Focus du côté des Forges de Vulcain
1. Contretemps – Charles Marie – mars 2018 (roman inédit. 208 pp. GdF. 18 euros)
2. La Nuit je vole – Michèle Astrud – janvier 2018 (roman inédit. 240 pp. GdF. 19 euros)
Les éditions Aux Forges de Vulcain, dirigées par le sémillant David Meulemans, ont un catalogue partagé entre la littérature générale et l’Imaginaire (citons Williams Morris et Edward Bellamy pour les classiques, Jonathan Carroll pour les modernes, et Alex Burrett et Charles Yu pour les auteurs récents). Rien d’étonnant donc à ce que, sur certains titres, les deux se rejoignent, comme Contretemps de Charles Marie, et La Nuit je vole de Michèle Astrud : un premier roman (publié de manière confidentielle en 2009) qui emprunte délibérément aux genres sans tomber dedans totalement, et un livre d’une auteure qui publie depuis une vingtaine d’années et saute ici à pieds joints dans une thématique genrée tout en utilisant le prisme de la blanche.
Dans Contretemps, Melvin Épineuse (quel nom !) se voit confier une enquête : retrouver Bruno Bar, un barjot qui passe son temps à baptiser les personnes qu’il rencontrent, surtout si elles professent une haine de tout ce qui touche à la religion. Problème : Melvin n’est pas réellement enquêteur, aussi va-t-il devoir faire confiance à sa chance, quitte à assister à des sauteries secrètes dans les catacombes au cours desquelles il se fera canarder, et à être l’objet d’une lutte de pouvoir entre plusieurs groupes de personnes, au péril de sa vie… La première chose que l’on remarque dans ce livre, c’est la langue de l’auteur ; précise, cinglante, elle ménage quelques fous rires au gré de dialogues ciselés aux petits oignons qui virent au n’importe quoi jouissif, et réserve des phrases alambiquées qui ne dévoilent leur itinéraire qu’à l’arrivée au point final. Bref : pour un premier roman, le monsieur a déjà un sacré style et en use à merveille, le faisant évoluer au cours du récit, selon la nature des scènes, essentiellement drolatiques au début, mais lorgnant de plus en plus vers des moments dramatiques ou inquiétants. Et c’est ici que le bât blesse (un poil). Même si l’on a toujours plaisir à lire la prose de Marie, l’intérêt s’émousse peu à peu. L’auteur, à trop vouloir déstabiliser son lecteur en partant dans tous les sens, et abandonner la farce pour une intrigue plus classique de conflit entre clans, ne convainc pas vraiment. Dommage, car la longueur du roman (moins de 200 pages) aurait pu permettre de garder la même dynamique. Il n’en reste pas moins que, par moments, l’auteur retrouve sa verve et nous donne à penser que, d’ici peu de temps, il devrait être capable de gommer ses imperfections et produire un roman qui satisfera de la première à la dernière page.
Changement de registre avec La Nuit je vole, de Michèle Astrud. Ici, une femme fait des rêves au cours desquels elle vole… et se réveille au petit matin ailleurs que dans le lit où elle s’est couchée ! Et pas n’importe où : au sommet d’une falaise, sur le toit d’une église… Stupeur, incompréhension, au début tout le monde doute de la réalité de ces déplacements aériens nocturnes – à commencer par la protagoniste elle-même. Qui se demande bien évidemment si elle devient folle, avant de se résigner suite à plusieurs expériences similaires. Sauf qu’après avoir accepté l’inacceptable, il va lui falloir convaincre les autres… à moins qu’elle ne puisse carrément en tirer profit ? C’est un roman intimiste que celui-ci ; tout, en effet, est vu au travers des yeux de la narratrice – Michèle, bien entendu – qui, devant l’inconcevable, intériorise beaucoup. On est en pleine littérature blanche – vous savez, du genre de celle qui réserve parfois des moments de pure relaxation à mesure que vous tournez les pages en pensant à tout autre chose que ce que vous avez sous les yeux, parce que vous risqueriez sinon de bailler à vous éclater les maxillaires –, de la littérature blanche, donc, avec force questionnements, mais Astrud évite l’écueil du pénible, tout d’abord parce que l’intrigue, bien que ténue, évolue significativement. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il y a une fin, ni que celle-ci soit totalement satisfaisante (le roman se terminant de manière un peu abrupte), mais Michèle, et son entourage avec elle, évolue. La voix de Michèle Astrud est également plaisante à entendre : toute en finesse, s’essayant régulièrement à des envolées poétiques, elle donne les clés de la compréhension de l’intimité d’une femme éprise de liberté, même si, parfois, elle croit trouver celle-ci dans des espaces qui se révèlent in fine autant de carcans. L’Imaginaire n’est ici qu’un artifice narratif, mais il a le mérite d’être tangible et de montrer qu’il imprègne désormais une frange toujours plus importante de la littérature du XXIe siècle.
