Les lendemains qui chantent… vus d'hier

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Les lendemains qu'on nous promet ne risquent pas forcément d'être très chantants. Ce qui fait une bonne raison de se pencher sur ceux qui étaient envisagés, au début du XIXe siècle. En attendant la parution du Bifrost 92, on vous propose de vous pencher sur deux récentes parutions de la collection ArchéoSF de publie.net mettant à l'honneur différentes propositions d'utopies et autres anticipations révolutionnaires : Demain, les révolutions !, anthologie de Philippe Éthuin, et Une utopie moderne de H.G. Wells…

Demain, les Révolutions ! Utopies & Anticipations révolutionnaires , publie.net, coll. Archéosf, 2018, anthologie inédite, français, 264 p., grand format, 22 €
Une Utopie moderne , H.G. Wells, publie.net, coll. Archéosf, 2018, essai romancé, réédition, traduit de l’anglais par Henry-D. Davray et Bronislaw Kozakiewicz, 314 p., grand format, 22 €

La science-fiction est intimement liée au genre bien plus ancien de l’utopie – qui a considérablement évolué avec le temps. Longtemps cantonnée à un registre essentiellement critique, et à une définition étymologique stricte renvoyant à « un lieu qui n’existe pas », l’utopie tend, surtout à partir de la Révolution française, à adopter une optique davantage programmatique, ou prescriptive, en se projetant dans l’avenir. C’est un trait commun de bien des anticipations typiques du socialisme français tout au long du XIXe siècle – des précurseurs que Marx a associés sous l’étiquette de « socialisme utopique », à leurs héritiers plus tardifs, en un temps où socialisme et marxisme n’étaient pas encore synonymes.

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Dans l’anthologie Demain, les Révolutions !, concoctée par Philippe Éthuin, il nous est donné d’envisager sept anticipations révolutionnaires et socialistes françaises, qui représentent autant de courants distincts d’une idée politique alors essentiellement multiforme – et c’est une anthologie qui n’a bien sûr rien d’exhaustif, pensons ne serait-ce qu’à Cabet et son Icarie. On y croise quelques noms fameux – Louise Michel, par exemple – et d’autres moins connus ; plusieurs d’entre eux, à vrai dire, se dressent sur les épaules de leurs prédécesseurs, éventuellement idéalisés (Saint-Simon pour le Père Enfantin, Fourier pour Victor Hennequin…). Des idées généreuses sont communes à tous ces textes, mais, de 1834 (Louis Desnoyers) à 1909 (Émile Pouget), l’idée même du socialisme a amplement l’occasion d’évoluer – qui plus est dans un contexte politique français particulièrement troublé tout au long du XIXe siècle. Revenir à ces utopistes, c’est là quelque chose de rafraîchissant, mais le tableau de l’évolution réelle du monde à cette époque et depuis a de quoi déprimer quelque peu… Il est difficile, à leur lecture, de se prémunir totalement du sentiment que la naïveté, et parfois même l’aveuglement, sont des caractéristiques primaires de l’enthousiasme utopique – même en s’en voulant de penser une chose pareille. Mais, en dépit des mauvais tours de l’histoire, de quelques maladresses çà et là, et de traits insidieux, alors jugés progressistes mais qui ont de quoi effrayer un ou deux siècles plus tard (on y reviendra), l’idée des lendemains qui chantent persiste – et demeure salutaire.

