M comme Musick to Play in the Dark

L'Abécédaire |

« Does your madness shine bright? » À la fin du siècle dernier, John Balance et Peter Christopherson du groupe Coil proposaient avec les deux volumes de Musick to Play in the Dark une musique proprement lunaire. Ça tombe bien, on entre dans les jours les plus sombres de l'année : l'occasion parfaite pour se plonger avec délices et effroi dans un double album sans équivalents.

Musick to Play in the Dark, vol. 1, Coil (1999). 5 morceaux, 60 minutes.
Musick to Play in the Dark, vol. 2, Coil (2000). 7 morceaux, 57 minutes.

En réaction au billet sur Kesto (234:48.4) de Pan Sonic, un internaute s'exclamait sur Facebook : « ça va devenir une succursale de Guts of Darkness ma parole ! » Il est sûr que si l'on trace un diagramme de Venn entre les albums chroniqués sur le webzine des musiques sombres et expérimentales et ce blog, les points communs sont nombreux. De fait, à longueur d’Abécédaire, votre serviteur se plaît à déblatérer en long et en large sur quantité d’albums horriblement inécoutables : les braiments de Scott Walker, l’électro pour intelligences artificielles d’Autechre, l’ambient intersidéral de Lustmord, les ponceuses de Pan Sonic. Et vous savez quoi ? Les deux volumes de Musick to Play in the Dark de Coil sont de cette eau-là. Mais en plus écoutable. Promis.

Coil, à ne pas confondre avec This Mortal Coil ou Recoil – deux ensembles musicaux fondés à peu près à la même époque –, était un duo d’electro anglais (oui, encore un duo), fondé en 1982 (la même année qu’est sorti Liquid Sky mais je suppose que les deux événements sont décorrélés), par Geoff Rushton, qui se rebaptise bien vite John Balance, et Peter « Sleazy » Christopherson. Ce qui est plus corrélé, c’est l’intrication du duo dans la sphère musicale de l’époque : Christopherson fut l’un membre fondateur de Throbbing Gristle, groupe expérimental londonien à l’origine de la musique indus, dissous en 1981, tandis que John Balance collabora brièvement à Lustmord. Tout est lié.

D’abord créé comme projet solo de Balance, Coil fut vite rejoint par Christopherson – les deux musiciens étant par ailleurs en couple à la ville. Leur premier EP, How to Destroy Angels (un titre plutôt cool dont Trent « Nine Inch Nails » Reznor se souviendra en temps voulu), sortit en 1984, suivi d’un premier album : Scatology. Sans oublier une reprise flippante de « Tainted Love » de Gloria Jones (même si c’est la version de Soft Cell semble l’inspiration). Au fil des années, Coil publia quelques albums avant de se mettre en sommeil au début des années 90, Christopherson et Balance œuvrant dès lors sous pseudonymes ou en solo. À la fin de la décennie 90, les deux musiciens se remirent au boulot et profitèrent de l’occasion pour réinventer leur approche… et se produire en concert, un exercice pas vraiment dans leurs habitudes. Sortirent d’abord quelques compilations, puis des inédits : des singles, publiés au moment des solstices et des équinoxes. Je suppose que cette façon de faire a exercé quelque influence au moment d’enregistrer les deux albums faisant l’objet du présent billet.

Si Coil était originellement un duo, Christopherson et Balance n’ont jamais rechigné à devenir un trio à l’occasion. En 1999, un troisième larron, répondant au doux nom de Thighpaulsandra (Tim Lewis à l’état-civil, ce qui sonne un peu plus banal), s’est intégré à Coil et a donc participé à l’enregistrement des deux volumes de Musick to Play in the Dark ainsi qu’à celui des albums suivants, jusqu’à, grosso modo, la fin du groupe.

Parfois tout se délie : John Balance est mort d’une chute en 2004, mettant fin de facto à l’existence du groupe. Christopherson a terminé le travail entrepris, sortant quelques albums déjà entamés ; il est décédé à son tour en 2010.

Bref. C’est à ce moment-là que vous tirez les rideaux, tamisez les lumières (éteignez-les même) et poussez le bouton du volume…

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Des accords dignes d’une BO de film d’horreur (probablement kitsch dans sa surenchère gore) retentissent… mais les synthés au son distordus laissent la place à… autre chose. Des percussions liquides, une voix qui bégaie des onomatopées insanes. Une voix inquiétante s’élève bientôt :

« Are you shivering? Are you cold?
Are you bathed in silver or drowned in gold? »

Paroles cryptiques – mais peut-être pas dénuées de références : j’ai du mal à voir en cette phrase, « Are you loathsome tonight? », autre chose qu’une distorsion du « Are You Lonesome Tonight » du King. Elvis, hein. Pas Stephen. Encore que « Are You Shivering? » se pose là en bande-son pour un roman du père de Carrie. Paroles faisant la part belle à d’inquiétantes allitérations : « In the oceans of the moon / Swimming squidlike and squalid ». John Balance n’était peut-être pas le plus grand chanteur qui soit, mais avec son timbre de voix grave et désenchanté, il était impeccable en tant que « parleur », et Musick to Play in the Dark n’aurait eu pas la même aura sans ses intonations.

