'en dis pas plus pour ne pas spoiler : lisez le livre).

Il y a plusieurs façons de réussir une adaptation : respecter l'esprit de l'œuvre originale, offrir un accès à l'œuvre originale et apporter quelque chose à l'œuvre originale. I, robot d'Alex Projas, adaptation de l'univers des Robots d'Asimov, est un exemple d'adaptation qui respecte l'esprit de l'œuvre adaptée : l'univers, les grands principes et le propos sont respectés (à l'exception du personnage de Susan Calvin) et l'idée de créer une histoire originale synthétique plutôt que de choisir une des nouvelles était, à mon avis, le bon choix. L'adaptation de Persepolis est très proche de la BD originale, mais elle apporte aussi quelques éléments inédits, pour la bonne et simple raison que Marjane Satrapi, auteur de la BD originale, a été très impliquée dans le projet. Grâce à ces "bonus", le film n'est pas redondant et intéresse autant ceux qui ont lu l'oeuvre originale que pour les grands débutants. Ces deux adaptations offrent un bon aperçu des oeuvres dont elles sont tirées et donnent envie de les découvrir.

Une bonne adaptation n'est pas (surtout pas) une copie carbone de son original adapté sur un autre média. Chaque forme d'art impliquant une ligne narrative (livres, BD, films, théâtre, etc.) possède ses propres procédés de narration et des contraintes spécifiques à laquelle l'adaptation devra nécessairement se plier : pour cette raison, espérer d'une adaptation qu'elle respecte l'œuvre jusque dans ses moindres détails est une absurdité. On trouve ainsi sur Allociné un extrait du film largement commentés par les internautes qui jugent scandaleux quel tel ou tel point de détail n'ait pas été respecté : un personnage qui a été remplacé par un autre dans une scène, un chiffre dans un dialogue qui a été exagéré, etc. Pour moi, ces quelques libertés prises avec le scénario sont tout à fait acceptables dès lors qu'elles n'impliquent pas un contresens majeur et qu'elles sont justifiées par le respect d'une contrainte (bien souvent, simplification du scénario pour des raisons de durée, de clarté et de fluidité). On verra que pour Watchmen, ce n'est pas toujours le cas, mais que dans l'ensemble, on a un quasi sans-faute.

Aspect visuel

C'est à ce niveau que le film est le plus bluffant. On en demandait pas tant, parce que le dessin n'est pas exactement le point fort du comics (certains vont même jusqu'à dire qu'il est moche), mais Zach Snyder a réussi de reproduire avec une fidélité étonnante l'ambiance visuelle de Watchmen. Les rues de ce New York alternatif de 1985, en particulier, est très bien rendu, jusqu'aux couleurs exagérément vives du dessin. Mention spéciale pour le générique de début qui nous plonge dans l'histoire des justiciers masqués, en reproduisant exactement les scènes dont résultent les photographies présentes dans le comics (je ne sais pas si je me fais bien comprendre). Le film reproduit également, la plupart du temps, les différentes affiches, extraits de presse sous cadre, graffitis sur les murs, tous ces petits éléments dont fourmillent le comics et qui fait que, de la même façon, on pourra regarder le DVD en mettant sur pause tous les dix secondes pour en déceler tous les détails.

Le plus étonnant est de constater à quel point les acteurs du film ressemblent aux personnages dessinés, jusque dans les traits de leurs visages, notamment Dan Dreiberg, Le Comédien, Laurie et Jon (bon pour lui c'était facile). Encore une fois, on n'en demandait pas tant, mais on ne crache pas dessus non plus. Seul Adrian Veidt alias Ozymandias est assez différent de son alter ego dessiné, un peu maigrichon, pas assez carré de visage et beau gosse, mais il n'y a pas de contresens flagrant sur son personnage, et c'est à mon avis l'important. Certains costumes ont été modernisés (Le Hibou, Le Comédien), et je n'arrive pas à décider si c'est une bonne chose ou non. De toute évidence, les costumes des Minutemen, le groupe de héros des années 50 étaient volontairement kitsch, ce qui a bien été retranscris dans le film. Mais si nous trouvons aujourd'hui un peu désuet les costumes de la seconde génération de justiciers masqués, était-ce déjà le cas dans les années 1980, quand la BD est parue ? Je ne sais pas.