Les textes compilés dans cette anthologie sont divers au-delà. Déjà, certains d’entre eux seulement adoptent une forme véritablement narrative – d’autres relèvent clairement de l’essai, sans s’embarrasser de littérature. À vrai dire, dans les deux cas, les textes ici rassemblés ne brillent pas exactement par la forme, le plus souvent – les diatribes, les prêches, mais pas moins les variations sur le dialogue « socratique », ont même quelque chose de régulièrement éprouvant, qui peut nuire aux auteurs qu’on a le plus envie d’admirer (Louise Michel s’il ne faut en citer qu’une). La rhétorique un peu poussive et répétitive, les notions fondamentales italiques ou majuscules, courantes dans ces anticipations, rarement au point du rejet en bloc heureusement (même un personnage aussi risible que le Père Enfantin parvient à s’en tirer, son enthousiasme aidant), sont toutefois compensées par quelques entreprises plus séduisantes à cet égard – comme les « Scènes phalanstériennes » de Victor Hennequin (1850-1852), plus particulièrement la première, où des enfants nés dans un monde fouriériste ne parviennent tout simplement pas à comprendre que, deux générations plus tôt à peine, le monde pouvait être si différent, si inégalitaire, si cruel, si absurde enfin. On relèvera aussi l’étonnant « Rêve d’un irréconciliable » de Paschal Grousset (1869), qui, en adoptant en apparence la moins narrative des formes (le texte consiste en une succession de documents officiels, lesquels consistent à leur tour en listes de noms fameux, truffées de savoureux clins d’œil), se montre étonnamment drôle et judicieux. On peut avoir l’impression, à lire tout cela, que l’enthousiasme et l’humour vieillissent mieux que l’indignation – même si les raisons de s’indigner ne manquent certes pas en 2018, et nous avons toujours besoin d’utopies.

Ces anticipations sont essentiellement politiques, économiques et sociales  : on y décrit en long et en large le processus révolutionnaire, comment les gouvernements bourgeois tombent, comment l’armée se rallie aux prolétaires, comment la redistribution opère, comment l’exemple… eh bien, neuf fois sur dix, français, emporte la conviction de l’Europe – et comment l’exemple parisien mobilise les campagnes arriérées, etc. Quelques auteurs, ici et là, perçoivent cependant que la Révolution politique doit composer avec la Révolution industrielle – aussi, on trouve parfois, au détour d’une ligne (guère plus), quelques allusions à des machines futuristes qui changent elles aussi la face du monde ; des moyens de transport, notamment, et de communication, qui ont le même effet de rétrécir la planète – condition nécessaire, sans doute, à la Révolution mondiale (si d’abord européenne). Le luddisme peut être de la partie, inévitablement, mais, globalement, la confiance en l’avenir qui émane de ces textes s’élargit au progrès technique – une dimension particulièrement marquée dans le livre de Wells qui nous intéressera bientôt, où la machine, nommément, libère. Mais certains enthousiasmes technologiques font froid dans le dos, en même temps  : Émile Pouget, dans « Que nous réserve la révolution de demain ?  » (1909), prophétise avec ardeur et joie la guerre chimique et bactériologique, qui sauvera la révolution anarcho-syndicaliste de la menace des troupes réactionnaires, quant à elles incapables (?!) de développer pareils armements ! Cinq années plus tard à peine, le monde basculerait dans une « der des ders » qui changerait à jamais cette conception de la guerre future, à défaut de concrétiser d’autres prophéties bien plus à même de susciter notre adhésion… à moins bien sûr d’y inclure la Révolution russe – et on devrait probablement le faire – ; le problème est que le processus révolutionnaire ne s’y est pas accompli aussi « facilement » (et dans la douceur) que l’envisageaient nos auteurs, et c’est le moins qu’on puisse dire – on aura l’occasion de revenir sur les conséquences.

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Quoi qu’il en soit, si ces rares moments technologiques correspondent peut-être davantage à notre conception d’une science-fiction riche en boulons, la simple idée d’un autre monde, éventuellement futuriste, associe bien plus fondamentalement l’utopie et la fiction spéculative. Qui pourrait en témoigner mieux que H.G. Wells ? Le fondateur de la science-fiction moderne, auteur de romans aussi brillants et séminaux queLa Machine à explorer le temps ou La Guerre des mondes, pas les plus joyeux et positifs des récits pourtant, a écrit tout au long de sa carrière bien des utopies – certaines sous forme romanesque, d’autres sous l’apparence peut-être plus « respectable » d’essais. Une Utopie moderne (1905), réédité en même temps que l’anthologie révolutionnaire par Philippe Éthuin, est à mi-chemin – dans le format employé, puisqu’il s’agit d’un « essai romancé » (mais à vrai dire très, très vaguement romancé, et avec une pertinence éventuellement douteuse…), mais aussi dans le fond, car Wells y synthétise et révise plusieurs de ses écrits antérieurs, pour constituer ce qu’il espère être une somme de sa (florissante) pensée en la matière… pensée qui aura toutefois l’occasion d’évoluer encore, et parfois en profondeur, dans les quarante années qui suivront.