« This is moon music in the light of the moon. »

Ce morceau introductif fournit la parfaite déclaration d’intention du projet : une musique lunaire, à n’écouter que la nuit (même si, ceeeertes, la lune est souvent visible en journée – mais ne pinaillons pas sur ces détails orbitaux).

Par la suite, l’instrumental « Red Birds Will Fly Out Of The East And Destroy Paris In A Night » sous influence nostradamienne se transforme vite en cavalcade bruitiste et déconnante. À en juger par ce morceau, il ne reste plus grand-chose de la capitale. Changement d’ambiance pour « Red Queen », sorte de jazz au tempo lent – le genre de morceau que l’on écoute dans un bar enfumé – et en compagnie d’une clientèle interlope, pas forcément humaine, pas forcément réelle d’ailleurs. Le sens des paroles se laisse moins deviner, et s’il y a une référence à Lewis Carroll au-delà du titre, je ne l’ai pas trouvée.

Puis ça crépite dans une ambiance doucereuse et inquiétante avec « Broccoli ». Une voix répète le même mantra légumineux à longueur de chanson ; une autre voix vocalise (vous savez, le dément qui gémit au fond de sa cellule capitonnée : c’est lui ; il a pris des cours de chant) ; et John Balance, en sinistre maître de cérémonie, énonce ses paroles préparant au deuil… non sans une pointe d’humour ?

« Wise words from the departing
Eat your greens, especially broccoli
Remember to say "thank you"
For the things you haven't had »

D’une certaine façon, et en dépit de son titre bref, « Strange Birds » est la continuation du déconnant « Several Species of Small Furry Animals Gathered Together in a Cave and Grooving with a Pict » de Pink Floyd sur Ummagumma. Une voix marmonne : « One day your eggs are going to hatch and some very strange birds are going to emerge. » Faut-il y voir une référence à ces bombes non-détonées qui répandent leurs saloperies dans le sol ? Libre à l’auditeur d’imaginer les œufs et leur contenu.

« Hush… May I ask you for silence? »

« The Dreamer Is Still Asleep » conclut le disque de façon élégiaque. À vrai dire, il s’agit sûrement de la chanson la plus accessible du disque : un chant fragile, des chœurs aériens, un rythme maintenu, une ambiance mélancolique pour un morceau à la beauté iréelle.

Une parenthèse : paru entre les deux volumes de Musick, jetez une oreille à Queens of the Circulating Library, album de Coil consistant en un unique morceau de cinquante minutes, aux lentes oscillations. Un morceau se situant dans le même ensemble hypnotique que le drone irradiant de « Sätely » de Pan Sonic.

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Retour dans le noir. Un an après la sortie du Volume 1 de Musick to Play in the Dark, les deux compères ont, en toute logique, publié le volume 2. Album sur lequel j’ai peut-être moins de choses à dire.

Les chansons sont elles aussi lunaires, mais originaires de la face obscure. La face obscure qui ne l’est pas tant que ça, vu qu’elle est tout aussi illuminée que la face visible. Reste que la face obscure se montre moins a priori intéressante que la face visible : peu de mers, une même apparence grêlée. En terme de ressenti, ce volume 2 produit un effet semblable. Le disque est plus homogène dans son contenu, moins inquiétant au premier chef. Les écoutes successives bonifient l'expérience, de l'inaugural « Something » à « Batwings (A Limnal Hymn) ». Surtout, il se montre bien plus mélancolique – voire carrément déprimant.

« Where are you?
Are you in some place that we cannot reach?
Are you bathing in moonlight or drowned on the beach? »

Sûrement s’agit-il du disque qu’on écoute durant les petites heures de la nuit, alors que l’aube s’approche et que tout se fond, se confond dans la fatigue… Difficile néanmoins de rester indifférent à l’insondable tristesse qui émane de « Paranoid Inlays », du sépulcral « Where Are You? » avec sa guitare désaccordée, ou, surtout, de « Batwings (A Limnal Hymn) », où la voix de John Balance n’a jamais été aussi fragile et déchirante lorsqu’il entonne un chant dans une étrange glossolalie.

« And batwings sing this limnal hymn… »

En fin de compte, les deux volumes de Musick to Play in the Dark offrent une musique proprement lunaire. Amateurs d’occultisme, Balance et Christopherson ont laissé cette influence leurs croyances infuser leur approche musicale, et ont élaboré avec ce double opus une quintessence sans équivalents – dark ambient, expérimentation sonores, paroles cryptiques mais évocatrices. Pour un résultat ne laissant pas indemne. À écouter, réécouter, sans modération. Et dans le noir, forcément.

Introuvable : These vegetables are suicidal
Inécoutable : It's either ether or the other
Inoubliable : Serenity is a problem

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