Au final, ces deux romans, disparates dans la forme et le fond, se rejoignent dans leur volonté de rendre perméables les frontières entre Imaginaire et littérature blanche. Ce qui, en somme, correspond bien à l’ADN des Forges de Vulcain.
Bruno Para
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L’été de la haine
David Means – Gallimard, coll. « Du monde entier » – février 2018 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Serge Chauvin. 416 pp. GdF. 23 €)
Premier roman de David Means, auteur américain réputé jusque-là pour ses nouvelles, L’Été de la haine est un peu passé sous les radars d’une actualité littéraire guère prolixe avec les transfictions. Le titre mérite pourtant bien plus qu’un regard distrait pour sa couverture arty, son traitement et ses thématiques évoquant à la fois Tommaso Pincio et Lewis Shiner. De quoi donner du grain à moudre à l’amateur d’Imaginaire, on va le voir, mais à la condition de s’accrocher.
La fiction permet souvent à la résilience de s’exprimer, cicatrisant les plaies de l’esprit et atténuant les cauchemars. Pour surmonter le trauma de la guerre du Vietnam, Eugene Allen s’est construit un univers fictif, puisant dans son vécu et dans l’histoire des États-Unis les éléments d’un roman en forme de catharsis personnelle. De son expérience de la guerre, de l’assassinat de Kennedy pendant son troisième mandat et de la mort de sa sœur, dont la police a retrouvé le corps, abandonné au bord d’une route, il tire un récit immersif, sorte de bad trip à rebours, intitulé Hystopia. Il imagine ainsi une course-poursuite entre Rake, un tueur en série, et un duo de flics appartenant à la Brigade Psycho, l’agence fédérale créée par Kennedy pour neutraliser les « mal repliés », autrement dit les vétérans rétifs au traitement à la Tripizoïde, un stupéfiant puissant supposé permettre le repliement de leur stress post-traumatique en effaçant leur mémoire.
Livre gigogne, uchronie personnelle et mise en abyme de la société américaine contemporaine, L’ Été de la haine est aussi le portrait d’une nation malade, incapable de surmonter ses multiples troubles après avoir longtemps flirté avec le déni de la prospérité. Avec ses gangs de motards ultra-violents, le Black flag, attirés par l’État du Michigan comme un aimant pour s’y livrer à des batailles rangées impitoyables, avec son président handicapé, rescapé de plusieurs attentats, avec sa guerre du Vietnam toujours plus meurtrière, pourvoyeuse de vétérans inadaptés dont on cherche à replier le mal être grâce à un traitement médicamenteux, avec ses cités en proie aux émeutes raciales et sociales, l’Amérique d’Eugene Allen apparaît comme le reflet décalé de celle de David Means. Une Amérique alternative où le Summer of Love cède la place à un Summer of Hate, libéré du joug chimique de la Tripizoïde et de l’illusion de la Nouvelle Frontière de John Fitzgerald Kennedy. Une Amérique où les dépliés, purgés de leurs traumas et libérés du carcan d’une société prospérant sur le mensonge et la frustration, optent pour une vie plus sincère, au son du Raw Power d’Iggy Pop et des Stooges.
Bref, en dépit d’une construction narrative déroutante ne facilitant sans doute pas la lecture, David Means nous livre avec L’Été de la haine un roman désenchanté, mais qui recèle des fulgurances stylistiques étonnantes et des trésors d’émotions inoubliables. À découvrir assurément, mais non sans effort.