On n'en voudra pas à Zach Snyder de n'avoir pas réussi à reproduire en film tout le génie de la mise en scène originale du comics, tant celle-ci est complexe et, pour le coup, liés aux procédés narratifs de la bande dessinée et à ses contraintes spécifiques. Un chapitre comme "Terrible symétrie" dans lequel toutes les cases sont construites symétriquement selon un axe situé au milieu du chapitre (c'est difficile à visualiser quand on a pas lu la BD) était tout bonnement impossible à reproduire au cinéma, mais le moment venu, Snyder y fait quelques clins d'oeil que saura apprécier le fan (mais seulement lui). D'une manière générale, on retrouve régulièrement les plans et les cadrages du comics, ce qui fonctionne très bien précisément parce que le comics est au départ très cinématographique.

Dans l'ensemble, j'ai trouvé le film très violent et surtout très gore. Est-ce un sacrifice à la modernité ? En fait, en feuilletant le comics, je me rends compte que les scènes en question y étaient tout aussi sanglantes. Sans doute que voir le sang gicler et les os craquer est plus choquant avec le son et une image photo-réaliste.

Aspect sonore

Ici, tout était à inventer, parce qu'il n'y avait évidemment rien dans le comics original. Je passe sur les bruitages qui sont globalement réussis et qui relèvent plus de la technique que de l'artistique.

La musique : dans le film, il y a beaucoup, beaucoup de musique et c'en est presque choquant parfois. La musique arrive souvent comme un cheveu sur la soupe, et elle est bien souvent en décalage avec ce que raconte la scène, ce qui produit un effet détonnant. Je ne suis pas un spécialiste, il me semble qu'il s'agit que dans l'ensemble il s'agit de morceaux d'époque et qu'il n'y a pas d'anachronisme flagrant. Au final, passé le premier choc, l'effet est plutôt réussi : le décalage de la musique contribue à donner du recul sur la scène, et dégage cet espèce d'humour noir et de fatalisme très présent dans le comics. Il y a juste quelques ratés à mon sens, comme la Chevauchée des Walkyries un peu lourdingue pour la scène du Viêt-Nam ou le Requiem de Mozart pour la scène finale.

On attendait aussi Zach Snyder au tournant pour ce qui était de donner voix aux personnages de la BD, et surtout, surtout, pour le personnage de Rorschach. Là, le pari est réussi et Jackie Earle Haley rend à merveille le phrasé obscur et inquiétant du tueur psychotique, qui sert de voix off et de fil rouge au film. J'ai été plus surpris par la voix du Dr. Manhattan, que j'imaginais profonde et gutturale, en raison de la stature imposante et mystérieuse du personnage. Au contraire, le film conserve la voix de l'acteur sans retouche, une voix douce et éthérée ; un choix étonnant au premier abord, mais qui s'avère payant au final, qui traduit bien l'égarement du personnage et son détachement du monde des humains, et qui contribue à en faire un personnage un peu pitoyable malgré ses immenses capacités.

Aspect scénaristique

Comme on pouvait s'y attendre, le film Watchmen se concentre sur la trame principale du récit développée dans le comics : celle de l'assassinat du Comédien et de l'enquête qui s'en suit, ainsi que les différents retours en arrière qui dépeignent le passé des personnages. La structure générale de l'œuvre est respectée, avec ses intrigues entrecroisées et ses différents chapitres s'intéressant à un personnage en particulier, ce qui relève indiscutablement de la prouesse (et lui vaut d'être qualifié de film à sketchs par un critique de télérama). Les différents documents présentés entre chaque chapitre du comics sont évidemment passés sous silence, mais certains de leurs éléments sont réinjectés dans le récit. Les Tales of the black freighters, la BD mise en abîme dans le comics disparaît évidemment et, sauf erreur, elle n'est même pas mentionnée. Pour moi, c'est un peu l'équivalent de Tom Bombadill dans le Seigneur des Anneaux : omission excusable pour des raisons de densité et de format. Par contre, l'adaptation en dessin animé, on aurait peut-être pu s'en passer.