Mais, étrangement ou pas, Une Utopie moderne ne se présente pas comme étant une anticipation – ce qui contraste avec les utopies socialistes envisagées à l’instant. Le postulat du « roman » repose en effet sur un déplacement dans l’espace plutôt que dans le temps (même si l’ambiguïté persiste en fait, a fortiori si on y ajoute la possibilité du rêve, procédé pour le coup récurrent dans le précédent ouvrage également) : deux Anglais bon teint, le narrateur-enjoué-qui-n’est-pas-tout-à-fait-Wells, et son camarade « le Botaniste », plus obtus et obsédé par des amours malheureuses, font du tourisme dans les Alpes suisses quand, pour quelque raison étrange, ils se retrouvent projetés sur une sorte de « Terre double » du côté de Sirius, en tous points semblable à la nôtre, et nos « héros » sont même amenés à rencontrer leurs doubles… à ceci près que ce monde lointain a bâti l’Utopie moderne ; et, comme le voyageur de Thomas More et tant d’autres de ses successeurs, les deux touristes vont arpenter cette Utopie et s’émerveiller de la perfection de ce système… ou s’y montrer parfois réfractaires, dans le cas du Botaniste.

C’est qu’il faut se poser cette question de la perfection. Il s’agit d’une Utopie « moderne »… et, pour Wells, qui écrit à la suite de tant d’autres rêveurs politiques, dont les socialistes français précédemment envisagés, cela implique de prendre ses distances par rapport à certaines données implicites du registre : d’une part, l’Utopie classique, deLa République de Platon à La Cité du Soleil de Campanella en passant par Thomas More et en allant bien au-delà, ne peut se concevoir que dans le cadre d’un petit territoire, c’est une cité idéale refermée sur elle-même, seule garantie à la préservation de ses institutions de la contamination extérieure, qui ne pourrait que les dégrader ; pour Wells, bien au contraire, l’Utopie moderne ne peut se concevoir que dans le cadre de l’État mondial, qui met fin aux dissensions, aux inégalités et aux guerres.

D’autre part, et c’est une idée plus complexe et plus subtile, l’Utopie ancienne se protège de la sorte parce qu’elle est par essence parfaite – et dès lors immuable : ses institutions sont les meilleures, et, pour cette raison précisément, elles ne doivent pas changer, et elles ne changeront jamais. Mais l’Utopie moderne de Wells, elle, bien loin d’être statique, s’affiche comme cinétique : elle évolue dans le temps – il n’y a plus cet idéal de perfection intemporelle, mais la prise de conscience (darwiniste, peut-être, on sait que Wells était un disciple de Thomas Huxley) de ce que le monde, même utopique, doit en permanence évoluer – ce qui est idéal doit varier avec le temps.

C’est à vrai dire une chose qui frappe à la lecture de ce manifeste à la forme un peu bancale (et, disons-le, à la plume de plomb – on a connu l’auteur plus en forme !). Wells en son temps était résolument progressiste – et lié à certains courants, plutôt modérés et réformistes, du socialisme, tout particulièrement à la Fabian Society, dont l’approche était passablement élitiste ; autant de dimensions qui ressortent dans l’Utopie moderne de Wells, où la propriété privée est atténuée sans être abolie et où la redistribution doit se faire sur un mode plus égalitaire, d’une part, mais aussi où, d’autre part, les hommes sont classés scientifiquement, même si de manière en principe non contraignante, avec tout au sommet une classe fondamentalement supérieure d’intellectuels, équivalent wellsien des Gardiens de Platon, et que l’auteur désigne ici sous le nom incongru de « Samouraïs ». La démocratie n’était de toute façon pas une valeur cardinale pour Wells. Mais en outre, si son Utopie est censée ne jamais empiéter sur les considérations morales individuelles, en principe, dans les faits elle s’insinue sans cesse dans ce domaine prétendument réservé. En fait, Wells, comme bon nombre de ses devanciers, succombe volontiers à un délire normatif global (sur les mœurs, sur les vêtements, sur l’alimentation…), qui, quelques décennies plus tard, serait à jamais associé à la notion de totalitarisme. C’est un des aspects par lesquels l’utopie de Wells peut se muer en dystopie, et un George Orwell, notamment, saura en tirer les leçons (surveillance omniprésente incluse).