Laurent Leleu
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Opération Sabines
Monts & merveilles T1
Nicolas Texier – Les Moutons électriques, coll. « La Bibliothèque voltaïque » – février 2018 (roman inédit. 363 pp. GdF. 23 €)
Un jeune apprenti magicien préférant les jupons (et ce qu’ils cachent) des jeunes femmes à ses livres d’étude ; un valet madré, ancien soldat, au franc-parler bien venu et au gosier souvent sec (heureusement, il n’est pas difficile en matière de breuvages alcoolisés) ; une Grande-Bretagne où la magie a encore sa place, à la différence du continent, où la science a tenté de la reléguer dans les livres de mythes et de légendes ; un jeune savant fantasque, incapable de vivre au milieu de ses contemporains, mais proche de la découverte de l’atome et de ses applications explosives ; des services secrets plus ou moins efficaces, très intéressés par cette invention et par la supériorité militaire afférente ; des créatures d’outre-monde concernées également par ces possibles bouleversements.
Voilà à première vue un cocktail appétissant, plein de possibles rebondissements, un divertissement plein d’aventures dans un monde plutôt original. Mais, car il y a un bon gros mais, Nicolas Texier a tenté de retrouver le style littéraire des auteurs de romans d’aventures des siècles passés. Idée fort sympathique, plutôt bien mise en pratique au demeurant. Cependant, pour le lecteur, cela impose une infinie patience et une concentration pas toujours compatible avec la volonté de divertir. En effet, les phrases s’allongent à n’en plus finir (Proust a encore de l’avance, mais la relève est assurée). Les listes se multiplient : idéal pour parfaire son vocabulaire, moins pour s’imprégner d’une histoire, d’une ambiance. Les tournures de phrases « À l’ancienne » s’accumulent, créant un rythme pas toujours évident, ni agréable à suivre (d’ailleurs, le relecteur en a fait les frais et les coquilles s’accumulent). Et même si l’on s’habitue progressivement, les mots restent parfois un obstacle et non un véhicule d’images, d’idées, d’émotions. Et tout cela est fort dommage, car certains personnages accrochent le regard : Julius Khool, narrateur et valet de son état, par sa faconde et son caractère bien trempé, attire la sympathie ; Zisher, le voyou passé à l’ennemi, séduit par sa gouaille ; et même le magicien Carroll Mac Maël Muad, trop fade au début, finit par se révéler attachant. Dommage aussi car l’intrigue mérite qu’on s’y intéresse. Elle est prenante, intelligemment construite et monte en puissance.
Opération Sabines est un beau livre. Même si pas mal de fautes et un sommaire où les titres de chapitre ont disparu (peut-être était-ce volontaire, mais quel intérêt d’avoir un sommaire si c’est juste pour aligner des numéros de chapitres) gâchent légèrement l’effet produit par la couverture soignée. C’est avant tout le premier tome d’un triptyque, « Monts & Merveilles », qui devrait permettre à Nicolas Texier, avec L’Ouest sauvage et La Dernière Guerre, d’enrichir cette uchronie et d’offrir de nouvelles aventures à Julius Khool et à son maitre.
Raphaël Gaudin
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Le Dieu assis
Pierre Stolze – Rroyzz éditions – avril 2018 (roman inédit. 167 pp. GdF. 14 €)
« Tout vient à point à qui sait attendre » illustre comme il se doit l’édition de ce roman de jeunesse de Pierre Stolze, rédigé à l’automne 1977, alors qu’il était encore un jeune écrivain, pour ne le voir publier que cette année, chez Rroyzz, un éditeur mosellan… Dans sa préface, l’auteur reconnaît n’avoir certes pas fait le forcing pour le publier — mais quarante ans, c’est tout de même bien long.
Qu’avons-nous dû si longtemps attendre ? Un roman de SF, bien sûr, bâti sur une trame de roman policier avec une chute dans le plus pur style de la New Wave et des expérimentations stylistiques et littéraires qui prévalaient alors. Philipp Warding, flic spatial de choc, se voit confier l’enquête sur l’assassinat d’un ancien secrétaire général de l’ONU qui ne s’opposait plus qu’à ce que tous les pouvoirs soient délégués à Mark/Mickey, le super-ordinateur planqué sous les Montagnes Rocheuses avec lequel Warding va devoir faire équipe. Cette science-fiction vintage est celle des ordinateurs géants, avides de pouvoir et paranoïaques à souhait. Dans sa préface, l’auteur évoque entre autres Colossus de D. F. Jones, qui fut porté à l’écran par Joseph Sargent. Ajoutez-y deux entités d’outre-espace plus ou moins rivales venues faire joujou sur notre belle planète pour faire bonne mesure, et vous pourrez obtenir une conclusion dans la tonalité de ce qui se faisait à la fin des années 70.