A plusieurs reprises, Zach Snyder grossit le trait pour mieux faire passer certains éléments symboliques et/ou scénaristiques qui étaient bien plus subtils. Par exemple, la matérialisation de "l'horloge de l'apocalypse nucléaire" qui servait à ponctuer les chapitres du comics, qui n'apparaissait que de temps en temps comme un détail dans le décor, et qui devient ici un objet important du film, montré et discuté à plusieurs reprises : c'est une bonne idée, à mon avis. Par contre (attention spoiler), je ne suis pas sûr qu'il était indispensable de faire dire au Dr. Manhattan : OH MON DIEU LAURIE, LE COMEDIEN ETAIT TON PERE !!!! là où, dans le comics, tout cela était beaucoup plus subtil et suggéré. Il y a de nombreux autres exemples de légères infidélités scénaristiques, mais rien de scandaleux à mon avis.

J'ai été plus froissé par le sens donné au titre. Dans le comics, j'avais apprécié le fait que l'intitulé "Watchmen" ne fasse référence à rien de précis, si ce n'est la citation de Juvénal, "Who watches the watchmen ?" (Quis custodiet ipsos custodes ? dans le texte) que l'on trouve régulièrement tagguée sur les murs et je trouvais que cette sobriété avait une certaine classe. Dans le film, il est fait plusieurs fois référence aux Watchmen comme un groupe de justiciers masqués, là où dans le comics on avait simplement les Minutemen pour la première génération de super-héros et les Vigilantes pour la tentative échouée d'un second groupe. C'est d'autant plus étrange qu'à aucun moment il n'est laissé entendre qu'un tel groupe a existé, et que les associations de justiciers se limitent, comme dans le comics, à des duos Rorschach / Le Hibou ou Le Comédien / Le Hibou. Ce n'est pas vraiment un contresens majeur, mais c'est tout de même un peu dommage.

La fin du film

Je vais à présent aborder la fin du film, sur laquelle, avec un peu de recul, j'ai plus de réserves. Si vous n'avez pas encore vu le film ou lu le comics (au moins un des deux), je vous suggère de sauter directement à la conclusion pour ne pas vous gâcher l'extraordinaire chute de Watchmen.

La désignation du Dr. Manhattan comme bouc-émissaire ne me choque pas outre-mesure, parce qu'une fois de plus, il s'agit pas d'un contresens majeur, mais simplement d'une entorse un peu curieuse au scénario du comics. Elle me dérange simplement parce que je n'en vois pas bien l'intérêt : qui y avait-il de gênant ou de difficile à retranscrire au cinéma dans l'explication originale ? Aussi, elle me paraît pas moins crédible : Qu'est-ce qui pourrait bien pousser le Dr. Manhattan à faire une chose pareille ? Son petit coup de spleen ? Et surtout, là où la menace extraterrestre intangible avait quelque chose d'effrayant - parce comportant beaucoup d'inconnus (et l'inconnu, ça fait peur) - celle du Dr. Manhattan est beaucoup trop précise. D'ailleurs, réalistement, si le Doc devait se retourner contre l'humanité, je pense que la première réaction de l'humanité ne serait pas la paix mondiale, mais la terreur totale : on l'a assez dit, et l'échec d'Ozymandias le prouve, le Dr. Manhattan est tout simplement invincible. A quoi bon s'allier contre lui ?

Je suis moins satisfait par les libertés prises sur la nature même du cataclysme, même si, pour le coup, j'en comprends parfaitement les raisons. Comme le dit très justement Mélanie Fazi, on ne peut plus lire la fin de Watchmen de la même façon depuis les attentats du 11 septembre, qu'Alan Moore avait en quelque sorte prophétisés. Ainsi, au lieu des corps en charpies dans les rues de New York, des images extrêmement choquantes qui ont marqué tous les lecteurs de Watchmen, on a une désintégration bien propre, autant de millions de mort (sinon plus) mais pas une seule goutte de sang (alors que Zach Snyder ne s'en est pas privé plus tôt dans le film). Du coup, le film échoue à reproduire cette énorme claque que recevait le lecteur à la fin du comics, et c'est regrettable. Est-ce à dire qu'on ne pas montrer quoi que ce soit qui évoque de près ou de loin le 11 septembre au cinéma ? Je ne vois pas bien pourquoi et, d'ailleurs, le film Cloverfield (qui est à mon avis un film dont le sujet est le 11 septembre) en est la preuve. Dommage donc que Zach Snyder n'ait pas eu les couilles (ou le feu vert de la production, pour ce que j'en sais) de suspendre des tripes à des poutres en acier comme l'avait fait Moore et Gibbons et qu'il nous livre à la place cette conclusion (relativement) adoucie et un peu insipide.