Mais cela va en fait bien au-delà – car nombre des idées ici défendues et louées par Wells, jugées progressistes en leur temps, ne nous font plus du tout cet effet aujourd’hui… voire ont de quoi nous inquiéter. L’eugénisme en est probablement la plus éloquente démonstration – où le darwinisme a sa part. Le peu de cas que fait Wells (comme bien d’autres en son temps) des individus « déficients », ce qui peut inclure jusqu’aux amateurs d’alcool, noue l’estomac dans un monde qui a connu le nazisme – s’il faut nous prémunir du blâme anachronique, nous ne pouvons tout simplement plus suivre Wells sur cette question. Et sur quelques autres ? La question des empiètements de l’État mondial utopique sur la vie morale de ses citoyens se double d’autres ambiguïtés du même ordre, où les principes semblent perpétuellement battus en brèche par les faits. Si Une Utopie moderne est globalement expurgée du racisme latent (et là encore et pour les mêmes raisons bien de son temps) qui pouvait imprégner d’autres écrits de l’auteur auparavant, et si quelques belles pages illustrent l’inanité des préjugés xénophobes et de leur recours à la pseudo-science pour se « justifier », il en reste pourtant toujours quelque chose – et l’émancipation relative des femmes dans l’État mondial illustre en fait avant tout le chemin qui reste à parcourir, car la conviction demeure d’un rôle « naturel » qui place « naturellement » les citoyennes de l’Utopie moderne, ces frivoles créatures, en situation d’infériorité ; qu’il y ait en principe des femmes « samouraïs » n’y change au fond pas grand-chose.

Autant d’aspects troublants qui empêchent de s’enthousiasmer unilatéralement pour la société idéale décrite par Wells – avec tout ce qu’elle peut avoir de généreux : l’accent mis ici sur les éléments les plus désagréables ne doit pas faire perdre de vue que le propos se veut bel et bien idéal, et l’auteur y défend avec fougue de belles idées, c’est indéniable – au premier rang desquelles cet État mondial qui met fin aux sempiternelles et absurdes haines des imbéciles heureux qui sont nés quelque part.

Mais la forme même de l’essai participe à vrai dire à cet enthousiasme modéré : la passion vibrante du narrateur a bientôt quelque chose d’un peu suspect – même si elle est en quelque sorte justifiée par la fin du « roman  ». Demeure l’impression d’un livre assis entre deux chaises, et où l’essai l’emporte de manière tellement flagrante sur le roman qu’on se convainc sans trop de peine des limites du procédé, peut-être même de ses défauts.

La lecture de ces deux ouvrages est assurément instructive. Elle est aussi, dans les deux cas, déprimante – parce qu’aucune des prophéties de Demain, les Révolutions ! ne s’est réalisée, et parce que les désirs de Wells nous apparaissent régulièrement obsolètes aujourd’hui, et parfois… eh bien, un peu puants. Mais Une Utopie moderne illustre ainsi, et peut-être pas tout à fait de manière paradoxale, une de ses idées-forces : l’idéal varie, et le rêve généreux d’une époque peut devenir le cauchemar d’une autre. Revenir à l’utopie n’en fait pas moins toujours sens – et parce que notre monde ne sera jamais idéal, nous aurons sans doute toujours recours à cet outil, critique ou programmatique. Et tout particulièrement maintenant, alors que le rêve est si souvent dénigré comme inutile, ou, plus significativement, « improductif » ? Ces utopies, au nom chargé de mépris dans la doxa contemporaine, ne se sont pas réalisées – et pourtant elles ont changé le monde. Rêver d’un avenir meilleur s’impose quand le quotidien érige en valeur ultime le conformisme au nom du « réalisme » ; et ceci, pour le coup, est peut-être une chose qui ne change pas.

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