La préface, toujours elle, met en condition un lecteur qui ne saurait plus lire la SF vieille de quelques décennies. On se retrouve dès lors avec un agréable divertissement à la lecture aisée qui n’est certainement pas ce que Pierre Stolze a écrit de mieux, de loin s’en faut, mais permet de passer un bon moment. Le Dieu assis aurait pu ou dû trouver sa place dans la collection « Anticipation » en 85 qui l’a refusé, allez savoir pourquoi ? À cette époque-là, le Fleuve Noir avait pourtant déjà publié Mais l’espace… Mais le temps… de Daniel Walther, par exemple…
Il suffit de se souvenir que la SF n’a rien d’une littérature intemporelle ; elle est ancrée dans l’époque qui l’a vu écrire et dont elle est un reflet.
Jean-Pierre Lion
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Le Revenant
Lazare en guerre T3
Jamie Sawyer – L’Atalante coll. « La dentelle du cygne » – avril 2018 (roman inédit traduit de l’anglais par Florence Bury. 432 pp. GdF. 23,90 €)
Avec Le Revenant s’achève la série « Lazare en guerre » et avec elle les aventures de Conrad Harris, surnommé Lazare, rappelons-le, en raison de son nombre phénoménal de décès… et de renaissances. D’ailleurs, on découvre enfin, dans cet ultime volume, l’origine de ce surnom. Pour ce qui est de l’histoire, à nouveau, elle est efficace et explosive. Lazare doit aller en plein cœur du territoire ennemi. Enfin, de l’ennemi principal de L’Artefact , c’est à dire les Krells. Car depuis La Légion et, surtout, Rédemption , le Directoire semble vouloir prendre la première place au sommet de la liste des monstres, même si eux sont humains. Les membres de son armée ne reculent devant aucun meurtre, aucune torture, aucun massacre, de militaires comme de civils. Donc, avec sa légion et quelques renforts, voilà Conrad Harris parti à la recherche d’une arme ultime capable, selon le Haut Commandement, de régler une bonne fois pour toutes ce conflit à l’origine de millions de morts et de la transformation de pas mal de planètes en champs de ruines.
Évidemment, tout ne va pas être facile. Évidemment, les cadavres vont se compter par milliers. Évidemment, les phénomènes pyrotechniques feraient exploser le budget de n’importe quelle super-production hollywoodienne. Évidemment, les guerriers et guerrières (pas de sexisme dans cette trilogie, tout le monde sait se défendre) vont se montrer particulièrement héroïques et exceptionnellement résistants à la souffrance. Évidemment, le lieutenant-colonel Harris va perdre quelques simulants. Évidemment, le lecteur va en découvrir davantage sur les Bribes et leur phénoménale puissance. Mais surtout, Lazare va découvrir ce qui est arrivé à celle qu’il recherche depuis le début : Elena.
Et tout cela est d’autant plus efficace que Jamie Sawyer a enfin laissé tomber cette construction agaçante des deux premiers tomes : l’alternance entre l’action présente et des retours dans un passé lointain, censés expliquer la psychologie du personnage principal ou les raisons de sa dépression, de son addiction à l’alcool. Ce procédé était trop systématique et paraissait, parfois, artificiel. Dans ce dernier opus, les retours en arrière sont moins nombreux, et non plus systématiques. Donc, plus justifiés. Ils arrivent à point nommé pour sortir de l’ombre tel point de l’histoire, telle question restée sans réponse.
C’est donc sur un sacré feu d’artifice que Conrad Harris, dit Lazare, tire sa révérence. Une bonne conclusion… qui n’en est pas tout à fait une. Car il laisse sa place à d’autres héros de cette guerre sans merci. Jamie Sawyer n’abandonne pas ce monde : le lieutenant Keira Jenkins prend la relève et mène ses troupes dans une nouvelle trilogie, « The Eternity War » (deux volumes parus, ou presque, en VO). Et c’est là qu’on se dit : mais pourquoi ne savent-ils pas s’arrêter ?