La mort de Rorschach est à mon sens l'une des rares scènes ratées du film. Là où le comics était efficacité et synthèse (une seule page seulement), le film est verbeux, long et sentimentaliste. Le dialogue entre Rorschach et le Dr. Manhattan n'en finit pas. La vision du Hibou (dont on ne comprends pas bien ce qu'il fait là) tombant à genoux et hurlant sa douleur, en plus d'être très discutable, est du dernier ridicule. C'est d'autant plus dommage qu'il n'y avait jusque là aucune faute majeure, qu'à aucun le moment, le film ne pêchait par excès de sentimentalisme. Sur ce coup là, tu m'as bien déçu, Zach.

Conclusion

Au final, qu'a-t-on à perdre à voir une de ses oeuvres fétiches adaptée au cinéma ? Pas grand-chose, en fait, puisque, l'affront causé par mauvaise adaptation sera oublié à une vitesse directement proportionnelle à sa médiocrité ; et pour finir, dans notre cœur, ne subsistera que l'œuvre originale, immaculée. Non, le véritable souci de l'adaptation c'est le risque que fait courir l'adaptateur à tous les fans de l'œuvre originale : c'est précisément l'idée de l'oeuvre que se feront les non-fans, ceux qui découvriront l'œuvre par le prisme de l'adaptation. Le genre de prisme qui pourrait laisser croire à cause de la version Disney que Notre-Dame-de-Paris est une sympathique histoire d'amour.

A ce compte-là, Zach Snyder s'en sort à mon avis très bien. Watchmen le film est un peu comme une première lecture de Watchmen le comics : vous savez, celle où se concentre sur l'histoire principale, où l'on saute les documents interstitiels et les Tales of the Black Freighter pour aller directement à l'essentiel ; bref, la lecture de la première claque. Watchmen le comics est un oignon littéraire (mais qu'est ce que je raconte ?!), une œuvre exigeante, faite d'innombrables couches, qui ne se dévoilent qu'au fil d'innombrables relectures. Considérée comme telle, le film Watchmen fonctionne comme une excellente première couche, une version allégée de la grande histoire, un appel à découvrir cet univers plus en profondeur. Zach Snyder (et ses scénaristes, et ses producteurs, et tous les gens qui ont bossé sur ce film, je me doute bien que tout le mérite ne lui revient pas) a réussi cette véritable prouesse de créer une initiation au comics, en respectant autant que faire se puisse les critères contradictoires de concision et de fidélité.

Le seul regret que je pourrais avoir, c'est que le film n'apporte pas grand-chose aux fans du comics, lesquels auraient aimé avoir quelque chose de nouveau à se mettre sous la dent : pas d'approfondissement, pas d'éclairage nouveau, rien de comparable à ce qu'avait Marjane Satrapi avec l'adaptation de Persepolis. Cela tient sans doute à ce que des deux auteurs de Watchmen, c'est surtout le dessinateur Gibbons qui a participé au tournage (d'où la grande fidélité visuelle), et pas du tout le scénariste Alan Moore, lequel s'est contenté de donner son accord du bout des lèvres et de cracher du venin dessus.

J'ai la prétention, avec ce billet, de parvenir à convaincre les quelques fans grognons (qui manqueront pas de grogner) que cette adaptation de Watchmen est un quasi sans-faute et que le résultat, au moins, est bien supérieur à tout ce que l'on pouvait attendre. Mais surtout, j'espère qu'il incitera ceux qui ne connaissent pas le comics à apprécier l'œuvre quelles que puissent être leurs réserves et à se ruer ensuite sur le comics pour découvrir Watchmen plus en profondeur.

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