Raphaël Gaudin
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Les Expériences siriennes
Canopus dans Argo : Archives T3
Doris Lessing – La Volte – mai 2018 (roman inédit traduit de l’anglais [UK] par Sébastien Guillot. 368 pp. GdF. 20 €)
Les Expériences siriennes constitue le troisième volume (sur cinq) de Canopus dans Argo : Archives, cet ambitieux cycle science-fictionnel créé par Doris Lessing [1]. Publié au Royaume-Uni en 1981, mais jusqu’à maintenant ignoré de notre côté de la Manche, Les Expériences siriennes est enfin disponible grâce à La Volte dans une belle traduction de Sébastien Guillot. Le roman a pour protagoniste et narratrice Ambien II, native de Sirius. Elle appartient aux « Cinq », l’oligarchie présidant non seulement aux destinées de Sirius, mais aussi à celles de l’immense empire intersidéral en dépendant. À l’instar de Canopus – cette autre planète impérialiste imaginée par Doris Lessing et mise en scène dans Shikasta —, Sirius est en effet parvenue à placer sous sa coupe des milliers de mondes et de peuples. Voyageant à loisir à travers le cosmos grâce à leur considérable avance technologique, rendus en outre quasi-immortels par leur extraordinaire savoir médical, les Siriens soumettent les populations ainsi colonisées à des « expériences sociologiques comme biologiques ». Celles-ci s’étalent sur des centaines de milliers d’années, et consistent (entre autres modalités) en des déplacements contraints de peuples entiers ou bien encore en des processus de sélections eugénistes. S’appuyant sur la formidable capacité de la civilisation sirienne à se jouer de l’espace et du temps, lesdites expériences revêtent ainsi une dimension démiurgique. C’est de cette « Évolution Forcée » dont témoigne Ambien II, plus précisément au travers de l’exemple de Rohanda. Une planète dont elle a personnellement conçu et supervisé l’« ingéniérie évolutionniste » après que Rohanda ait fait l’objet d’un partage d’influence avec Canopus… [2]
C’est un récit à la froide rhétorique que compose initialement Ambien II, reflétant de la sorte ses certitudes quant à la légitimité des conquêtes et expériences siriennes. Mais sa prose gagne peu à peu en chaleur, se faisant de moins en moins idéologique et factuelle, devenant de plus en plus critique et poétique. D’abord troublée, puis profondément ébranlée par sa fréquentation plurimillénaire des peuples de Rohanda et des envoyés de Canopus s’y trouvant, Ambien II se voit alors « frappée de doutes existentiels ». Suivant un cheminement semblable à l’héroïne des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, la narratrice des Expériences siriennes va radicalement se transformer au contact d’une altérité démultipliée par l’imaginaire science-fictionnel. Tirant un fécond parti de celui-ci, la titulaire du Prix Nobel combine en un même geste romanesque une saisissante cosmogonie et une ample réflexion sur l’exercice de la puissance. Faisant certes écho à l’âge du colonialisme européen (au terme d’une jeunesse vécue en Rhodésie du Sud – l’actuel Zimbabwe –, Doris Lessing devint une militante anticolonialiste), la vision politique des Expériences siriennes conserve toute son actualité en notre temps géopolitiquement agité…
Pierre Charrel
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Sur les chemins de la peur
John Flanders – Terre de Brume – mai 2018 (recueil de trois textes : « Sur les chemins de la peur » traduit du flamand par André Verbrugghen et Françoise Bannier, L’Engoulevent, traduit du flamand par P. & R. Depauw revue par André Verbrugghen, « Les Prisonniers de Morstanhill », version originale française. 278 pp. 18,50 €)
Terre de Brume continue d’exhumer des textes de John Flanders, alias Jean Ray, pour les offrir à de nouvelles générations de lecteurs. Le grand écrivain gantois est aujourd’hui surtout connu pour ses écrits fantastiques, mais son œuvre est bien loin de ressortir exclusivement à son genre de prédilection ainsi que allons le voir ici.
Ce recueil est composé d’un excellent roman d’intrigue policière, L’Engoulevent, qu’encadre deux nouvelles d’aventures plus ou moins maritimes, plutôt orientées pour la jeunesse… La première, qui donne son titre au recueil, voit une partie de l’Angleterre submergée par un étrange phénomène et deux adolescents en fuite, poursuivis par une cohorte de pirates fantômes vraiment très méchants, issus d’une mutinerie. C’est le seul texte qui possède un caractère un tant soit peu fantastique sans pour autant qu’un authentique surnaturel y fasse irruption. L’aventure se termine dans des cavernes – un lieu hautement prisé de la littérature juvénile. On tient là un récit qui n’est pas sans analogie avec Les Contrebandiers de Moonfleet, film de Fritz Lang, mais avec un brin d’étrange en plus.
Rien d’étrange par contre dans « Les Prisonniers de Morstanhill », pure aventure pour la jeunesse, où, finalement, justice est rendue aux jeunes héros par le Robin des Mers de service tandis que les bourgeois du cru en prennent pour leur grade – obséquieux devant plus forts, puissants et redoutables qu’eux, mais de la plus implacable cruauté envers les pauvres et les faibles. La force de ces gens-là n’étant nullement inhérente à une quelconque grandeur qui leur fut propre, mais au contraire, juste l’expression de leur propension à écraser les petites gens et tous ceux que la vie place à leur merci.
L’Engoulevent constitue le plat de résistance de ce recueil. On a là une intrigue policière où l’auteur prend ses lecteurs par la main pour les perdre dans un labyrinthe de miroirs et de faux-semblants, brouillant les pistes à qui mieux mieux. L’Engoulevent est-il un génial malfrat ? Est-ce Bradfield ? Sinon qui ? Sont-ils plusieurs ? Complices ? Rivaux ? A-t-on affaire à un nouveau Robin des Bois ? Le lecteur a de quoi se perdre en conjecture parmi la foultitude de personnages s’il se laisse prendre au jeu de cette histoire trépidante où John Flanders s’amuse à faire des clins d’œil à Harry Dickson.
En fin de compte, ces récits penchent davantage du côté de L’Île au Trésor plutôt que de celui du Dr Jekyll, et rappellent ces histoires policières emberlificotées à souhait. Du divertissement de qualité rehaussé d’une juste pincée de satire sociale qui trouverait parfaitement sa place sur les rayons de littérature jeunesse. Un bon moment.
Jean-Pierre Lion
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Destinée
Alex Verus T1
Benedict Jacka – Anne Carrière – juin 2018 (roman inédit traduit de l’anglais [GB] par Marie de Prémonville. 440 pp. GdF. 20 €)
Alex Verus est magicien. Avec un tel nom, on s’en serait douté. Mais pas un magicien traditionnel avec robe, chapeau et baguette. Ni un Harry Potter bis. Alex Verus est devin. Il ne peut agir sur la matière, ni se téléporter, ni se transformer en eau ou en feu, ni créer des armes terribles. Par contre, il est capable de lire l’avenir. Plus précisément, il observe les multiples possibilités offertes afin de faire ses choix, de s’engager dans une action plutôt qu’une autre aux conséquences fâcheuses. Et pour sa tranquillité, après des expériences pour le moins fâcheuses, il préfère rester loin des grandes factions rivales. Il vit paisiblement en vendant des accessoires pour magiciens amateurs (et quelques vrais articles, cachés au fond) dans sa boutique londonienne. Mais un jour (car il y a toujours « un jour »), une de ses amis lui fournit un objet d’une puissance extrême. Et les voilà plongés dans une guerre mortelle entre les plus puissants magiciens d’Angleterre.
Encore une histoire de magiciens, certes. Et à Londres de surcroît. Alors que l’apprenti sorcier de Ben Aaronovitch sévit depuis plusieurs années (cf. Bifrost 67 pour le premier opus ), que les créatures surnaturelles de Daniel O’Malley protègent la capitale anglaise (cf. Bifrost 76), était-il vraiment nécessaire de voir apparaître un nouveau praticien des arts étranges, un nouveau héros d’urban fantasy ? Et qui plus, pour une série appelée à durer : déjà neuf volumes parus en VO, trois en français ( Malédiction est sorti en juin, Taken en septembre). Et pourquoi pas, après tout. Les Éditions Anne Carrière s’ouvrent à la littérature pour la jeunesse. Cela avait débuté avec le très beau La Fille qui avait bu la Lune de Kelly Barnhill et cela continue donc avec la série d’Alex Verus. Et cela peut se révéler un bon choix si ce nouveau héros trouve sa place sur les étagères bien remplies des libraires. Car Benedict Jacka a concocté un personnage central attachant, suffisamment creusé pour intriguer et donner envie de le conserver en vie pour quelques pages de plus. Sa psychologie n’est pas la plus riche, ni la plus aboutie, mais c’est le premier tome. Alors patience. En face, les clans de magiciens, leur hiérarchie, leurs divisions, leurs haines sont cohérentes, avec juste ce qu’il faut de complexité pour mériter notre attention, mais point trop pour ne pas perdre un large lectorat. La galerie de personnages est riche d’individus hauts en couleur, sympathiques ou monstrueux, effrayants ou méprisables. Quant à la description en filigrane de la ville, terrain de l’action, mais aussi acteur par moments, elle donne envie de prendre un billet d’avion (ou de train, plus écologique) pour Londres et d’aller se perdre dans certains quartiers,.
Pas quoi se taper le c… par terre, donc, mais un roman plus qu’honnête, fort plaisant à découvrir, idéal pour un bon voyage dans les mondes de la magie urbaine.
Raphaël Gaudin
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L’Androgyne
André Couvreur – BnF, coll. « Les Orpailleurs » – juin 2018 (réédition d’un roman, préfacé par Roger Musnik. 256 pp. GdF. 14,50 €)
S’il est un auteur oublié de nos jours, c’est bien André Couvreur. Certes, quelques-uns connaissent vaguement son Invasion de macrobes (1909), mais sa dernière édition date déjà d’il y a vingt ans (chez Ombres). Auparavant ? Il faut a priori remonter à 1940 (dixit la BnF) pour trouver trace d’une de ses publications. On ne saurait donc tenir grief à ceux qui, humblement, avouent le découvrir via le présent titre. Et on remerciera la même BnF qui nous le propose avec, comme toujours dans cette collection des « Orpailleurs », une préface érudite de Roger Musnik.
Même s’il date de 1922, cet Androgyne résonne éminemment moderne. Jugez-en plutôt : dans une soirée mondaine, Georges croise le professeur Tornada, savant fou, et héros récurrent de plusieurs textes de Couvreur. Lors d’une discussion enflammée sur les disparités homme-femme, George s’écrie : « Et vive le savant qui, un jour ou l’autre, modifiera mon anatomie pour m’élever sur le pavois de faiblesse ! » Comprenez : pour me transformer en femme. Ce vœu ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd et, ni une ni deux, Tornada kidnappe Georges, en fait un sujet d’expérimentations, et de Georges crée Georgette. Bien sûr, l’aspect scientifique n’est aucunement abordé ici, car c’est ce qui va suivre qui intéresse Couvreur : comment expliquer la disparition soudaine de Georges, et l’apparition tout aussi brusque de Georgette, qui, par commodité, prend le rôle de la sœur de Georges, dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant ? Et comment Georgette va-t-elle pouvoir trouver sa place, et interagir avec les connaissances de Georges, à commencer par sa maîtresse, Rolande, avec qui il projetait de partir loin ?
À lire ce qui précède, on sent venir le pur vaudeville. Et, à la vérité, Couvreur en utilise les ressorts, nous faisant régulièrement sourire, comme par exemple lorsque Georges découvre certains secrets que Rolande lui avait cachés (et pour cause). Les traits d’humour sont souvent savoureux, d’autant que Couvreur manie à merveille la langue française. Toutefois, derrière ses atours de satire, le propos se fait çà et là plus sérieux, car il s’agit d’aborder ici, sous le prisme d’une vision décalée – celle d’un homme, donc –, la condition féminine telle que vécue par une femme. Vaste programme. Georges, lorsqu’il était masculin, n’était pas le plus macho des hommes. Intelligent, plutôt sensé et sensible, une partie de son vécu en tant que femme ne le déstabilisera pas, aussi le miroir n’est-il pas trop déformant. Mais il n’en découvrira pas moins que, aussi « Éclairé » soit-il, il reste le produit de siècles de patriarcat difficiles oublier, et que de fait, certains de ses comportements n’en heurtent pas moins la sensibilité féminine. En gardant à l’esprit que nous sommes en 1922, bien entendu… Ce qui n’empêche pas le récit d’offrir par moments de réjouissants changements de perspective, et en ces temps où la place de la femme est régulièrement (et à juste titre) questionnée, gageons que ces derniers toucheront la corde sensible de certains.
Sujet moderne, humour qui fait mouche, langue de qualité : décidément, Musnik et la BnF ne se sont pas trompés en rééditant cet Androgyne. On se souvient qu’il a été précisé plus haut que Tornada était un héros récurrent dans l’œuvre d’André Couvreur. À quand une réédition de ses autres aventures ?
Bruno Para
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La Maison du Cygne
Yves & Ada Rémy – Dystopia Workshop – juin 2018 (réédition). 256 pp. GdF. 20 €)
La Maison du Cygne fut en quelque sorte le chant du cygne des époux Rémy vers la fin des années 70. Après avoir donné en 1968 Les Soldats de la Mer, une superbe fantasy, puis, en 1971, Le Grand Midi, un extraordinaire roman fantastique chez Christian Bourgois, ils s’attaquèrent à la science-fiction avec ce roman qui fut publié en 1978 dans la prestigieuse collection « Ailleurs & Demain ». Si ce dernier allait au final s’avérer quelque peu en retrait des deux précédents, il n’en reste pas moins un très bon livre. Les auteurs francophones alors publiés dans la collection argentée n’avaient vraiment rien à envier à leurs confrères anglo-saxons.
La Maison du Cygne nous rappelle furieusement le navrant Shikasta, de Doris Lessing bien qu’il ait précédé l’ouvrage raté de la prix Nobel 2007 de plusieurs années. Comme quoi, on est auteur de l’imaginaire ou on ne l’est pas !
La Terre est l’enjeu d’un conflit entre les constellations de l’Aigle et du Cygne qui tour à tour influe sur l’évolution du monde par l’intermédiaire d’agents incarnés. Pour livrer cette guerre, la maison du cygne a décidé de former deux douzaines d’enfant à El Golem, un castel perdu au fin fond du désert mauritanien, de les initier aux pouvoirs psi dans le dessein qu’ils prennent en main de destin du monde… La première partie du roman se déroule exclusivement au castel, où le maître guide et développe ses oisillons, tout en essayant, souvent en vain, de les protéger des menées de l’Aigle. Et en fin de compte, tout n’est peut-être pas si simple…
Cette première partie s’avère un tantinet longuette. Bien qu’en butte aux actions de l’Aigle et en dépit des pertes, les enfants du castel sont heureux, ce qui ne se prête guère à l’intensité dramatique. Le rythme est défaillant et le lecteur, à l’instar des enfants du castel, n’est pas sans se poser un certain nombre de questions.
Avec la seconde partie viendra le temps des réponses dont certaines seront pour le moins surprenantes. Si la première partie est intemporelle, la seconde va parfois accuser les quarante ans que compte désormais ce roman : l’auto-stop, les fiches du téléphone, le mouvement hippie… C’est clairement la société post soixante-huitarde que les auteurs mettent en scène et en l’Aigle et le Cygne s’incarnent les pôles qui déchiraient la société d’alors.
La Maison du Cygne n’est certainement pas un roman aussi éblouissant que le sontLe Grand Midi (que l’on espère voir réédité un jour) et Les Soldats de la Mer mais il n’en est pas moins tout à fait remarquable en dépit de quelques lenteurs, et Gérard Klein ne s’y est pas trompé en l’accueillant dans sa collection chez Robert Laffont. Il s’agit là d’un roman volontiers déroutant où le lecteur ne cesse d’être entraîné sur de fausses pistes et ce n’est qu’en se retournant sur le livre, la dernière page lue, qu’on en vient à pleinement l’apprécier.
Jean-Pierre Lion
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[1] Rappelons que ledit cycle compte au total cinq titres. Les deux premiers, Shikasta et Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq ont été respectivement chroniqués dans les numéros 85 et 89 de Bifrost (attention, la première, signée Jean-Pierre Lion, est au lance-flammes… [NdRC]). Quant aux deux derniers – Le Représentant de la Planète 8 et Les Agents sentimentaux de l'Empire volyen –, ils devraient paraître chez La Volte d’ici à 2019.
[2] La colonisation de Rohanda est évoquée du côté canopéen dansShikasta, le volume inaugural de Canopus dans Argo : Archives. Shikasta étant le nom par lequel Canopus désigne Rohanda